Le fascisme grand-russe modifie le passé

… Enfin, il y travaille: dans ses laboratoires informatiques, avec ses professionnels de réécriture historique, par sa télévision et son cinéma, par son armée et ses mercenaires. S’il y arrive, même les morts ne seront plus en sécurité.

François Baranger illustre Lovecraft

Poutine s’attendait à ce que l’Ukraine tombe en quelques jours: il n’aurait fallu vaporiser que quelques êtres artificiels, les dirigeants, comme dans un jeu vidéo, et cette fiction qu’était pour lui l’Ukraine se serait évaporée.

L’Ukraine, une fiction? Dans son entretien avec Tucker Carlston et dans d’autres discours prononcés pendant la guerre, Poutine distingue les nations naturelles et les nations artificielles. Les nations naturelles auraient le droit d’exister, les autres, non. La Nature décide. L’analogie avec le nazisme est patente.

Qualifier une nation d’artificielle revient à suggérer que l’expérience de certains êtres humains est une simulation. Ces êtres, tissés dans du brouillard, n’ont pas de place dans l’histoire écrite et vécue par les nations naturelles, qui doivent les gommer pour survivre et prospérer. Telle est la logique des meurtres de masse perpétrés par la Russie dès le tout début de l’invasion. Il en va de même pour la culture ukrainienne: partout où les troupes russes sont présentes, elles brûlent les livres ukrainiens.

Poutine contrôle personnellement des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars. Et pourtant, dans son grand récit il est une victime à rallonge. Les Ukrainiens sont des abominations, des saboteurs métaphysiques de la réalité, dont il faut se protéger et protéger le monde: par nature, ils attaquent!

Le fascisme s’exprime classiquement sous la forme d’une victimisation. Si les Ukrainiens sont des nazis, alors les Russes -même s’ils ont commencé la guerre, tué des dizaines de milliers de personnes, kidnappé des dizaines de milliers d’enfants et commis des crimes de guerre tous les jours- doivent être des victimes.

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Toutes les déclarations de Poutine sur la période historique qu’il juge intéressante, à partir du IXe siècle après J.-C., sont fausses. Il raconte à Tucker Carlson une histoire agréable sur la façon dont les habitants de Novgorod ont invité un prince varègue pour les gouverner. L’histoire est plus compliquée ….

Les Varègues

Une société esclavagiste viking connue sous le nom de Rus descendait le fleuve Dniepr pour échanger ses esclaves contre de l’argent. Finalement, ces Vikings ont fait de Kiev, un ancien fort Khazar, leur principal poste de traite et plus tard leur capitale. Poutine invite Carlson à croire qu’il s’agissait d’un État centralisé avec une seule et même langue. Mais non: c’était un royaume médiéval, pas un État au sens où nous l’entendons, et certainement pas centralisé. Il n’y avait pas non plus une seule langue. Les dirigeants vikings et post-vikings avaient trois noms: leurs noms scandinaves, leurs noms locaux (slaves) et, après conversion, leurs noms baptismaux. Il existait une langue slave à l’époque et dans ce lieu, parlée par une grande partie de la population et finalement par les dirigeants, mais ce n’était pas le russe. Une partie du langage politique provenait des Khazars. Il y avait des Juifs dans l’ancienne Kiev qui connaissaient l’hébreu et le slave. De nombreuses autres langues étaient également parlées, issues de plusieurs familles linguistiques différentes.

La création de Kyivan Rus est l’un des nombreux exemples de construction d’État viking vers l’an 1000.  Cette vaste histoire comprend la Sicile, la Normandie (et donc indirectement l’Angleterre) ainsi que les royaumes scandinaves. On se souvient du rôle important des varègues à Byzance, notamment dans la garde rapprochée du Basileus. L’ambition viking comprend parfois plusieurs États, comme lorsque Harald Hardrada, qui avait servi l’armée de Kyivan Rus, revient en Norvège, en prend la royauté et envahit l’Angleterre. 

Puis les Mongols arrivent à Kiev, en 1240.

C’est un moment difficile pour Poutine … Pourquoi la Mongolie, en tant que nation naturelle, n’a-t-elle pas de revendication sur Kiev et, plus largement, sur la Russie? … Poutine passe précipitamment à l’affirmation suivante, qui est fausse: Les villes du nord ont préservé une partie de leur souveraineté

Il veut dire que Moscou a préservé une partie de la souveraineté de Kyivan Russ sous la domination mongole, ce qui n’a pas grand sens. Mais surtout Moscou n’existait pas à l’époque. Au moment de l’invasion mongole, il y avait bien une colonie sur le site, mais les Mongols l’ont incendié. Quand Moscou a été reconstruite, c’était comme un site de collecte de tribut pour les seigneurs mongols.

