5 Ce n’est pas en cédant au démon du jeu que l’art contemporain réussira à surmonter la perte de l’aura

Le jeu est d’abord déréalisation en tant qu’il fait abstraction des conditions du réel. On peut convertir en jeu n’importe quelle activité réglée. Pour cela, il faut et il suffit qu’on la considère dans sa structure organisée en faisant abstraction de la fin réelle qu’elle se propose. A titre d’exemples, on peut citer la justice, la politique, la poésie, le culte, la guerre.

En particulier, si les origines lointaines de certains jeux, comme le montrent les ethnologues, plongent dans des cérémonies sacrées, le jeu en tant que tel naît d’une opération désacralisante par scission du rite et du mythe, le premier réduit aux actes engendrant le ludus (par exemple à la place de la lutte divine pour la possession du disque solaire, le jeu de balle comme pur exercice), le second aux paroles, le jocus (le jeu de mots né du mythe coupé de sa réalisation rituelle). De la brisure de l’unité consubstantielle rite/mythe qui définit le sacré naissent donc deux moitiés instaurant la sphère profane du jeu.

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Le second caractère du jeu suit du précédent, la déréalisation opérant en effet le passage à la fiction, solidaire d’un champ stratégique imaginaire plus ou moins rigoureusement délimité à l’intérieur d’un espace et d’un temps propres. C’est pourquoi le jeu est une activité à la fois séparée et réglée s’exerçant à l’intérieur d’une structure close, lieu de permutations à la fois finies et illimitées selon le principe de décentrement plus haut analysé. Reste à définir le sens de cette activité qui, tout en étant par principe étrangère à tout contenu, n’est point cependant en soi dénuée de tout sens. Sinon pourquoi jouerait-on? Question décisive si nous voulons saisir où se situe exactement la différence entre l’art et le jeu.

Le sens du jeu est dans la détente du corps et de l’esprit, mais réglée pour raffiner, parfaire et porter à son optimum celle-ci, et finalement augmenter en le cultivant (la culture est toujours règle) le plaisir de jouer qui est toujours jouissance puisée dans l’exercice de l’acte lui-même, virtuosité pure, en un mot divertissement. Ainsi le jeu trouve sa fin -et son sens- dans son propre accomplissement, sans visée pratique aucune et pour le plaisir. Aussi n’est-ce pas par hasard si l’on parle du jeu d’un mécanisme, celui d’une bielle par exemple, en désignant par là un fonctionnement considéré en soi, c’est-à-dire sans égard au résultat atteint. Par contre quand Benvéniste reporte la signification ultime du jeu à un instinct profond de retour à la vie inconsciente ou collective de sorte que l’activité de jeu renouerait avec la représentation native des choses qui est d’essence magique, n’est-ce pas contredire au principe fondamental du jeu comme forme pure et libre expansion, et au fait que le jeu s’ajuste à son essence purement ludique précisément par déréalisation totale de ses origines sacrées?

Quant à l’art, s’il s’est détaché aujourd’hui des valeurs cultuelles avec lesquelles il s’est longtemps confondu en les servant (et qu’ils puissent coopérer aujourd’hui souvent avec bonheur ne dément pas ce point, car c’est désormais dans le respect scrupuleux de la distinction claire et nette de leurs principes respectifs), peut-on dire qu’il a rejoint purement et simplement le jeu et que, comme lui, il est devenu forme pure au sens précis où nous venons de prendre cette expression? Et d’abord une remarque capitale s’impose dès qu’on parle de l’art, c’est que la considération de l’œuvre, inexistante dans le jeu, passe ici au premier plan et là-dessus se fonde toute la différence entre art et jeu.

L’œuvre certes en tant que forme organique parfaitement autonome portée toute entière par un rythme fondateur qui la définit comme Gestaltung, est en un sens pure forme, mais non pas en ce sens qu’elle serait une simple occasion ou instrument d’activité ludique. L’œuvre d’art n’est pas un jouet mais une présence, habitée, mystérieuse, inépuisable.

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En ce sens la forme esthétique n’est pas, comme le jeu, purement formelle mais symbolique, c’est-à-dire qu’elle parle à sa manière et que, donnant ainsi à penser, elle est ouverture sur le monde et sur les autres. A la fois elle plonge dans la nature insondable et elle nous invite à une communion universelle avec toutes les autres cultures.

