Si la langue parlée perdait sa source liturgique, elle cesserait d’être parole et deviendrait communication. Et nous mourrions.
Cette situation est le propre de toutes les langues, qui ont toutes nécessairement un arrière-fond abyssal, liturgique, et/ou poétique. Le cas de l’Hébreu est paradigmatique.
Qu’en serait-il de l’état d’une langue en situation d’exil, placée hors d’elle-même, expulsée d’elle-même, une langue qui a perdu ses barres d’appui? L’hébreu qui, pendant des siècles, fut une langue sacrée pour les juifs de la diaspora, est devenu, par la volonté politique, une langue parlée au quotidien dès le début du XXe siècle. Qu’est-ce qui a été préservé, qu’est-ce qui a été oublié, ou refoulé, qu’est-ce qui demande à resurgir?
C’est ainsi que Nurith Aviv présente son film Langue sacrée, langue parlée (2008).
Il y a, dans son choix de donner la parole à des artistes, des écrivains, des poètes, le souci de faire partager le cheminement fragile, difficile qui consiste, par la médiation de l’art, à créer des ponts, des passerelles entre cette langue de l’exil, langue sacrée de la diaspora et ce que celle-ci serait devenue en se sécularisant comme la langue parlée en Israël aujourd’hui. Car il existe dans la plupart de ces témoignages une tension violente, parfois douloureuse, entre l’hébreu des textes fondateurs, la langue des prières et des rituels, la langue du Livre, et l’hébreu parlé (profane?) qui en est l’avatar moderne, langage véhiculaire, instrumental, oublieux de ce qui l’origine dans une sacralité historique problématique.
Ces écrivains, grâce à l’acte de médiation que représente la création littéraire, nous amènent à partager leur passion pour la langue, pour ce va-et-vient entre les différentes couches linguistiques, comme si l’art constituait pour eux une troisième langue, entre la langue rabbinique du passé, telle qu’elle a été aussi la langue de l’exil, et la langue actualisée du quotidien. Ils seraient les passeurs, les traducteurs, les intercesseurs, eux qui, grâce à l’écriture, parviendraient à se tenir en cette position vertigineuse, au-dessus de l’abîme qui s’ouvre sous les pieds des apprentis-sorciers sionistes de la nouvelle langue. La question en effet se pose: comment ceux qui, aujourd’hui, ne disposent pas de l’art comme médiation, parviennent à se débrouiller avec cette transformation violente de la langue, sa brutale sécularisation et sa plongée dans un contexte politique lui-même extrêmement violent?

Walter Benjamin et Gershom Scholem
D’ailleurs n’est-ce pas le sens de cette pointe apocalyptique sur laquelle Nurith Aviv a choisi d’achever son film? La dernière intervenante rappelle, et avec quelle insistance, la menace de destruction qui pèse sur l’État d’Israël, et, face à cette menace de disparition, le souci d’écrire pour rappeler aux survivants futurs que des juifs ont vécu au Moyen-Orient en un pays nommé Israël. Vision d’apocalypse qui sous- entendrait un lien possible entre ce qui a été fait à la langue et la catastrophe annoncée? Nurith Aviv ne refuse pas cette hypothèse en exprimant son inquiétude quant à la situation actuelle du pays, et en citant la mise en garde, dès 1926, de Gershom Scholem à l’entreprise sioniste. Celui-ci signalait l’existence d’un mal intérieur au sionisme qui aurait résidé précisément dans ce qui a été fait à la langue, dans cette transformation du rapport de chacun à la sacralité dans la langue, au profit d’une non-langue, d’une sorte d’esperanto amnésique et dépourvu de ce fond abyssal sur lequel se construit la langue.
Car, selon Scholem, il existe un fond abyssal de la langue, exprimant le rapport de chacun à l’énigme qui le transcende, énigme de son être dans le monde, entre le mystère de son origine et celui de sa fin. C’est ce fond abyssal de la langue qui serait l’objet d’un déni linguistique dans toute tentative pour en aplatir la portée et la réduire à cet instrument véhiculaire qu’est l’hébreu moderne. Il y aurait, selon lui, une sorte de naïve légèreté à croire qu’en sécularisant ainsi la langue sacrée, on allait la ranimer et la ressusciter dans un monde et un État modernes.

Romy Schneider, dans le Procès, d’Orson Welles
Un déni linguistique qui décapite la langue, serait-ce cela désacraliser la langue, ou la séculariser Dans le film, certains intervenants posent clairement cette question: l’un signale le danger qu’il y a à mélanger ces deux langues dans la bouche. Un autre exprime a contrario le sentiment que si la langue parlée perdait cette source liturgique, cela reviendrait à tuer la langue. Un autre encore se représente cette tension intra- linguistique sur le mode de l’exclusion réciproque: chercher à se débarrasser de cette marchandise encombrante en la jetant par-dessus bord, tel un navire qui se débarrasse de son chargement pour filer plus vite.
Chaque fois, que ce soit pour en signaler les relations d’exclusion ou pour en souligner les rapports d’inclusion réciproque, il s’agit de dire les effets de hantise qui, à partir de cette construction d’un sacré placé en situation d’origine, s’exercent sur et dans la langue parlée. Impossible de s’en défaire. L’hébreu moderne ne serait-il pas occupé, comme le pays lui-même, par le fantôme de l’origine, cette passion pour une origine unique, pure, souveraine, à la source des fanatismes meurtriers de tous bords?
Si la langue est nom, comme le suggère Walter Benjamin, c’est au sens de sa puissance d’appel, de nomination, son pouvoir de convoquer dans le nom, le revenant, l’habitant, l’hôte de la langue, mais aussi l’abîme scellé dans les mots. Parler serait se tenir toujours au-dessus de l’abîme.
Que devient une langue qui a oublié son essence spirituelle dans laquelle l’homme se communique, au profit d’un langage qui se contente de communiquer? N’est-ce pas ce que Kafka tente de saisir avec cette figure du trapéziste en l’air entre ses deux barres, comme si parler signifiait renoncer à l’illusion de se tenir au sol des mots vides, des mots réduits à leur fonction instrumentale de moyen, lâcher les barres d’appui, faire place à l’inexprimable dans lequel se nomme ce qui fait le langage humain, toujours au-dessus du vide, toujours au bord de la catastrophe? Oublier ce qui fait le langage humain en le réduisant à un simple moyen de communication, c’est risquer qu’un jour la langue se retourne contre ceux qui la parlent. C’est ainsi que Gershom Scholem met en garde toute forme de sécularisation actuelle de la langue hébraïque.

Avec Felice, 1917
Nous vivons à l’intérieur de notre langue, pareils, pour la plupart d’entre nous, à des aveugles qui marchent au-dessus d’un abîme. Mais lorsque la vue nous sera rendue, à nous ou à nos descendants, ne tomberons-nous pas au fond de cet abîme? Et nul ne peut savoir si le sacrifice de ceux qui seront anéantis dans cette chute suffira à le refermer.
Franz Kafka, Journal, Grasset 1954, page 385, cité par Jacques Derrida, Les Yeux de la langue, Paris, L’Herne, 2005