Dans la transcription anglaise de l’entrevue fournie par le bureau du président de la Fédération de Russie, que j’utilise, Poutine ne cesse de parler de la Russie. Kyivan Rus n’était en aucun cas la Russie. Il a été nommé d’après la langue des Vikings quand ils sont devenus ses dirigeants. Mais la Russie de Poutine se réfère à quelque chose de spécifique: un empire fondé à Saint-Pétersbourg (une ville qui n’existait pas à l’époque de Kyivan Rus) en 1721. 

Cet empire a été nommé russe, comme une revendication de terres à conquérir et de profondeur historique. Mais ce n’est pas parce que Pierre le Grand a pris cette décision sémantico-politique, un demi-millénaire après la prise de Kiev par les Mongols, qu’il y avait vraiment une Russie lorsque les Mongols sont arrivés. 

Pierre le Grand

Même, surtout, l’Empire russe (1721-1917) n’était pas une Russie comme Poutine la fantasme. La majeure partie de son territoire se trouvait en Asie. Il n’y avait pas de conscience nationale russe parmi ses peuples sur la plupart de ses territoires pendant la majeure partie de son existence. La plupart de sa population ne parlait pas russe. Sa classe dirigeante était allemande, polonaise et suédoise. Catherine la Grande, vénérée par Poutine, était une princesse allemande qui est arrivée au pouvoir après le meurtre de son mari, qui était un prince allemand. On peut dire la même chose, soit dit en passant, pour l’élite soviétique. Ce n’est qu’avec Boris Eltsine et son successeur élu Poutine que nous avons devant nous des Russes qui gouvernent un pays appelé la Russie.

En passant du Moyen Âge à nos jours, Poutine commet alors une énorme erreur d’omission. Il se réfère très brièvement au Grand-Duché de Lituanie et au Commonwealth polono-lituanien pour dire à Carlson qu’ils ont opprimé les Russes. Le Grand-Duché de Lituanie et le Commonwealth polono-lituanien étaient les plus grands pays d’Europe. C’est la Lituanie qui a hérité de la plupart des terres de l’ancienne Rus, à l’époque où ses dirigeants sont devenus rois de Pologne. La Pologne et la Lituanie ont inclus Kiev pendant plus de trois cents ans. Une grande partie de l’impressionnante culture politique de Kiev s’est déplacée à Vilnius. 

À la fin du XIXe siècle, les empereurs russes parlaient à peine le russe: Alexandre III (1845-1894) le parlait avec un accent allemand prononcé, tandis que son fils Nicolas II (1868-1918) préférait parler anglais même avec son épouse Alexandra. Bien qu’en 1913, pour fêter le tricentenaire de la dynastie des Romanov, Nicolas et Alexandra ainsi que toute la cour impériale furent vêtus d’habits traditionnels russes, façonnés pour ressembler aux vêtements du XVIIe siècle, ils n’avaient de Russes que les costumes inventés.

Nietzsche, dans Par delà le Bien et le Mal (1886), verra dans la modernité (une certaine modernité!) la première époque érudite en matière de mascarade stylistique et culturelle. L’époque serait celle d’une génération de parodistes, qui se tient prête pour le carnaval …

Beaucoup de choses se sont passées après l’Empire Mongol: la Renaissance, la Réforme, la Contre-réforme. Tout cela a marqué l’Ukraine (comme on l’appelle maintenant) et l’a rendue différente de l’État moscovite, resté à l’écart de ces tendances.

Les Cosaques ukrainiens se sont rebellés contre la domination polonaise, sur la base d’une compréhension d’un devoir juridique des dirigeants envers leurs sujets, qui existait à l’Ouest de l’Europe et en Pologne-Lituanie mais pas en Moscovie. Ces cosaques étaient dirigés par un homme éduqué par des jésuites qui connaissaient l’ukrainien, le polonais et le latin mais ne connaissaient pas le russe et qui utilisaient des traducteurs pour communiquer avec les moscovites.

Les Cosaques ont certes coopéré avec Moscou après avoir perdu leurs alliés tatars de Crimée, ce qui a conduit à des guerres qui ont ruiné la Pologne et la Lituanie et permis à Moscou de s’étendre vers l’ouest. Mais Poutine a tort de dire que l’accord signé entre Cosaques et Moscovites en 1654 était une sorte d’éternel engagement des Ukrainiens envers les Russes. Comme beaucoup de choses qu’il croit penser, il s’agit de la propagande soviétique de naguère, avec un but spécifique. Le régime de Khrouchtchev a forgé cette histoire pour expliquer pourquoi l’Ukraine, que tout le monde a accepté comme nation, avec un siège à l’ONU, était néanmoins liée à jamais à la Russie à l’intérieur de l’URSS.