Reste que l’art repose sur une déréalisation qui est assurément de l’ordre du jeu. Les analyses de Pradines sur l’évolution esthétique des sens sont sur ce point fort éclairantes. C’est le mouvement même de la vie qui nous porte au-dessus des intérêts de la vie. En effet, si l’histoire des sens est bien l’histoire de la conquête de la représentation à distance, ce qui permet au vivant une adaptation plus fine, plus souple et plus sûre à ses objectifs vitaux, il faut reconnaître que cet avènement de la représentation réalise un premier détachement vis-à-vis de l’affection immédiate, qu’elle permet ainsi le passage de l’adaptation à la contemplation et rend dès lors possible la mutation proprement esthétique des sens. Au lieu que la qualité soit pour nous un simple pont vers l’objet utile, il devenait possible de jouer avec elle, de l’ériger au rang de fin et non plus de simple moyen. Pour la perception utilitaire la couleur est un moyen d’atteindre un objet, pour la perception esthétique l’objet n’est plus qu’un prétexte à l’exhibition d’une couleur: le but que s’est assigné la nature en nous constituant un œil, c’est de nous faire connaître un objet par le moyen de la couleur, et non pas, comme le peintre, une couleur par le moyen d’un objet. Ainsi nous détachons-nous de la représentation utilitaire attelée aux tâches adaptatrices de mise en relation avec l’objet désirable ou nuisible pour nous élever à la représentation esthétique qui s’attache à la pure qualité pour en jouir indépendamment de son objet.

A la base de la jouissance esthétique, il y a donc un élément fondamental de jeu. Le propre de l’art est de détacher la sensation du service de la représentation et, par conséquent, d’en jouer d’une certaine manière: à l’égard du travail infiniment sérieux que constitue l’attention sensorielle attachée aux tâches adaptatives, c’est-à-dire la mise en relation de la sensation avec l’objet désirable ou nuisible qui la provoque, l’attention esthétique, attachée à la pure qualité de la sensation, indépendamment de son objet, apparaît évidemment comme un jeu. C’est un luxe de la vie.

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Cet élément de jeu, nécessaire pour définir l’art comme attitude désintéressée, ne constitue pourtant que le moment initial de celui-ci. Et en effet, s’il y a incontestablement un formalisme de l’art, celui-ci, loin de conduire l’art à un repli sur lui-même dans la jouissance pure d’une activité exercée pour elle-même, se révèle être au contraire la condition même qui lui permet de devenir, à sa manière, connaissance, au sens même où Claudel, dans son Art Poétique, parle de co-naissance.

Et, à cet égard, la leçon profonde de l’esthétique kantienne est à méditer. Car, si nul plus que Kant n’a insisté sur l’attitude esthétique comme formelle, paradoxalement aussi, mais tout le mystère de l’art sans doute est enfermé dans ce paradoxe, Kant est celui qui a vu dans ce formalisme le principe même d’un enfoncement dans la nature d’où, selon la grande tradition aristotélicienne, jaillit tout le dynamisme des symboles, ce que Paul Ricoeur a nommé la métaphore vive.

En regroupant deux à deux les quatre points de vue sous lesquels Kant analyse successivement le jugement de goût, il est possible de dégager ce double aspect complémentaire de l’activité esthétique: formalisme d’une part avec le désintéressement et la finalité sans fin, propres au sentiment de beauté, symbolisme d’autre part avec la prétention du beau à un assentiment universel et à une communication du type d’une nécessité exemplaire.
Le caractère désintéressé et libre du sentiment du beau apparaît par opposition à l’agréable et au bien qui, à des titres différents d’ailleurs, attachent le sujet à l’existence de certains objets, tandis que le jugement esthétique ne fait que jouer avec les objets de sa satisfaction, sans s’attacher à aucun (§ 5). D’où un plaisir désintéressé parce que lié à la seule forme de l’objet. Kant parle également à propos du beau d’une finalité sans fin (c’est-à-dire sans concept). Car, si dans le sentiment de beau un accord est bien réalisé entre la chose représentée et nous-mêmes, cet accord ne renvoie ni à une finalité matérielle (relative à un appétit sensible), ni à une finalité rationnelle (c’est-à-dire conforme à une règle conceptuelle spéculative ou pratique). Mais cet accord avec l’objet se traduit en nous par la production d’un jeu harmonieux de nos facultés, entendement et imagination, libérées de tout concept. Il s’agit donc bien d’une finalité immédiate et simplement formelle. Mais, et ceci constitue le point central de toute l’analyse kantienne, dans ce jeu harmonieux et libre, les deux facultés s’exaltent réciproquement et s’élargissant jusqu’à l’infini, ce que Kant nomme symbolisme et qui est l’émergence d’une forme d’imagination tout à fait spécifique, clef du jugement esthétique.

