La lutte contre le harcèlement sexuel peut faire diversion à un renforcement des hiérarchies …

L’abolitionnisme met en évidence la tension irréductible entre la logique de l’État pénal et une appréhension réaliste de ce domaine de la vie qu’est la sexualité. L’une des notions que certains mettent en avant est celle de zone grise, l’idée selon laquelle il y a une complexité consubstantielle aux relations sexuelles parce qu’elles sont marquées par des ambivalences permanentes. La sexualité est un domaine où il y a une dissémination des pratiques et des relations subjectives à ces pratiques, un continuum des situations qui peuvent aller du malentendu à l’auto-contrainte, qui peuvent naviguer entre la violence et l’habitude, le oui et le non, le dit et le non-dit, le plaisir et l’ennui. L’abolitionnisme pénal fait de ce constat dont nous avons tous éprouvé la véracité au cours de nos existences le socle d’une opposition à toute approche répressive de la sexualité et à toute attitude identificatoire et réductrice.

La juriste américaine Janet Halley s’est par exemple intéressée aux impensés de la lutte contre le harcèlement sexuel. Il ne s’agissait évidemment pas d’accepter le harcèlement mais plutôt de s’interroger sur la problématisation des faits dénoncés en termes de problèmes sexuels. La focalisation sur les propos ou les gestes jugés offensants ou déplacés dans le cadre du travail, et la codification de ceux-ci comme relevant d’un problème de harcèlement sexuel répréhensible pourraient fonctionner comme une opération de stabilisation voire de renforcement de tout un ensemble de hiérarchies instituées.

On peut éclairer son raisonnement en prenant un exemple. Si, dans l’université, une directrice de thèse fait des avances à son doctorant ou à sa doctorante et que celui-ci ou celle-ci se trouve en position de harcelée, nous devons nous poser la question: le problème, est-ce vraiment la sexualité, le désir, la proposition? Est-ce que ce ne pourrait pas être plutôt la forme hiérarchique à l’université qui donne tant de pouvoir à une personne sur une autre?

La focalisation sur la dimension sexuelle du harcèlement ne peut-elle pas s’articuler à un discours aveugle à la question des hiérarchies, qui ne se pose plus la question de leur transformation?

La police puis la justice ne sont pas au service des victimes et ne fonctionnent pas en leurs noms mais au contraire les dépossèdent de leur récit, de leur rapport à ce qui leur est arrivé. Elles les instrumentalisent pour exercer leur propre violence. Elles les exposent publiquement, sont indifférentes à ce qui représente parfois leur désir d’oublier, de passer à autre chose. Il y a une autonomie de la logique de l’appareil répressif qui le condamne à se déployer au détriment des victimes -et Samantha Geimer a souvent évoqué la souffrance qu’elle a ressentie lorsque, satisfaite d’un accord trouvé avec Polanski et espérant voir enfin l’affaire disparaître et vivre normalement, un juge a néanmoins décidé de rouvrir l’affaire et de l’exposer à nouveau.

Avoir en tête ces logiques et ces témoignages impose d’interroger le présupposé selon lequel une politique de la sexualité qui se fonde sur un appel à plus de répression peut se prévaloir de l’intérêt des victimes. On pourrait notamment énoncer les choses ainsi: porter plainte, confier son histoire à l’appareil répressif d’État, c’est nécessairement devoir accepter le fait qu’il y aura une défense. Il y aura quelqu’un qui, en face, affirmera probablement une autre version, qui dira que vous avez menti, qui mettra en question votre crédibilité. Il y aura aussi nécessairement des relaxes et des acquittements. Tout cela est inscrit dans l’idée même de système judiciaire. Dès lors, ce mode de prise en charge doit-il être considéré comme la façon nécessairement adéquate de gérer un traumatisme sexuel quand il y en a un et d’entrer dans un processus d’apaisement?

L’État offre un traitement paradoxal des violences sexuelles: l’obsession de la punition a pour conséquence que l’argent public est avant tout consacré à infliger de la souffrance au coupable plutôt qu’à prendre en charge celle de la victime: en Angleterre, on a pu constater des décisions budgétaires qui conduisaient parfois, dans le même temps, à diminuer les financements des centres d’aide pour les victimes de viol et à augmenter le budget consacré à la prison.

Histoire de la violence pourrait de ce point de vue être lu comme un geste quasi anarchiste de mise en scène de ce que serait un dispositif de justice qui placerait au centre la victime plutôt que la logique de l’appareil d’État. Cette affirmation donne forme à une expérimentation de la possibilité de mettre, à travers un processus de véridiction, les blessures derrière soi. Comme Nietzsche disait que seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire, seul ce qui est conservé par la mémoire continue de faire mal. Et la logique pénale, en maintenant un lien à la blessure pendant des années, fait mal.

Francisco de Goya

Geoffroy de Lagasnerie

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