J’ai grandi dans une cathédrale au nom d’Isère. Je chante en elle.

Elle a lu des livres puis elle les a oubliés. Elle a regardé des photographies puis elle les a rangées. Elle a marché souvent, longtemps, au noir des forêts, au vert des lacs, au blanc des montagnes. Puis elle a effacé ses pas.

Elle a appelé son enfance. Elle a appelé cette petite enfance qui accourt toujours quand on l’appelle, elle a regardé son enfance à elle dans les rues de ces villes, sous la voûte de ces forêts. Puis elle a laissé son enfance s’éloigner, éteindre en s’éloignant toutes les images allumées, une à une. Elle était dans le noir quand elle a commencé à écrire. On ne peut bien écrire que dans le noir. Plus de livres, plus de promenades, plus de mémoire. Plus rien que la clarté d’une première phrase, la petite enfance d’une première phrase, la forêt d’une première phrase.

Qu’est-ce que tu fais? Tu écris un livre sur ta région, tu parles de l’Isère? Non, je n’écris pas un livre sur ma région. Je fais un nid pour la beauté, pour le silence blanc et la neige bleue. Je bâtis une maison grande comme un livre pour les vagabonds, les sédentaires, les paysans, les citadins.

Je m’appelle Sylvie Fabre G. et j’écris pour le premier venu. J’ai grandi dans une cathédrale au nom d’Isère. Je chante en elle. Je lance contre ses murs quelques phrases d’amour fou. Mon amour, au départ, est fait de mille ruisseaux, mille étincelles au ras de l’herbe. Mon amour, à l’arrivée, est fait d’un seul flocon de neige.

On ne comprend pas ce que tu dis, parle plus clairement.

Eh bien, si vous voulez, dans le premier chapitre la terre d’Isère est là, ruisselante, mille fois saluée -une fois pour chaque cours d’eau. Une prière ou un sourire pour chacun -mais c’est une même chose que de prier ou de sourire, cela vient d’une même grâce. Et dans le dernier chapitre, c’est le ciel d’Isère qui arrive, il descend sur la Chartreuse, il est là comme chez lui.

Alors, c’est bien ce qu’on disait, c’est bien un livre sur une région, sur ta région, que tu écris?

Non. C’est encore plus simple. Voici: j’ai posé une page blanche sur une table. La page blanche donne une lumière suffisante dans le noir. La page blanche est comme une nappe, comme la mémoire toujours souffrante du pain, comme la neige sur les tas de bois qui servent aux moines de la Chartreuse pour réchauffer leurs corps. La page blanche est sur une table comme les feuilles des arbres sur la peau du lac de Saint-Sixte, en automne. J’ai regardé la page blanche et j’ai appelé une par une toutes les choses aimées d’amour, sur cette terre-là. Fontaines, chairs, pierres, âmes. Toutes sont venues, chacune avec les mots qu’il lui fallait.

Le Col de La Ruchère

Le pays que nous habitons est aussi pauvre qu’une chanson. Il est fait de la même matière: quelques accords du ciel avec la terre, la rengaine des saisons, la rime d’un toit avec un arbre. Pas plus. Rien de plus -et cela vous prend le cœur, cela vous déchire le cœur une fois pour toutes. J’ai écrit une chanson de quelques dizaines de pages. J’ai fait comme ce pays, Nord et Sud, fait de plusieurs pays: dans ma chanson, il y a des berceuses, des valses, des rondes enfantines.

Et si, à la lecture innocente, vous préférez l’aveuglement des savoirs, vous pourrez vérifier: tous les détails sont là, précis, exacts. Mais ce n’est pas important. Ce n’est pas sur ce genre de vérités que j’ai écrit, même si, quand il le fallait, je les ai mises, ces vérités. Le sujet du livre, ce n’est pas l’Isère, c’est l’amour. Il est vrai que les deux voisinent -cette terre et mon amour, ce ciel et mon étonnement. On n’a jamais écrit que sur l’amour. Vous connaissez un autre sujet?

Micheline et François Cheng, Marc Pessin, Sylvie Fabre G

Isère, paru en 1999: la préface de Christian Bobin