Pharaon est sauvé des eaux

Jean-Christophe Attias

Comme chaque année depuis trois ou quatre décennies, nous organiserons, à la maison, un Seder, cette célébration domestique de Pessah, la Pâque juive, célébration marquée par un rituel précis, destiné notamment à susciter la curiosité des plus jeunes: consommation de certains aliments investis d’une forte signification symbolique (herbes amères, haroset, pain azyme), et récitation de la Haggadah, évocation très élaborée (et largement émancipée de ses sources bibliques) de l’événement commémoré ce soir-là à la table familiale -la sortie des Hébreux de l’esclavage d’Égypte.

Comme chaque année, c’est moi qui lirai, traduirai, résumerai et commenterai la Haggadah. Mais cette année, à la différence de toutes les autres, j’appréhende cette perspective. Je sais que celles et ceux qui m’écouteront, nos invités, sont pour beaucoup des novices, pas spécialement au fait des subtilités et des usages de la tradition juive. Je sais que je serai pour eux une sorte d’initiateur, ou plus modestement de guide. En arrivant, ils n’auront qu’un idée assez vague de la cérémonie à laquelle ils seront appelés à participer (ou à simplement assister, car je les laisse libres). Ils en ressortiront, je l’espère, mieux informés, ayant devant eux toute une année pour oublier ce qu’ils auront appris. Même si, par tradition, je ne donne pas à ce repas rituel trop de solennité.

Pour ma part, je résiste toujours à la tentation de l’actualisation. Il me semble important d’approcher le rituel comme quelque chose d’étrange. Ensuite, d’éviter de réduire le rituel à une réponse aux problèmes du moment. Enfin, ne pas oublier qu’il s’agit bien d’un rituel juif (et même historiquement antichrétien), et donc résister à la tentation d’en universaliser trop vite la signification. C’est sa singularité qui en garantit l’efficacité pour le collectif qui s’y reconnaît, et c’est de là qu’il faut partir. Une fois cette base assurée, l’universalisation du message est possible, et féconde. Mais si on y procède avec prudence et dans un second temps.

Je soulignerai donc cette année comme les autres années la judéité de la cérémonie pascale. Mais je ne peux me voiler la face: le 7 octobre et les mois de carnage qui ont suivi ont profondément ébranlé les consciences. Ces événements nous ont d’abord rappelé que non, contrairement à ce qu’enseigne la Haggadah, le Saint béni soit-Il, ne nous sauve pas toujours des mains de ceux qui méditent notre perte.

Voici ce qui a soutenu nos Pères et nous! Car ce n’est pas un seul qui s’est levé contre nous pour nous détruire, mais, dans chaque génération, ils se lèvent contre nous pour nous détruire; et le Saint, béni soit-Il, nous sauve de leur main!

Nous savons bien que cela est faux. Nous le savons depuis longtemps. Le Hamas nous l’a rappelé. Mais cela n’est pas tout. Et peut-être pas le pire. Le massacre en cours à Gaza depuis des mois nous enseigne autre chose. D’abord que nous ne sommes pas le seul peuple menacé, abandonné de Dieu. Ensuite que nous, Juifs, pouvons être ce peuple au cœur endurci qui empêche un autre peuple de sortir de la maison d’esclavage où nous l’avons réduit.

D’autant que Pâque, ne l’oublions pas, est placé doublement sous le signe de la mort des enfants. Mort des enfants mâles des Hébreux, décidée par Pharaon, à laquelle Moïse échappe. Mort des premiers-nés des Égyptiens, dixième et dernière des plaies qui s’abattent sur l’Égypte, rendant inéluctable la libération des Hébreux. Qui peut honnêtement juger la seconde plus tolérable que la première?

Fontaine

Voilà à quel prix l’universalisation du message de Pâque est possible: ce message reste juif, profondément, mais il se retourne comme un gant, nous sommes les Égyptiens, les Palestiniens sont les Hébreux. Ce retournement, qui n’abolit en rien l’horreur du 7 octobre, cette forme subtile d’universalisation du message juif de Pâque, n’en est pas une perversion. Alors même qu’il semble entrer en conflit avec la lettre des textes, et de celui de la Haggadah en particulier, qui distingue avec tant de netteté le camp du bien de celui du mal, le camp des victimes de celui de leurs bourreaux, il est en réalité en parfaite consonance avec certaines ambiguïtés de ces mêmes textes.

Le cas Pharaon est à cet égard particulièrement instructif. À un moment clé de l’épisode biblique des dix plaies, Pharaon n’est plus libre. Ce n’est plus lui qui s’enferre dans le rejet de la royauté divine. C’est Dieu lui-même qui, désormais, endurcit son cœur.