C’est pourquoi le double élément de jeu dont nous venons de dégager la présence dans le jugement de goût ne s’épuise pas dans une activité purement ludique mais a déjà une signification proprement esthétique. Toutefois, avant de dégager explicitement cette dernière, il importe de revenir sur les conditions d’apparition du symbolisme. A propos de l’accord ressenti entre l’objet beau et notre esprit, Kant précise que lorsque cet objet appartient à la nature même dans ses belles formes, et, dans ce cas exclusivement, (d’où le privilège de la beauté naturelle sur celle de l’art), nous éprouvons un intérêt immédiat à cet accord, parce que celui-ci nous apporte la preuve que la nature n’est ni opposée, ni étrangère à nos aspirations spirituelles. C’est ce que Kant nomme l’intérêt intellectuel concernant le beau (titre du § 42, qui constitue comme le pivot de toute cette critique du jugement esthétique).

Il s’agit bien d’un intérêt car le produit de la nature nous touche non seulement selon la forme mais aussi quant à son existence, mais cet intérêt est à la fois intellectuel car sans référence au désir et libre, c’est-à-dire sans lien à un concept déterminé, principe de connaissance ou règle morale. Cet intérêt, précisons-le, est ressenti non pour le beau lui-même, mais à l’occasion du beau, à savoir pour l’accord manifesté entre la nature et nous par l’expérience du beau. Or Kant nomme explicitement sentiment pour la belle nature … la capacité de ressentir un intérêt à sa contemplation et ce sentiment dont la fonction est de rapprocher la nature de nous, en établissant un contact vécu entre elle et nous, anime, vivifie, engendre l’activité du symbolisme qui est la production même de la beauté en nous. De sorte que, loin de se réduire à une réaction seconde au jugement esthétique, il apparaît, à mesure que progresse l’analyse kantienne dans ce long paragraphe, comme en étant la condition puisqu’il peut être considéré comme la véritable explication du langage chiffré par lequel la nature nous parle symboliquement dans ses belles formes.
Sons et couleurs eux-mêmes deviennent alors une langue qui rapproche la nature de nous et qui paraît posséder une signification plus haute, à savoir symboliser les Idées de la raison.

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Contre-épreuve décisive: dès que s’interrompt le rapport vécu à la nature, par exemple par la simple prise de conscience qu’un chant de rossignol est imité par un jeune espiègle- aussitôt l’enchantement s’évanouit et personne ne supportera longtemps d’écouter ce chant tenu tantôt pour si attrayant. Enfin que tout symbolisme puise là en dernier ressort son dynamisme énergétique, le prouve encore le fait que tout symbolisme de l’art se fonde sur le symbolisme de la nature. De là jaillit sa puissance créatrice grâce à la médiation du Génie, favori de la Nature par lequel la Nature donne les règles à l’Art (§46).

Cette promotion d’un sens symbolique, tel est bien en définitive le privilège de l’art et ce en quoi ce dernier déborde infiniment toute activité de jeu, même s’il s’en incorpore au départ le schème formel. Dès lors les deux autres caractéristiques du jugement de goût dégagés par Kant dans son Analytique transcendantale, universalité et nécessité exemplaire, achèvent de manière décisive de mettre en lumière la transcendance de l’art sur le jeu. Le beau se présente comme l’objet d’une satisfaction universelle et cependant sans concept. Le symbolisme, fondé sur une analogie qui, en permettant de schématiser sans concept, libère l’imagination, est la clef de ce sentiment qui prétend à être universellement partagé. Ainsi, grâce au symbolisme, le jugement esthétique non seulement est ancré dans la nature, mais aussi il est ouverture à tous les hommes.

