Nous assistons, abasourdis et impuissants, à un événement historique majeur …

Anthropologue, sociologue et médecin, Didier Fassin est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines. Il enseigne également à l’Institute for Advanced Study, à Princeton, aux États-Unis. Dans son livre Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza (la Découverte, 2024), il a voulu documenter, pour mémoire, une double faillite: l’abdication morale de la plupart des gouvernements occidentaux face à la démesure des représailles israéliennes après les attentats du 7 octobre 2023 et la disqualification, voire la répression systématique des voix qui l’ont dénoncée.

Vous avez intitulé votre livre Une étrange défaite, en vous inspirant du titre de l’ouvrage de Marc Bloch. De quelle défaite s’agit-il?

Au lendemain de la capitulation de l’armée française face à l’armée allemande en 1940, le grand historien Marc Bloch, qui avait participé à cette guerre avortée, avait écrit pour analyser et dénoncer cette défaite militaire. Nous assistons aujourd’hui à l’abdication d’une grande partie du monde face à la dévastation des bâtiments, des infrastructures, des monuments, des hôpitaux, des écoles de Gaza; au fond, de tout ce qui fait la vie et l’identité d’un peuple. La décimation de la population palestinienne bombes et les tirs, par la famine et la maladie, s’est accompagnée d’un discours d’annihilation par les plus hauts responsables israéliens.

Il m’a semblé qu’il s’agissait de la plus grande défaite morale depuis la Seconde Guerre mondiale. Non qu’il n’y ait eu, au cours des dernières décennies, de terribles massacres et même des génocides, mais aucun n’avait fait l’objet d’un tel soutien de la presque totalité des pays occidentaux, et de bien d’autres. J’ai pensé qu’il fallait laisser une archive de ce qui se passait, donner à penser ce qui était en train de se jouer, permettre qu’un débat public devienne possible, dans un temps où la répression et l’autocensure entravaient l’expression libre d’un dissensus. J’ajoute que cette archive inclut bien sûr les violences perpétrées par des organisations palestiniennes le 7 octobre 2023.

Pourquoi parlez-vous de consentement, voire d’acquiescement aux massacres de civils depuis près d’un an par l’armée israélienne?

On peut consentir passivement en ne réagissant pas à des faits d’une particulière gravité; ainsi, la plupart des institutions universitaires ont choisi de se taire en ce qui concerne la destruction de tous les établissements d’enseignement et l’élimination de nombre de professeurs, de chercheurs et d’étudiants, alors qu’elles étaient intervenues lorsque des atteintes au système éducatif s’étaient produites dans d’autres pays. On peut aussi consentir activement en favorisant, voire en encourageant la poursuite de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité; ainsi, plusieurs puissances occidentales, à commencer par les États- Unis, ont envoyé des avions, des drones, des bombes et toutes sortes de matériels militaires destinés à détruire des logements, à tuer des civils, à produire des orphelins, à mutiler des enfants et finalement à empêcher tout cessez-le-feu.

Ce mot de consentement est fort et peut surprendre les nombreux citoyens qui se sentent impuissants plutôt que complices. Que leur répondez-vous?

Si l’on parle de la plupart des gouvernements occidentaux, il s’est agi de bien plus qu’un consentement. Il y a eu une justification des destructions et des massacres au nom du droit à se défendre, un soutien diplomatique et militaire avec l’envoi d’armements, un rejet durant plusieurs semaines des demandes de cessez-le-feu, une dénonciation des critiques de la politique israélienne, une tentative de disqualifier la décision pourtant prudente de la Cour internationale de justice. Une grande partie des responsables politiques, des autorités académiques et des élites intellectuelles de ces pays s’est rangée derrière leurs gouvernements. Même les grands médias nationaux, notamment audiovisuels, ont cessé d’informer impartialement sur ce qui se déroulait en Israël, en Cisjordanie et à Gaza. Que de nombreux citoyens se soient sentis impuissants plutôt que complices est compréhensible. Ils ont même pu se dire trahis par leurs dirigeants, par nombre de leurs intellectuels, une partie de leurs journalistes. D’ailleurs, celles et ceux qui ont voulu exprimer leur désaccord ont été stigmatisés et parfois réprimés, et il fallait du courage pour s’opposer à cette normalisation de l’intolérable.

Qu’est-ce qui conduit à ce que pour la plupart des élites politiques et intellectuelles des pays occidentaux les bombardements massifs de civils et la destruction systématique des infrastructures, des édifices religieux et culturels soient devenus acceptables?

Les raisons sont complexes. On invoque le droit légitime d’Israël à se défendre, mais sans lui fixer de limites, et sans prendre en compte le droit légitime des Palestiniens à se défendre, eux aussi. On se réfère à la responsabilité historique des Européens qui ont organisé le génocide des Juifs, y ont participé ou l’ont laissé faire, mais on ne s’interroge pas sur le prix que l’on fait ainsi payer à des Palestiniens qui n’étaient pas impliqués dans ce crime.

