La troisième partie de Surveiller et Punir, de Michel Foucault, est un va-et-vient entre l’hôpital, la caserne, l’usine et l’école, ouvrant un programme de recherches sur l’école. Pourtant, dans l’ensemble des travaux français se réclamant de la sociologie plus ou moins implicite de Michel Foucault, il faut noter l’absence de l’école. A l’exception d’un livre remarquable de Guy Vincent et de nombreux travaux sur le corps, le sport et l’éducation physique, personne ou pas grand monde ne s’est lancé dans l’analyse de l’école armé des concepts de Foucault.
Cette absence est d’autant plus étrange que les concepts foucaldiens trouveraient dans l’école un terrain particulièrement favorable: savoir/pouvoir, gouvernementalité, régimes de vérité, subjectivation … pouvant s’appliquer quasi mécaniquement aux disciplines, aux programmes, aux formes d’autorité, aux règles du contrôle des corps, au dressage oral, au système des notes qui régissent l’école.

La première difficulté est d’ordre historique ou généalogique car l’histoire de l’école entre mal dans le cadre tracé par Histoire de la folie et par Surveiller et Punir. Dans ce dernier livre, Foucault consacre de nombreuses pages à la Conduite des écoles chrétiennes (1704) de Jean- Baptiste de La Salle, suggérant ainsi un déplacement du modèle panoptique vers l’école. Cependant, l’obsession de contrôle et de la discipline, le goût des classements et des examens sont bien antérieurs à l’invention de la prison et du système panoptique. Même si c’est la modernité qui a étendu le règne de l’école dans toute la société, la forme scolaire elle-même (le système des disciplines, des notes et des examens) doit plus aux monastères et surtout aux collèges des jésuites de la contre-réforme qu’à la Révolution et aux Lumières. Le thème de la rupture, essentiel dans le travail de Foucault sur le grand enfermement et sur la prison, ne se décline pas de la même manière dans le cas de l’école.
L’extension, mais pas la création, du règne scolaire s’inscrit dans trois grandes mutations: l’installation de régimes démocratiques exigeant la formation d’un sujet citoyen à la place ou à côté d’un sujet chrétien; la création d’une nation imposant une culture nationale transmise par l’école, la lente substitution d’une société méritocratique ouverte à une société fermée de castes et d’héritages.
[Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Payot, 1989]
Si l’on raisonne en termes de travail institutionnel, de contrôle, de disciplines et de morales, on peut dire que l’école s’éloigne progressivement du couvent sans que la structure symbolique du travail pédagogique en ait été fortement affectée. La rupture moderne est dans le contenu des valeurs enseignées à l’école qui passent de la religion à la raison, mais cette rupture n’est pas dans la forme scolaire elle-même: rien d’équivalent au passage de la nef des fous à l’asile ou du supplice à la prison.
La singularité de l’école tient à ce que la discipline scolaire vise et ne peut que viser le consentement des élèves. Histoire de la folie et Surveiller et Punir ne disent pas grand-chose des fous et des délinquants; tout se passe comme si les cibles des institutions n’étaient que des représentations et des corps sur lesquels s’exercent des disciplines. Le pouvoir s’y déploie de façon pure au-delà des stratégies et des intentions des individus qui ne sont que des passeurs ou de simples supports des systèmes de pouvoir. Or, les apprentissages scolaires exigent un consentement subjectif, une adéquation des intentionnalités, un système de sens partagé, une conversion subjective des élèves, conversion qui explique l’emprise des modèles religieux au-delà de la sphère religieuse elle-même. La répression et la violence y jouent un rôle, mais elles ne peuvent être au cœur d’une relation de pouvoir qui ne fonctionne que si les individus s’y engagent subjectivement. On peut apprendre à se laver les dents, à s’habiller, à se tenir droit et à être vertueux grâce à un système subtil de sanctions et de récompenses, mais on ne peut pas apprendre les mathématiques ou la philosophie si l’on ne se considère pas un peu comme le sujet de ses apprentissages. L’objection selon laquelle on répondrait au problème du consentement en le considérant comme une ruse plus profonde et plus raffinée du contrôle et du pouvoir ne règle pas le problème d’une différence de fond entre la prison et l’école.