Pourquoi? Pour que la grandeur du Saint, bénit soit-il, pour que sa puissance se révèlent pleinement aux yeux du monde et de Pharaon lui-même. Si Pharaon cédait trop tôt, alors certains miracles n’auraient pu avoir lieu, le spectacle aurait manqué d’éclat. De fait, la Haggadah elle-même, dans un long passage, se donne beaucoup de mal, au fil de développements arithmétiques étranges, pour grossir le nombre de plaies qui se sont abattues sur l’Égypte. Rabbi Akiba en arrive à un total de 50 plaies sur le pays lui-même et de 250 plaies sur la mer …

La révélation de la toute-puissance de l’Éternel, qui allonge le processus devant conduire à la libération des Hébreux, se fait donc au double prix -d’un allongement mécanique de la durée de l’esclavage des Hébreux et de leur détresse -d’une limitation du libre arbitre du méchant, lequel, à un moment donné, perd la maîtrise de sa propre méchanceté, mais n’en est pas moins spectaculairement châtié pour elle.

Comme si, pour se manifester pleinement, Dieu avait besoin de la souffrance des victimes et de la méchanceté du bourreau.

Tout se complique ici. En effet, selon certaines traditions, seul d’entre tous les soldats de son armée, Pharaon aurait échappé à la noyade dans la Mer des Joncs. Pour qu’il voit jusqu’au bout la grandeur de Dieu se déployer sur le monde. Et jusqu’à ce qu’il la reconnaisse, et même jusqu’à ce qu’il se convertisse.

Pharaon sauvé des eaux, (presque) comme Moïse? La logique de l’affrontement du bien et du mal est moins simple qu’on ne l’imaginait. Elle n’en est que plus profonde. Son issue n’est jamais jouée d’avance. Cette indécision salvatrice s’exprime d’une autre façon au tout début de la Haggadah elle-même, dans un texte en araméen lu au moment où le plateau du Seder est présenté aux convives:

Voici le pain de misère que nos Pères mangèrent en Égypte. Que celui qui a faim vienne et mange; que celui qui est dans le besoin vienne et fasse la Pâque. Cette année ici, l’an prochain en Terre d’Israël. Cette année, esclaves, l’an prochain, libres.

Il se pourrait bien que tout le sens de la fête soit ici concentré. Ces quelques phrases distinguent trois lieux: l’Égypte, Là où je suis, et la Terre d’Israël. Elles distinguent trois temps: l’Égypte (le temps de nos Pères, le temps de l’Égypte), cette année (notre temps, le temps de l’esclavage), l’année prochaine (le temps espéré de notre liberté).

C’est ici et maintenant, hors d’Égypte et de la Terre d’Israël, en un temps postérieur à une libération ancienne et paradigmatique (celle de l’esclavage d’Égypte) et antérieur à une libération annoncée, encore à venir, que nous célébrons Pâque.

Par quoi il semble bien que l’espace géographique de la Terre sainte et l’espace symbolique de la Terre d’Israël dont il est question ici ne se recouvrent pas. Être en Terre sainte, en notre temps, c’est toujours être en exil, et de quelque façon non libre. La Terre d’Israël vraiment, et la liberté vraiment sont toujours pour l’an prochain. Le lieu de la célébration de Pâque est ici et son temps est maintenant. Et cette célébration, si elle est souvenir d’une libération passée et anticipation d’une libération à venir, reste une célébration de l’entre-deux et de l’entretemps.

Tendue entre mémoire et espérance, Pâque est la fête de l’enjambement. C’est d’ailleurs le sens exact du mot hébreu Pessah qui évoque la manière dont l’ange de la mort enjamba les maisons des Hébreux la nuit de la dixième plaie, épargnant ainsi leurs premiers-nés (les maisons des Hébreux étant signalées par le sang du sacrifice de l’agneau dont leurs occupants avaient badigeonné linteaux et poteaux).

C’est d’ailleurs littéralement à manger et à enjamber (à faire la Pâque) avec eux que, par la récitation de la formule traditionnelle, les mieux lotis invitent ceux qui ont faim et qui sont dans le besoin. Or cette invitation elle-même est enjambement. Enjambement de la distance entre riches et pauvres, d’abord. Mais peut-être plus encore. Alors que c’est par leurs ancêtres, leurs Pères qui autrefois ont mangé ce pain de misère en Égypte que se définissent les invitants, ceux qui sont invités ne sont définis que par leur condition sociale: pauvres et affamés dont les ancêtres ne sont curieusement pas nommés. Il y a là, peut-être, je suggère de voir là, en tout cas, comme un appel à, comme l’annonce d’un enjambement de la distance qui sépare les peuples.

Je ne vois pas, par conséquent, comment un Juif pourrait dans quinze jours célébrer sa Pâque sans penser à ses frères en humanité palestiniens. Comme s’il leur disait, à mots couverts: venez, mangez, enjambons ensemble tout l’espace qui nous sépare de cette Terre qui n’existe pas encore, et qu’ensemble, et seulement ensemble, nous pourrons construire l’an prochain.

Nahum Gabo