Au-delà de ces arguments, trois éléments me semblent essentiels. D’abord, il y a cette idée, énoncée par les Britanniques sous leur mandat, reprise par les Allemands après la Seconde Guerre mondiale, et aujourd’hui répandue aux États-Unis, selon laquelle Israël est le bastion de l’Occident au Moyen-Orient.

Ensuite, il y a, inscrite dans une histoire millénaire, l’hostilité à l’encontre des Arabes et des musulmans. Celle-ci s’est trouvée réactivée à partir de 2001 avec l’assimilation au terrorisme, et les Palestiniens sont, dans l’imaginaire occidental, à la conjonction de ces trois éléments. Ces éléments sont liés, ce que le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, rappelle sans cesse aux dirigeants occidentaux en affirmant qu’il défend la civilisation contre la barbarie.

Vous connaissez bien les États-Unis pour y enseigner une partie de l’année. Est-ce que la censure gouvernementale sur les débats a été comparable à celle que vous décrivez en France et en Allemagne notamment?

Par certains côtés, la répression a été pire aux États-Unis, avec des interventions violentes de la police sur les campus, des sanctions administratives contre des enseignants et, sous la pression de parlementaires républicains, des démissions de quatre présidentes de prestigieuses universités. Mais sous d’autres aspects, les médias ont fait entendre les voix des Palestiniens, quasiment inaudibles en France et en Allemagne, de même que des critiques sur la guerre à Gaza, y compris d’Israéliens experts des questions de génocide, ce qui tient à la grande liberté d’expression dans ce pays.

Pourquoi dites-vous que les mots ont été abîmés?

On parle à juste titre de massacres du 7 octobre, mais on décrit comme une simple riposte une entreprise d’anéantissement d’un peuple qu’un certain nombre d’États, d’agences des Nations unies, d’experts internationaux spécialistes de ces questions qualifient de génocide. On répète que l’armée israélienne est la plus morale du monde en oubliant de mentionner qu’elle bombarde massivement les quartiers où elle a demandé aux Palestiniens de s’abriter, qu’elle tire sur des ambulances, des convois humanitaires et des personnes se pressant aux points de distribution de nourriture, qu’elle humilie et torture des civils. On accuse d’antisémitisme les personnes qui demandent l’arrêt des hostilités, la libération des otages israéliens et des prisonniers palestiniens, et la recherche d’une paix juste et durable respectueuse du droit international. Dans ses Réflexions sur le génocide, l’historien Pierre Vidal- Naquet parlait des assassins de la mémoire qui abîment le langage en inversant le sens des mots jusqu’à une absurdité criminelle.

En quoi l’expression De la mer au Jourdain qui suscite beaucoup d’émotion, mérite-t-elle un éclaircissement historique et politique?

Cette expression a été dénoncée lorsqu’elle était formulée par des défenseurs de la cause palestinienne, qu’on a accusés de vouloir la disparition d’Israël, et il est vrai que l’expression, qui se réfère généralement à la création d’un État palestinien indépendant composé de la bande de Gaza, sur les rives de la Méditerranée, et de la Cisjordanie, le long du fleuve, n’est pas sans ambiguïté. Cependant, comme le rappelle l’historien Rashid Khalidi, dès 1977, soit 11 ans avant la Charte décriée du Hamas, elle a été inscrite dans la Plateforme du Likoud, qui affirme que de la mer au Jourdain, il n’y aura de souveraineté qu’israélienne, et, deux semaines avant le 7 octobre, le Premier ministre israélien, président de ce parti, a présenté devant l’Assemblée des Nations unies une carte de l’État hébreu ayant absorbé entièrement la Cisjordanie et Gaza. Or, ce projet explicite d’élimination des territoires palestiniens n’est jamais mentionné.

Ce qui est à venir n’est pas écrit. C’est l’histoire des vainqueurs qui s’écrit depuis le 7 octobre, mais une autre histoire s’écrira probablement un jour. Cette phrase apparaît dans votre dernier chapitre. Est-ce une façon de conclure sur une note d’espoir ou croyez-vous qu’une issue politique viendra forcément?

Sincèrement, je ne sais pas. Ce qui s’est passé depuis 11 mois, non seulement en Palestine, mais également ailleurs dans le monde en réaction à ce qui se déroulait en Palestine, jette une telle obscurité sur toutes les valeurs dites humanistes que j’ai tenté de faire briller une petite lumière dans la nuit qui nous a enveloppés. La note d’espoir, on peut la chercher à travers des parallèles historiques, telle la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, où j’ai travaillé une dizaine d’années, et on doit aussi se souvenir qu’il y a eu, en Israël, des moments où des voix pouvaient encore s’élever pour dénoncer les injustices commises contre les Palestiniens et en appeler au respect des résolutions des Nations unies. Mais, dans l’immédiat, ce qui permettrait une sortie de cette nuit serait une pression internationale sur le gouvernement de l’État hébreu. On en est très loin.

La Vie Catholique, 4126, un entretien avec Dominique Fonlupt