Foucault a joué un rôle décisif en montrant que le règne de la modernité, de la raison et de la science n’était qu’une nouvelle déclinaison des figures du pouvoir et du contrôle. En ce sens nous sommes tous foucaldiens. Mais alors que la sociologie française de l’éducation est très profondément critique, cette critique emprunte très peu à Foucault, ce qui est d’ailleurs une sorte de singularité nationale puisque la bibliographie foucaldienne anglo-saxonne est considérable en matière scolaire.
Pour l’essentiel, la critique scolaire française ne dénonce pas le pouvoir exercé sur les élèves, elle dénonce les inégalités scolaires. Cette critique se développe selon deux grands arguments aussi peu foucaldiens l’un que l’autre. Le premier argument est une critique interne à l’institution lui reprochant de ne pas être à la hauteur de ses promesses démocratiques et de reproduire les inégalités sociales. Au fond, la critique française de l’école est une critique de croyants qui opposent les promesses de justice, d’émancipation et d’égalité scolaires au fonctionnement réel de l’école. Ce type de critique reste dominé par l’œuvre de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron qui ont déployé un double raisonnement.
D’un côté, l’école reproduit les inégalités sociales parce qu’elle est traversée par les inégalités économiques et culturelles qui déterminent précocement les attitudes, les compétences et les ambitions des élèves. Selon Les Héritiers (1964), nous ne sommes pas égaux devant l’école. Selon La Reproduction (1970), la fonction cachée de l’école est la reproduction masquée des inégalités sociales. Cette double critique raisonne plus en termes d’inégalités et de classes sociales qu’en termes de discipline et de contrôle social.
L’école laisse croire qu’elle est une institution autonome placée au-dessus de la société alors qu’elle est complice des inégalités sociales. Si l’école trahit ses promesses de justice, c’est parce que le monde social est inégalitaire, c’est parce que les murs du sanctuaire scolaire sont poreux, c’est parce que nous vivons dans une société de classes.
Le second argument, plus récent, est une défense de la vocation libératrice de l’école qui serait menacée par le marché, l’utilitarisme et l’individualisme. Non seulement cette dernière critique n’est pas foucaldienne mais elle est anti-foucaldienne dans la mesure où elle défend les régimes de vérité, les pouvoirs et les modes de gouvernabilité les plus sacrés de l’école: la raison, la culture, l’esprit critique, la nation, le sanctuaire scolaire. Dans cette perspective, l’école serait devenue l’arme des faibles qui protégerait contre le marché et les inégalités sociales, celle qui défendrait le vrai mérite contre l’héritage et le mérite frelaté de l’économie.
Cette critique exprime le malaise des clercs qui défendent l’image d’une institution protégeant des désordres et de la vulgarité du monde. En quelques années, les vices de l’école bourgeoise seraient devenus les vertus de l’école républicaine. Alors, la culture scolaire doit être défendue comme une forme de résistance de la raison et de l’esprit universel contre les marchands du temple. Au bout du compte, si l’école est inégalitaire et paraît se trahir elle- même, c’est parce qu’elle s’est ouverte aux quatre vents du libéralisme.
Tout s’est passé comme si les sociologues français n’avaient jamais cru véritablement que le travail de Foucault pouvait concerner l’école. Plus encore, ils sont profondément convaincus que l’école ne ressemble pas aux usines, aux hôpitaux et aux prisons … Alors que nombre d’enseignements sont donnés à l’université sur les conceptions foucaldiennes du pouvoir, du contrôle et des disciplines, fort peu d’entre eux portent sur l’école. Il est vrai que l’enseignant qui se livrerait à cet exercice développerait une critique qu’il ne pourrait pas s’adresser à lui-même sans s’invalider …
Le dernier Foucault, celui de l’éthique et de la subjectivation pourrait plus intéresser la sociologie de l’éducation car il s’est consacré à l’une des questions majeures de la sociologie: comment se fait-il que la socialisation nous dissolve dans le social tout en nous permettant de nous en libérer? Cette question-là est celle de l’école elle-même, celle d’une institution qui enferme pour libérer.
Un commentaire sur “Les prisons ressemblent aux usines, aux écoles, aux casernes et aux hôpitaux, qui tous ressemblent à la prison”
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