Devotio Moderna 2

Parvenus à ce stade, le sens général de la philosophie environnementale de Rolston peut être mieux compris. En s’attachant à faire reconnaître la présence de valeurs naturelles objectives dont l’existence, en tant que telle, ne dépend nullement d’un sujet qui évalue, mais qui sont bien plutôt présentes dans le monde, inscrites pour ainsi dire dans la matière même du monde, où l’esprit les rencontre ou les découvre bien plus qu’il ne les lui apporte, Rolston entreprend de replacer les expériences humaines sur cette scène comme constituant l’un des types de valeur qui compte moralement -le plus riche, sans doute, mais pas le seul -en vue de nous apprendre à reconnaître la valeur (objective) de cela même à quoi nous n’attachons (subjectivement) aucune valeur, et par là de déterminer un ensemble de devoirs au-delà de nos préférences.

Défini de cette manière, il est clair que, pour Rolston, le but d’une éthique environnementale n’est pas d’être une éthique humaine appliquée aux affaires de l’environnement, et pas davantage une éthique de l’usage des ressources, des coûts et des bénéfices, des dommages et des améliorations qu’implique l’aménagement de la nature, pour les générations actuelles ou les générations futures, car une telle éthique est incapable de poser la question de notre rapport à la nature autrement que dans les termes d’un usage prudent, et non pas dans ceux du respect que commande la reconnaissance de l’existence de valeurs intrinsèques dans le monde.

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The Great Canyon National Park

Tout le problème que rencontre alors une éthique environnementale qui se donne pareil programme est de savoir, d’une part, comment déterminer ce qui constitue un objet de valorisation intrinsèque au sein de l’environnement naturel, dans des termes qui doivent pouvoir inclure des objets de considération morale traditionnels (tels que les membres individuels de telle ou telle espèce animale), mais aussi -si l’éthique doit être une éthique environnementale- des entités plus insolites (telles que des espèces entières, des écosystèmes, etc.); d’autre part, comment fonder un certain nombre d’obligations morales et, de manière plus générale, une responsabilité des hommes à l’endroit de la nature sur la reconnaissance de l’existence de valeurs naturelles intrinsèques.

Mais l’analyse, et l’émerveillement qui lui est corrélatif, ne peuvent en rester là, car un être naturel n’est ce qu’il est que comme partie d’un tout, au sens où il est membre d’une population spécifique adaptée par voie évolutive à la niche écologique qui l’abrite, elle-même en liaison étroite avec une communauté biotique plus large au sein d’un réseau d’écosystèmes hiérarchisés en niveaux d’intégration successifs. À ce titre, bien que les êtres naturels constituent individuellement le lieu de la valeur intrinsèque en tant que les intérêts vitaux qu’ils défendent sont toujours ceux de leur propre existence, cette valeur se transfère, pour ainsi dire, d’un niveau d’intégration à un autre, en passant successivement des êtres naturels individuels à l’espèce dont ils sont membres, puis de cette espèce à l’ensemble des espèces et des communautés biotiques qui, à un moment donné (dans une perspective synchronique) et à tous les moments de l’histoire de la vie sur terre (dans une perspective diachronique), sont en relation les unes avec les autres, et enfin de ces communautés biotiques trans-historiques aux multiples composantes abiotiques de l’environnement avec lesquelles elles sont en relation d’interdépendance, jusqu’à inclure l’ensemble de la nature. À terme, l’histoire naturelle, si elle est bien racontée, devra inspirer un sentiment de crainte respectueuse mêlé d’admiration.

Le stratagème adopté par Rolston consiste à déployer pour elle-même, avec un certain luxe de détails, l’histoire évolutive de la vie sur terre telle que le néo-darwinisme l’a rendu intelligible, en faisant valoir la formidable créativité qui l’anime de telle sorte à forcer le respect et l’admiration.

C’est à cette fin que Rolston invite ses lecteurs à examiner de plus près le règne du vivant (depuis la forme végétale la plus fruste jusqu’à l’organisme animal pluricellulaire), en leur apprenant à s’émerveiller des phénomènes d’organisation, des processus d’autorégulation et de suppléance fonctionnelle, lesquels attestent partout qu’il y a comme une intelligence de ce qui vit, une plasticité et une puissance de restauration des formes de l’organisme qui croît, qui cicatrise ses blessures, qui résiste à la mort et se reproduit.
Chaque dotation génétique est, en ce sens, une dotation normative bien que non-morale; au-delà de ce qui est, elle suggère ce qui doit être. De ce point de vue, dire d’un être naturel qu’il possède une valeur intrinsèque indépendamment de toute conscience humaine qui lui en conférerait une, revient simplement à lui reconnaître la capacité à afficher un projet propre, inscrit en lui par voie de programmation génétique, pouvant se déployer et se réaliser de façon autonome. Il est, en ce sens un centre téléologique de vie.

