Marie un parfum qui s’écoule une onction amoureuse messianique et royale

Une femme. Elle n’a pas de nom, elle arrive du dehors, elle va droit au but, elle verse sur la tête de Jésus allongé un parfum précieux. Elle n’a pas dit un mot. Elle a brisé pour lui son vase, et les conve­nances du repas. Livré au milieu du monde, son geste, qui transgresse les usages du monde, appelle interprétation. Les convives s’indignent entre eux, fulminent contre elle, pourquoi cette perte? Sur le mode du conditionnel passé et du regret, ils calculent: on aurait pu vendre le parfum, donner la somme aux pauvres.

Comme le parfum écoulé se perd, le sens est perdu si personne ne l’accueille. Jésus reçoit en sa per­sonne cette perte, il reçoit non l’objet mais la relation que la perte signifie. Elle le touche au lieu même où il va se perdre lui-même, au lieu de sa solitude devant la mort, là où il n’y a plus de comparaison avec autrui.

Quentin Metsys

Il est, lui, à l’heure de la mort, le Pauvre. Ce qu’elle avait, elle l’a fait, dit-il en un rac­courci du langage qui contraste avec la surabon­dance du parfum et de sa description, pur, très coûteux. Jésus traduit le don étrange et comme en toute traduction opère un déplacement, il reporte le parfum de sa tête à son corps et reçoit l’onction amoureuse, ou royale, ou messianique -le texte n’explicite pas plus l’intention du geste que la femme elle-même- comme une onction funéraire, en vue de sa sépulture. Il accorde ainsi à l’incongruité du don une nouvelle pertinence de signification. On peut voir alors dans son corps étendu à table une image de son corps bientôt déposé dans la tombe.

Est-il possible de signifier autrement qu’en métaphore, que par l’acte poétique d’un récit, l’ensevelissement d’un vivant? L’Évangile de Marc donne avec ce geste, et la profusion du parfum qui s’écoule, une image de lui-même en train de se diffuser. Jésus annonce que partout où l’Évangile sera proclamé, mémoire sera faite de ce geste.

L’Évangile est la nouvelle du corps à jamais perdu, qui appelle hors de l’espace de la mort le corps vivant de ses témoins. La perte reçoit donc en ce récit sa valorisa­tion la plus vive. Elle est mise en scène comme un signe qui appelle une attestation, qui génère le travail des interprétations, elle demande à être racontée. Les qualificatifs mêmes du parfum peuvent se reporter sur elle et sur la relation qu’elle crée: parfum pur, c’est-à-dire non frelaté et  fiable, crédible, et parfum somptueux, c’est-à-dire littéralement, en grec, à finalité multiple. La perte est valorisée comme objet de croyance, elle échappe à toute interprétation totalitaire, s’offre au contraire à une reprise de sens qui se diffracte en représentations plurielles.

Corina Combet-Galland

A suivre …