3 Récuser l’Art-religion, bien sûr. Mais attention à l’iconoclasme !

Nous touchons au point le plus névralgique de l’art moderne, un art en état de crise qui s’interroge à la fois sur son langage (problème de la syntaxe de base) et sur son contenu (problème de l’aura: quel sens possible aujourd’hui?). Cet art vit donc de tension et d’antinomies.

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D’un côté une volonté farouche d’affranchissement par rapport à tout système préétabli, un parti-pris de pluralisme sauvage qui va jusqu’à en appeler à la collaboration active du hasard. Ainsi, dans la musique de Cage par exemple, le rejet de toute contrainte nous invite à l’écoute des bruissements du monde, au travers de longs silences qui séparent comme des vides les événements sonores. D’un autre côté, nous trouvons la contradiction intérieure à la pensée sérielle (de Schoenberg à Stockhausen) qui paradoxalement, au nom même du rejet de toute formule stéréotypée aspire au système le plus rigoureux et ira jusqu’à pratiquer une mise en série quasi-totalitaire de tous les paramètres. Mais chez Schoenberg ces problèmes de syntaxe et d’écriture, loin de se refermer sur une recherche strictement formelle, s’intègrent intimement au contenu total de l’œuvre. Ainsi, à travers la technique sérielle et le traitement contrasté de la voix, Moïse et Aaron est avant tout le drame de la communication, celle d’abord du sacré à son degré suprême d’abstraction, et, en même temps, celle de l’œuvre sacrée et de l’œuvre d’art en général en notre modernité.

La notion de sacré apparaît décidéement au centre du destin de l’art moderne. Le sacré est en fait cette ouverture qui donne aux choses la profondeur sur le fond duquel elles surgissent, ce que Heidegger nomme précompréhension ontologique de l’Etre et dont on peut trouver les prémisses dans la distinction kantienne du connaître et du penser. Penser n’est pas dominer par le connaître (volonté de possession) mais se laisser investir par ce qui nous dépasse, le sens du don de l’Etre, et en quelque sorte condition transcendantale de cette qualité d’accueil que Malebranche nommait tout simplement attention et par la grâce de laquelle les choses ne nous touchent plus qu’avec respect. Cette attention de l’âme qui nous rend sensible à la choséité des choses réside dans l’établissement d’une distance entre celle-ci et nous et, en dernier ressort, dans la capacité d’oubli de nous-mêmes toujours trop pressés de nous saisir d’elle pour sa valeur d’usage au lieu de la laisser être à elle-même afin de l’accueillir dans son apparaître.

Or, comme l’écrit Hannah Arendt:

C’est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle, et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d’œuvre d’art …

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Le critère approprié pour juger de l’apparaître est la beauté. Ce privilège de l’art quant à l’apparaître tient à ce que celui-ci est étranger par principe à toute domination pragmatique en raison de la lutte amoureuse qu’il entretient avec le matériau, celui-ci n’étant pas refoulé mais magnifié pour témoigner de la venue du fond en nous, rendant sensible l’Être comme apparaître ou l’apparaître de l’Être. C’est pourquoi Heidegger, citant Hölderlin, évoque la parole fondative des poètes: Mais ce qui demeure, les poètes le fondent.

D’où la surrection des Sainte Victoire de Cézanne dans la lumière, ou la béance lumineuse des natures mortes de Chardin dont Francis Ponge nous dit qu’elles nous font ressentir religieusement la réalité quotidienne. D’où encore le cubisme qui fait retour à ces objets-fétiches créateurs de liens vécus avec la nature sauvage et ses puissances obscures cachées.

Mais, récusée au nom d’un certain positivisme, cette notion de sacré, paradoxalement, n’en est pas moins violemment rejetée par les défenseurs d’une absolue et abrupte transcendance. Ainsi, au cœur même de notre modernité, resurgit curieusement la querelle iconoclaste, d’ailleurs périodiquement renaissante, et qui a toujours engagé dans son fond le destin de l’art aux moments les plus névralgiques de son histoire (et notre temps en est bien un). E. Lévinas accuse la dernière philosophie de Heidegger de céder aux superstitions du lieu et d’être en dernière analyse un matérialisme honteux. A une ontologie de la lumière, sorte de pensée neutre de l’Être (l’Être de l’étant est un logos qui n’est verbe de personne) et refuge d’un sacré anonyme (un divin sans Dieu), il faudrait opposer la métaphysique en tant qu’affirmation de la transcendance de l’entendre sur le voir, c’est-à-dire l’Infini de la Parole, fondatrice d’un dialogue avec l’autre sur le modèle sublime de celui qui ouvre l’opéra de Schoenberg entre Dieu et Moïse. On pourrait répondre que l’Être selon Heidegger est irréductible à tout étant, y compris l’étant suprême, mais qu’il est ouverture d’un champ de présence. A ce titre le sacré ne saurait être qualifié de neutralisation du Dieu personnel et, loin de sombrer dans un paganisme du lieu dont nous libérerait la technè, il déploie l’horizon de la venue possible de Dieu, le lieu de son apparaître, cette ouverture qui, selon la Lettre sur l’humanisme, précède tout rapport aux dieux et au dieu.

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Nous ne chercherons pas à trancher ce débat qui doit demeurer ouvert et qui est sans doute éternel. L’important est d’en reconnaître la présence vive au cœur de l’art moderne et de constater qu’il se trouve au centre d’œuvres maîtresses de notre époque. Exemplaire à cet égard est le parallèle qu’on peut tracer entre Stravinsky et Schoenberg.

 Chez le premier, une fois expulsée la seule idolâtrie véritable, à savoir celle de l’art-religion à la manière wagnérienne (l’art tendant à devenir, comme on le voit chez Malraux, la religion de ceux qui n’en ont plus), le ballet et la liturgie, grâce à l’égale rigueur d’un langage rituel parfaitement pur, se déploient parallèlement, occupant ainsi, selon le principe de l’anagogie augustinienne, tous les champs du sacré, du plus primitif et du plus charnel (comme dans le Sacre du Printemps) au plus spirituel (comme dans la Symphonie de Psaumes). Chez le second par contre la tension entre les deux pôles précédents vire à la contradiction douloureuse au point que le génie de Schoenberg semble être d’avoir pris en charge tous les déchirements de notre modernité, indivisément la décomposition du langage de l’art en cette aube du XX éme et l’expérience de la souffrance et des ténèbres qui devait marquer cette époque.

Jean-Siméon Chardin

A suivre …