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C’est bien sûr l’un des principaux points d’entrée (mais qui est loin d’être le seul, ni même le plus original) de la théologie écologique de Rolston. Le mot qu’utilise toujours ce dernier pour qualifier ce sentiment est celui de awe -terme qui désigne traditionnellement dans la littérature religieuse la stupéfaction du croyant devant le mysterium tremendum fascinans et augustum, et que R. Otto a rebaptisé du nom de sentiment du numineux.

Mais l’expérience à laquelle songe Rolston n’est pas spécifiquement de type religieux: elle est aussi esthétique, dans la tradition, cette fois-ci, de l’esthétique du sublime, pour laquelle l’objet de l’admiration est donné dans la puissance de la nature, dans son exubérance et sa fécondité -bref, dans ce tout qui est wild, par opposition à ce qui est domestiqué, anthropisé et mis en scène. L’esthétique de la nature que défend Rolston -dans la pensée duquel elle joue un rôle très important- est une esthétique des marais, de ces lieux opaques et chaotiques où se donnent à voir le creuset de la création, bien plus qu’une esthétique des paysages et des couchers de soleil.

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Robert Hainard

La théologie écologique de Rolston s’articule essentiellement autour d’une interprétation de la nature comme processus kénotique, accompagnant le sentiment d’être dépassé par une puissance créatrice supérieure, qui nous enveloppe en nous assignant une position au sein de la création, en tant que l’espèce humaine constitue simplement l’un des chapitres de l’odyssée de la vie sur terre.
Chaque espèce est un peu comme une scène dans le livre de l’histoire naturelle. Ces histoires sont multiples, diverses, erratiques, mais elles ne constituent pas des épisodes fragmentés mis bout à bout. La pression de la sélection naturelle pousse chaque espèce à adopter certains rôles au sein de leur communauté, les ajuste à leur niche écologique, donne une continuité aux histoires, et confère une unité écosystémique aux multiples histoires. Toujours, ces histoires se caractérisent par des thèmes, il y a des personnages qui traversent l’espace et le temps, il y a des problèmes rencontrés et des solutions, il y a une mise en intrigue des cheminements de la vie. En embrassant les naissances et les morts des membres individuels, une forme spécifique développe une narration intergénérationnelle. Ce que les hommes sont tenus de respecter dans l’histoire naturelle, c’est le drame vivant qui se joue sous leurs yeux avec tous ses acteurs.

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L’importance cruciale du choix du modèle narratif pour comprendre la succession des formes de vie commence à apparaître plus clairement. Il s’agit, dans une large mesure, d’une variation inédite sur le thème du grand livre de la nature: là où Galilée invitait le lecteur à en apprendre la langue intemporelle, celle des mathématiques, sans laquelle il est humainement impossible d’en saisir le moindre mot, Rolston nous invite, conformément au modèle d’intelligibilité néo-darwinien, à suivre le développement et l’enchevêtrement des lignes de vie dans le temps, à retrouver derrière les formes de vie actuelles la longue histoire dont elles sont les héritières, à saisir pour lui-même ce long et lent travail de la vie sur terre qui est un véritable miracle de créativité investissant les êtres qu’il appelle à l’existence d’une dignité qui force le respect.
L’histoire de la vie révèle la nature en tant que nature projective, laquelle forme des projets, trace des lignes de vie, édifie des équilibres écosystémiques, dans le cadre d’un système où rien n’est laissé au hasard, où tout joue un rôle, aussi discret soit-il, et où pourtant tout peut advenir.
Pour peu que les hommes apprennent à admirer pareil spectacle dont ils sont partie intégrante, à s’étonner de la grandeur et de la durée de l’entreprise biotique, ils ne manqueront pas alors de se soucier du rôle qu’ils y tiennent en ayant soin de ne plus agir à la façon de vandales.
Tout ce que l’on peut faire est raconter une histoire -l’histoire de cette longue séquence d’événements qui a conduit à l’apparition des êtres humains- de telle sorte à inspirer aux hommes le sentiment de leur appartenance à l’immensité de la nature, et le sens des devoirs qui leur incombent au titre d’acteurs d’une histoire en cours.