Russia Beyond

Il y a quelque chose de pathétique de voir quelqu’un aussi habile dans le mensonge que Poutine croire réellement les mensonges qu’on lui a servis dans sa jeunesse. Les petites frappes sont dessalées, mais naïves.

Poutine fait ensuite une erreur sur la langue ukrainienne, typique de la surdité impériale. Il est vrai que les Ukrainiens aujourd’hui peuvent parler russe (bien que beaucoup aussi, pour des raisons compréhensibles, refusent de le faire) ainsi que l’ukrainien. Lorsqu’ils rencontraient des Russes, jusqu’à tout récemment, les Ukrainiens passaient au russe.  Cette courtoisie a donné aux Russes l’impression que l’ukrainien n’était qu’un dialecte du russe ou que l’ukrainien n’existait pas. La vérité est que les Ukrainiens connaissent le russe parce qu’ils l’ont appris -de même, la quasi-totalité de la jeunesse allemande est bilingue, avec l’Anglais. Les Russes ne connaissent pas l’ukrainien parce qu’ils ne l’apprennent pas. À l’heure actuelle, deux ans après le début de la guerre, les soldats russes persistent à dire que les Ukrainiens qu’ils entendent à la radio sont des Polonais parce qu’ils sont incapables de saisir l’évidence, c’est-à-dire qu’il existe une langue ukrainienne et qu’ils ne la comprennent pas. 

Poutine est sûr qu’il n’existe pas de peuple ukrainien, et il doit donc présenter Lénine et Staline comme des imbéciles, parce qu’ils ont agi comme si l’Ukraine était réelle. Or Lénine et Staline étaient des criminels mais pas des imbéciles. Poutine déclare qu’ils ont agi pour des raisons inexplicables ou inconnues en créant une république ukrainienne et en appliquant (dans les années 1920) des politiques compatibles avec l’existence de la langue et de la culture ukrainiennes. Lénine et Staline ont fait cela parce qu’ils savaient, de leur propre expérience, qu’il existait un mouvement national ukrainien. Ils savaient que les Ukrainiens avaient essayé de fonder des États après la révolution bolchevique. Ils savaient que le bolchevisme avait vaincu ces tentatives après des années de violence extrême, et qu’il faudrait faire autre chose à long terme. 

Prisonniers de guerre ukrainiens

Poutine appelle l’Union soviétique la Russie et dit à Carlson que l’Union soviétique n’était qu’un autre nom pour la Russie. En fait la Russie était une partie de l’Union soviétique. Environ la moitié de la population n’était pas russe. L’Ukraine et d’autres républiques étaient soumises à des politiques de russification, mais aucun dirigeant soviétique n’a prétendu (comme Poutine) que ces républiques étaient un élément de la Russie. L’Union soviétique a pris la forme qu’elle avait, en tant que fédération nominale de républiques nationales, parce que Lénine, Staline et d’autres bolcheviks savaient, il y a plus de cent ans, qu’ils devaient compter avec l’Ukraine. Ils ont créé une Union soviétique avec des républiques nationales parce qu’ils savaient qu’ils devaient faire des compromis avec la réalité politique, surtout avec la réalité de l’Ukraine. 

Lorsque la politique soviétique s’est retournée contre les Ukrainiens au début des années 1930, c’était parce que Staline craignait de perdre l’Ukraine à cause de sa propre politique désastreuse, et non parce qu’il pensait que l’Ukraine n’existait pas. Elle n’existait que trop: il avait raison de croire que les paysans ukrainiens résisteraient à sa politique de saisie de leurs terres, et beaucoup d’entre eux l’ont fait, tant qu’ils le pouvaient. 

Lui et d’autres membres du politburo ont organisé une famine en Ukraine: les Ukrainiens devraient être affaiblis. Poutine ignore complètement ces événements, mais ils étaient une réalité vécue, et, pour les survivants, inoubliable. La mémoire générationnelle de ce que les Ukrainiens appellent l’Holodomor est une façon dont les Ukrainiens aujourd’hui diffèrent des Russes.

Poutine parle enfin de la Seconde Guerre mondiale comme s’il s’agissait d’une lutte ethnique russe, mais c’était un combat des nations unies, entre autres, soviétiques. Les peuples soviétiques qui ont le plus souffert, après les Juifs, étaient les Biélorusses et les Ukrainiens. Plus de civils ukrainiens ont été tués sous l’occupation allemande que de civils russes. Les soldats ukrainiens étaient surreprésentés dans l’Armée qui a vaincu les nazis. Ce sont parmi les faits capitaux de l’histoire contemporaine qui ne doivent pas être oblitérés.

Merci à Timothy Snyders