Tandis que le jeu se joue dans un groupe fermé, équipe, cercle, club, troupe, classe etc …, dont il est la raison d’être et qui est entièrement voué à son accomplissement, l’art par contre, en dépit des chapelles de philistins qui, en l’exploitant à seule fin de paraître et de se distinguer, le trahissent, a vocation œcuménique. Le cri d’Un survivant de Varsovie de Schoenberg est le symbole de cet appel qui porte et soulève toute grande œuvre véritable. Nous voilà désormais bien loin des significations flottantes agrégées au hasard des rencontres avec les auditeurs successifs. En réalité, chaque fois, dans la rencontre de ce qui porte la marque indubitable d’un style, c’est une forme d’expérience spirituelle, indivisément singulière et universelle, qui nous est communiquée.

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Maintenant comment s’opère cette reconnaissance des œuvres? Nous retrouvons ainsi le dernier critère kantien selon lequel est beau ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire. Ceci signifie en clair qu’il ne s’agit là ni de l’universalité théorique objective du jugement de connaissance, ni de l’universalité pratique objective du jugement moral, mais de l’universalité subjective propre au sentiment esthétique dont l’originalité est de devoir se communiquer par son seul caractère d’exemplarité.

La prétention à cette nécessité de l’assentiment de tous proposé dans l’absence de règle, voilà bien le paradoxe irréductible de l’aura, au principe même du rayonnement de l’œuvre d’art. Ici nous touchons aux limites de toute sémiologie, nécessaire sans doute pour l’approche de l’œuvre, surtout si celle-ci est située hors de notre ère culturelle (et l’on peut être étranger à sa propre culture, comme trop souvent aujourd’hui même), mais en soi insuffisante pour la simple et incontournable raison que la poétique d’une œuvre échappe en dernier ressort à toute analyse. Elle est, comme dirait Pascal, d’un autre ordre.

En tout cas, ce n’est pas en cédant au démon du jeu que l’art contemporain réussira à surmonter la perte de l‘aura. Car, et ce n’est pas le moindre paradoxe, on doit bien constater que toute tentative de ce genre aboutit infailliblement à un produit qui se situe aux antipodes du divertissement. Preuve irrécusable que le sens de l’œuvre d’art se trouve ailleurs.

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Raymond Court, Sagesse de l’art, Klincksieck, 1987.

Préface de Michel Dufrenne:

Sagesse? Ce n’est pas ce mixte de prudence et de résignation dont on fait honneur aux Sages. Elle est un savoir, mais qui n’est pas maîtrisé par des individus … Ce qu’Adorno appelle un contenu de vérité est déposé dans les œuvres, à l’insu de ceux qui les créent et aussi de ceux qui les accueillent …

Je pense qu’une des particularités de l’art européen, et qu’on ne trouve dans aucune autre culture, est l’idée de magie rompue. L’idée d’art, de musique disons, est magique. Dans le théâtre japonais nô ou dans le kabuki, c’est différent. La musique y est associée à la religion ou au pouvoir, à l’amour ou à la mort, au pouvoir ou au printemps, bref, à tous les objets de fascination collective. La musique techno, d’autre part, est un happening magique.

La musique pop, c’est de la musique magique, et c’est la même chose pour la musique soi-disant symphonique : écouter du Mozart, par exemple. Les auditeurs veulent de la magie, ils veulent du Mozart en tant que magie. Mais Mozart n’était pas seulement de la magie, il était de la magie rompue. Et c’est pourquoi les gens de Vienne le trouvaient si ennuyeux. Ils ne voulaient pas aller à ses concerts parce que c’était trop compliqué pour eux.

Rompue” ne veut pas dire “détruite”. “Rompre” signifie interrompre ou suspendre la fascination irrationnelle par un moment d’attention. À l’époque de Bach, les chorals protestants avaient une fonction. Les chorals n’étaient pas faits pour que l’on s’assoie et qu’on les écoute ; ils étaient faits pour être chantés par tous les gens réunis. Leur fonction était de faire prier pendant l’office, de rendre un culte à Dieu, de chanter pour Dieu. Puis voilà M. Bach qui arrive et les harmonise. Les gens étaient vraiment furieux parce qu’il avait interrompu l’office et les obligeait à écouter ce qui se passait. Ils voulaient le congédier parce qu’il avait rompu la magie. Il ne voulait pas vraiment la rompre, il voulait seulement s’en servir pour créer quelque chose. C’est là l’idée de créativité au-delà des limites de ce qui est joli, ou de ce qui est accepté, au-delà des limites conventionnelles, au-delà de la magie.

Helmut Lachenmann in Heathcote: Art, idéologie fantasme