Je ne peux pas vous donner un argument expliquant comment les êtres humains sont arrivés, vous dire en vertu de quelle logique l’histoire de la Terre a débouché sur l’homo sapiens. Aucune théorie n’existe d’où s’ensuivrait notre existence. Ce que je peux faire, c’est vous inviter en tant que sujet historique à apprécier l’histoire objective qui se déroule sous vos pieds et qui vous traverse, à enrichir l’histoire du seul fait de la raconter. Vous pouvez être un microcosme dans un macrocosme et jouir de la résidence légendaire (storied residence) qui est ici la vôtre.

L’expression de storied résidence ne se laisse pas traduire aisément. Storied revêt plusieurs significations en anglais, et peut designer soit ce qui est illustre ou glorieux (on parlera, par exemple, de the storied joumey of the Mayflower), soit -s’agissant d’une tapisserie ou d’un chapiteau- ce qui est décoré de scènes à personnages, et spécialement de scènes tirées de l’Écriture Sainte (c’est le sens du mot français historier). Rolston joue avec ces deux significations, auxquelles s’ajoute pour le lecteur anglophone l’idée d’une narration, d’une histoire ou d’une romance, au sens d’un récit d’événements réels ou imaginaires (comme lorsque l’on parle par exemple d’une love story).
L’histoire évolutive est par excellence, et sans qu’il faille lui attribuer une quelconque orientation panglossienne, une storied natural history parce qu’elle est, dans son ensemble, l’histoire du triomphe de la vie et, en particulier, celui des espèces encore existantes qui ont co-évolué. L’adjectif formé à partir du mot légende nous a semblé être le seul en français à couvrir exactement le même champ sémantique.

Tout d’abord, selon une inflexion nettement bio-régionaliste, ce concept renvoie au sens du lieu que cultivent les êtres humains en fonction de leur inscription historique et géographique, de la topographie des lieux et de l’environnement culturel où ils vivent et au sein desquels se déploient leurs histoires personnelles. De ce point de vue, Rolston fera valoir qu’il importe de restituer au séjour des hommes sur terre son épaisseur sensible en exigeant que compte soit tenu des spécificités effectives, de la continuité de sens qui définit un lieu au fil du temps, du tissu complexe de la sédimentation territoriale qui en constitue l’identité physionomique, correspondant à la façon dont s’établit historiquement dans un lieu le sens de la vie collective. Et ce non pas au nom d’un désir de conservation muséale des témoignages du passé, mais au nom de cette idée selon laquelle l’habitation, comme processus de configuration d’un lieu de séjour, est le produit d’une lente et imprévisible appropriation traditionnelle, un ensemble complexe d’actions, de mémoires, d’identités.

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Un territoire habité est une sorte de diagramme du sens qu’une communauté ou une culture s’est donnée à elle-même en l’inscrivant dans la configuration visible d’un paysage et d’un milieu bâti spécifiques, en le rendant lisible à ses descendants au fil des siècles. Si l’on admet que le domaine construit et l’espace paysager peuvent être définis comme formant une localité culturelle, alors la violation de leur identité formelle et symbolique aura comme conséquence, en tant que bouleversement des valeurs esthétiques, mémorielles et naturelles, d’affecter les conditions sous lesquelles une communauté intergénérationnelle historiquement donnée a su imprimer son style propre à un ensemble environnemental pour le constituer en une région du monde de la vie (ou bio-région) -considération suffisamment puissante pour imposer une certain nombre de règles aux politiques d’aménagement du territoire.
Rolston cite habituellement sur ce point les travaux issus de la mouvance bio-régionaliste -voir en français l’excellent numéro spécial de la revue néo-fasciste Éléments: Le localisme. Une réponse à la mondialisation (2001). On s’étonnera cependant de voir que Rolston ne mentionne jamais l’œuvre de J.Brinckerhoff Jackson, qui a pourtant révolutionné l’étude des paysages et soutenu des thèses analogues à celles de Rolston: voir J. B. Jackson, The Necessity for Ruins, and Other Topics, Amherst, University of Massachusetts Press, 1980, et le numéro qui lui est presque entièrement consacré de la revue Le Visiteur (n°5, 2000). Mais c’est que, une fois n’est pas coutume, Jackson est mieux connu en France que dans son pays d’origine.
Plus fondamentalement, la résidence légendaire des hommes doit être mieux comprise comme étant de type évolutive et écologique, et elle renvoie à ce titre à la parenté des êtres humains avec les autres êtres vivants avec lesquels ils ont co-évolué en tant que compagnons-voyageurs dans l’odyssée de l’évolution et dont la survie dépend de l’intégrité d’un certain nombre de processus écologiques.
Toutefois, loin de tirer parti de cette indéniable origine commune de toutes les formes de vie sur terre pour élaborer une éthique de la communauté biotique, comme le font nombre d’éthiciens de l’environnement, Rolston n’a de cesse quant à lui de marquer la spécificité culturelle de la résidence légendaire des êtres humains auxquels il convient de reconnaître une place tout à fait privilégiée au sein de la création:

