Cézanne peint

Lyotard et Merleau-Ponty

Si elle vise un en-deçà de la conscience, la philosophie de Merleau-Ponty reste pour Lyotard une philosophie de la conscience tribu­taire d’une pensée du sujet. D’une façon générale, à ses yeux, l’intention­nalité ne peut s’approcher du figural qui est toujours désir, soit inconscient ou expression, c’est-à-dire aussi chose inquiétante et informe.

Plus encore, l’intentionnalité phénoménologique lui semble tributaire d’une structure d’adresse qui ne rendrait pas compte de l’absolument inadressé qui prime dans le figural, l’intensité, ou l’affect.

Surtout, il n’y a plus, pour Lyotard, à proprement parler de sujet de la vision: le visible qu’il interroge est celui d’une vision sans sujet et non, écrit-il un visible dressé à patienter, à voir l’invisible. Le concept merleau-pontien de passivité continuerait de fonctionner comme cor­rélat de l’activité intentionnelle, si bien que la passivité est encore pensée comme supposition d’un sujet visant, sujet dépossédé mais posé: Merleau-Ponty voudra passer du Je au On. Mais mesurez la distance qu’il y a entre On et Çà. De ce fait, l’événementialité du donné, celle de l’œuvre et celle du symptôme, demeure énigmatique.

L’esthétique lyotardienne, inspirée elle aussi par des peintres, dissout donc non seulement les identités personnelles d’objet mais aussi celles des voyants. Ainsi, à propos de la peinture de Monory -qui est l’un des peintres de Lyotard- et de la charge de son bleu monochrome, il écrit:

Elle nous libère de la conviction qu’il y a un œil pour regarder la vibra­tion lumineuse sur les objets sans regarder les objets, ce qui était le pari du fauvisme et de l’impressionnisme: un œil sous l’œil, sujet hypo-conscient, hypo-mondain, je caché qui est celui que Merleau-Ponty essaie de construire, mais redoublant seulement celui que nous connaissons. Ici plus de sujet au monde pour distinguer des objets ou des traces ou des atmosphères par leurs teintes. La violence de la charge est telle que non seulement les objets s’y anéantissent, mais qu’il manque un sujet pour les distinguer.

Ensuite, Lyotard attaque sans cesse chez Merleau-Ponty un désir de conciliation, de réconciliation, d’harmonie, de consonance qui entrave la saisie des dissonances, celle de la dimension disruptive du corps désirant.

Dans la pensée merleau-pontienne du corps, il lit une unité de sens en train de se faire à l’occasion du monde et avec lui. Ce corps compose, lie, il est érotique, habité d’Éros. Mais composant, il est filtre et exclut comme bruits des régions entières de l’univers sonore … Déjà, Discours, figure disait que ce corps-là, même nommé chair, méconnaissait le dessaisissement (l’événementialité dans l’espace du désir). Cette philosophie conduit alors à prendre les effets des forces pour des gestes, à méconnaître que les forces sont aussi des symptômes.

Cette pente harmonique, Lyotard l’a dite à l’œuvre dans deux théma­tiques merleau-pontiennes qu’il récusera pour analyser les œuvres, les désirs et les symptômes: celles de l’existence et de l’expérience -jugées trop près de l’unité du sujet- puisqu’il maintient que l’essence du visible n’est jamais objet d’expérience:

Nous ne touchons jamais la chose même que métaphoriquement, mais cette latéralité n’est pas, comme le croyait Merleau-Ponty, celle de l’existence, bien trop proche de l’unité du sujet, comme lui-même le reconnaissait à la fin, elle est celle de l’inconscient ou de l’expression, qui d’un même mouvement offre et réserve tout contenu. Cette latéralité est la différence ou la profondeur. Mais tandis que Merleau-Ponty la posait comme mouve­ment possible d’aller là-bas tout en restant ici, comme ouverture ubiqui­taire, comme mobilité continue, et en voyait le modèle dans le chiasme sen­sible, succombant ainsi à l’illusion du discours unitaire, nous allons rendre les armes à l’espace figural, avec Cézanne et Mallarmé, avec Freud, avec Frege: la profondeur excède encore de beaucoup le pouvoir d’une réflexion qui voudrait la signifier, la placer dans son langage, non comme une chose, mais comme une définition.

On perçoit que cette critique est solidaire d’une mise en doute de l’ori­ginaire, de la constitution de la chose même en fantasme, critique qu’on retrouvera tardivement encore dans L’Inhumain (1988). Or, ce qu’il y a à saisir et qui est enjeu de la peinture n’est plus la chose même, même touchée de façon latérale, le visible en train de se donner, mais la condition de la visibilité (faire voir ce qui fait voir).

Maurice Merleau-Ponty a commenté ce qu’il appelait justement le doute de Cézanne comme si l’enjeu du peintre était en effet de saisir et de res­tituer la perception à sa naissance; la perception avant la perception, je dirais: la couleur dans son occurrence, la merveille qu’il arrive (quelque chose: la couleur) au moins à l’œil. Il y a un peu de crédulité de la part du phénoménologue dans cette confiance faite à la valeur originaire des petites sensations de Cézanne. Le peintre lui-même, qui se plaint souvent de leur insuffisance écrit qu’elles sont des abstractions, qu’elles ne lui permettent pas de couvrir sa toile.

C’est déjà la critique formulée en 1971 dans Freud selon Cézanne: s’il appartient à Merleau-Ponty d’avoir saisi le noyau de l’œuvre cézannienne dans son ensemble, nommant ce principe déreprésentation, son analyse resterait entachée par la croyance en un ordre véritable, sensible, qui se découvrirait chez Cézanne, comme si la phénoménalité du sensible y était présentée en chair et en os, quand la réalité reste pour Lyotard, selon l’enseignement freudien, hors d’atteinte.

Sur fond d’une compréhension assez voisine de l’histoire, Merleau-Ponty et Lyotard, mais aussi Lefort, ne vont penser la politique qu’en rapport avec l’ordre esthétique, en vertu non d’une identité de champ mais d’une homologie et d’une profonde parenté des problèmes. Cette connexion de l’esthétique et de l’historico-politique, Lyotard la doit clairement à la philosophie de Merleau-Ponty. Avec les notions transversales de touche, de jugement réfléchissant et de passibilité à l’événement, il prolonge les élaborations merleau-pontiennes sur la chair du monde.

Quel rapport avec la politique et l’histoire? Il serait bien agréable de pouvoir répondre, sans plus, qu’il n’y a aucune différence, que l’ascèse qui doit rendre l’œil du peintre accessible à la couleur est en tout point analogue à l’affinement de la sensibilité demandé -et produit- par l’histoire ou la politique quand il faut détecter des événements presque immatériels.

Ce qui fait question, c’est en quoi la chose politique est constitutivement apparentée à l’art. L’une et l’autre font certainement accueil à une même manière de penser, celle que Kant appelle jugement réfléchissant. Le penser s’y montre capable de synthétiser des données, sensorielles ou socio-historiques sans se servir de règles prédé­terminées.

Claire Pagès

Paul Cézanne et Jacques Monory