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Les êtres humains surimposent des cultures sur la nature sauvage d’où ils ont émergé, en apportant des innovations radicales. L’information dans la nature sauvage voyage de manière intergénérationnelle par le truchement des gènes; l’information dans la culture voyage par le truchement des neurones à l’occasion de l’instruction que les êtres humains reçoivent dans tel ou tel secteur du savoir transmissible par éducation. Bien que les animaux supérieurs puissent apprendre de leurs parents et congénères un certain nombre de comportements limités, les animaux ne créent pas des cultures transmissibles.

Comprenons bien: il ne s’agit pas du tout pour Rolston de chercher la possibilité de l’être humain dans un dépassement de la nature -l’homme devant alors être entendu comme un être essentiellement étranger à la nature, selon une perspective qui semble peu compatible avec le paradigme darwinien et, de façon plus générale, avec le projet même d’une éthique environnementale- mais bien plutôt dans son redoublement. Le passage de la nature à la culture s’effectue à la faveur d’un processus évolutif par lequel l’esprit se constitue, pour ainsi dire, une seconde nature sur la base même de celle qu’il a reçu en partage, en vertu de l’exercice même des capacités de réflexion et d’apprentissage qui sont les siennes, et qui lui permettent non seulement d’accroître ses capacités cognitives, mais encore de leur donner une spécialisation.
Les récentes avancées accomplies en neurosciences nous ont appris qu’il ne suffit pas de dire que la structure et le fonctionnement cérébral déterminent les conditions de possibilité de toute activité psychique, mais que réciproquement la dynamique des connexions synaptiques et des réseaux neuronaux liée à l’exercice des capacités psychiques provoque un remaniement du cerveau, en vertu de ce que les neurologues appellent la plasticité cérébrale, qui orchestre un grand jeu de construction et de démolition de nos cartes mentales.

L’activité cérébrale est une puissance naturelle qui, en s’opposant elle-même à la seconde puissance dans une réversibilité de la cause et de l’effet, cesse d’être le seul produit de nos gènes et se met à exprimer les modifications permanentes que lui impose notre histoire individuelle.
Le concept de plasticité cérébrale est explicitement un concept issu du néodarwinisme: G. Edelman parle à ce sujet de darwinisme neuronal, et J.-P. Changeux d’épigenèse par stabilisation sélective des neurones. Si le concept de neuroplasticité est nouveau, le geste qui consiste à garantir le passage de la nature à l’esprit par redoublement de l’esprit sur lui-même fait irrésistiblement songer à Hegel: on sait en effet que l’esprit est le seul moment de la philosophie hégélienne où un même terme se trouve avoir valeur de résultat et de commencement, la Philosophie de la Nature se finissant par l’étude de l’âme et de ses fonctions, la Philosophie de l’Esprit commençant par l’étude de l’âme et de ses fonctions. Chez Hegel comme chez Rolston, limite terminale de la nature et limite initiale de l’esprit sont rapprochées; chez Hegel comme chez Rolston, c’est le mode de rapport au temps qui constitue l’essence de la différence anthropologique (fonction des traditions culturelles et éducatives chez celui-ci, fonction de la puissance d’habituation comme condition de tout apprentissage chez celui-là).
La discontinuité entre la nature et la culture une fois établie, l’on dispose par là même d’une pierre de touche permettant de déterminer les devoirs qui nous incombent dans nos rapports aux différentes entités du monde naturel, comme dans nos rapports aux autres êtres humains. Avons-nous le devoir, par exemple, de soulager la souffrance, autant que faire se peut, quel que soit le sujet qui l’éprouve?

On pourrait penser que la souffrance est une chose mauvaise, qu’elle se produise dans la nature ou dans la culture. Sans doute convient-il, lorsqu’il en va des êtres humains au sein d’une culture, de protéger les niveaux additionnels de valeur et d’utilité par l’attribution de droits qui n’existent pas dans la nature sauvage, et sans doute aussi devrions-nous au moins minimiser la souffrance animale. C’est là en vérité un impératif tout à fait valable au sein d’une culture lorsque les animaux sont soustraits à la nature et nourris par des êtres humains, mais il se pourrait que cet impératif fasse erreur lorsqu’il en va d’animaux qui demeurent au sein des écosystèmes. La souffrance dans les écosystèmes est une souffrance instrumentale, par le moyen de laquelle les moutons sont sélectionnés naturellement en vue de réaliser un ajustement adaptatif plus satisfaisant. La question: peuvent-ils souffrir? n’est pas aussi simple que Bentham le pensait. Ce que nous devons faire dépend de ce qui est. Ce qui est dans la nature diffère de façon importante de ce qui est dans la culture, même lorsqu’une souffrance semblable s’y produit. Exiger que les vertus de la compassion et de la charité, de la justice et de l’honnêteté s’appliquent à l’endroit de toute forme de vie indépendamment de la place qui est la sienne dans le réseau du vivant et de son inscription au sein de la nature sauvage ou d’une culture spécifique, revient à ne plus effectuer aucune discrimination entre des ordres pourtant essentiellement distincts.

La sociobiologie, quant à elle, commet l’erreur exactement inverse en croyant pouvoir parler de la moralité du gène: de ce que l’évolution sélectionne tout trait génétique qui accroît la fréquence du gène ou des gènes concernés dans le pool génétique de l’espèce en question, il n’est possible de rien déduire, et encore moins de justifier, concernant la socialité des êtres humains. La valeur sélective inclusive (inclusive fitness) et l’altruisme de parentèle peuvent bien être de puissants instruments d’explication du comportement des animaux qui prêtent secours à leurs apparentés dans l’intérêt des gènes qu’ils partagent par ascendance commune, ils perdent toute valeur descriptive et régulatrice lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’attitude miséricordieuse dont la parabole du Samaritain fournit le paradigme.

Ici encore, Rolston prend position au sein d’un débat qui a suscité une ample littérature ces dernières années, opposant ceux qui tentent d’apporter des explications des comportements moraux en termes de causes dont l’étude exige de prendre en compte l’évolution, à ceux qui considèrent que la vie morale transcende par définition les fonctions biologiques, en adoptant la plupart du temps une perspective chrétienne. Rolston prend très au sérieux les développements récents de l’écologie comportementale et de la psychologie évolutionniste, et n’hésite pas à saluer ses belles réussites. Mais il lui semble que l’une et l’autre échouent à reconnaître la dimension proprement émergente de la culture humaine, laquelle introduit dans l’histoire de l’évolution une nouveauté radicale et irréductible.
Les animaux doués de sensibilité, les plantes et les écosystèmes, bien que n’étant pas des agents moraux, peuvent se voir reconnaître une valeur intrinsèque appelée à peser dans les délibérations des agents moraux qui les découvrent à même le monde naturel. Tout le propos d’une éthique écologique est de mettre au jour de telles valeurs naturelles -celles qui sont inscrites dans la matière même du monde et qui sont charriées par le flux de l’évolution, ainsi que celles qui sont indissociables de la résidence légendaire des êtres humains sur terre -afin de fournir des schémas rationnels d’aide à la décision en matière de politique environnementale.

Notons enfin que cette politique ne saurait se restreindre à la seule préservation des valeurs naturelles nationales. Si chaque valeur naturelle est un tissu d’histoires où se croisent et s’enchevêtrent les multiples fils de l’évolution, il devient impossible de réduire les valeurs à leur seule existence géographique momentanée et de les encadrer artificiellement au sein de frontières, nationales ou civilisationnelles -tel est le court-circuit fasciste- car leur réalité est toute de narration.
De même que toute trajectoire d’existence individuelle chevauche les siècles et les mutations phylogénétiques, de même il ne peut y avoir d’autre politique que planétaire ni d’autre justice qu’inter-spécifique.

Hicham Stéphane Afeissa

Portraits de philosophes en écologistes, Editions Dehors, 2013