Quelle est votre politique, Messieurs? Eh bien nous mangeons de la merde …

Et puis nous déféquons. Et nous recommençons.

Mais ce n’est pas une politique!

Plutôt une attitude, en effet. Un ethos. Une posture nécessaire dans l’exercice des responsabilités, qui s’apprend dans nos Grandes Écoles. Nous appelons cela trianguler avec le populisme.

Écoutez Sylvain Garniel:

Il n’y a pas lieu de distinguer une morale, qui serait l’expression intime d’une volonté subjective, et une politique, comprise comme un élément d’existence sociale extérieur au sujet … En s’installant aux frontières des ordres qui nous gouvernent, Foucault éprouve la perméabilité des mouvements subjectifs et du milieu social et politique; les techniques et les arts de gouverner ont des effets sur la manière dont nous nous gouvernons nous-mêmes, et ils constituent des modalités du rapport à l’autre …

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et au moins jusqu’au début des années 2000, avant que les réseaux sociaux ne commencent à fabriquer une nou­velle conscience collective, l’extrême droite était le tabou des tabous, la limite extérieure de la démocra­tie, son opposé radical. La droite et la gauche gardaient encore leurs noms historiques en fonction de l’endroit où les repré­sentants siégeaient dans le Parlement français, né de la Révolution. Dans cette distribution, l’extrême droite n’était pas un lieu dans l’hémicycle, mais plutôt son dehors constitutif. La topographie parle­mentaire a évolué de telle sorte qu’il n’est plus possible de la décrire de manière bidimension­nelle. Il est désormais nécessaire d’établir une troisième dimension: le fascisme. Non pas comme le bord de l’hémicycle ou l’extérieur de la démocratie, mais comme une va­riable interne au spectre parlemen­taire. La droite et la gauche ne se mesurent plus à leur distance du centre ou à leur proximité des extrêmes, mais à leur vo­lume dans cette troisième dimen­sion.

C’est la grande découverte de ce-dont-Sarkozy-est-le-nom. Sur cette découverte s’appuie désormais la ploutocratie: la base popu­liste et l’élite financière doivent converger, or elles ont effectivement convergé dans le fascisme historique, qu’il faut alors reconsidérer.

Hommage aux médias détenus par Mr Bolloré -dont la fortune provient du pillage de l’Afrique de l’Ouest: l’invention de la Tradition n’est pas séparable des flux financiers les plus modernes.

Seules la cupidité et la peur nous unissent, socialement et économiquement. Tel est le nouveau Contrat social -en fait le présupposé tiré de l’expérience des dirigeants, indument généralisé en principe philosophique vaguement hobbésien. Ce principe est mis en œuvre comme prophétie auto-réalisatrice, qu’il convient d’entretenir à petit feu par les médias, qui jouent donc un rôle décisif.

L’avarice (ou une espèce de cupidité anonyme, qui n’est l’avarice de personne, mais le fonctionnement automatique du capital-cancer) et la peur sont alors les seules motivation des politiques publiques. Par conséquent, la dis­tance avec l’extrême droite ne doit pas être critiquée, minimisée, ni jalousée, il ne faut pas cracher contre elle, ni chercher à la dissi­muler, mais il faut la dévorer. Si le fascisme était auparavant perçu comme l’ennemi contre lequel la démocratie devait lutter, le sarkozisme a inventé une stratégie inédite de gestion de l’hostilité: dévorer l’ennemi pour devenir aussi fort que lui.

Dans son étude et son exaltation poétique des pratiques anthropophagiques, le dramaturge brésilien Oswald de Andrade définit l’an­thropophagie comme un rituel qui cherche à opérer la transformation du tabou en totem. Les dernières démarches gouver­nementales d’Emmanuel Macron et son ingestion de l’idéologie du fascisme ont totémisé le tabou de l’extrême droite.

Emmanuel Macron a fait du langage du fascisme la composante protéiforme dont se nourrit désormais un néolibéra­lisme en manque de conviction, de surface élec­torale et de projet réel, sinon rester au pouvoir pour réguler les profits. Seule différence de fond: alors que dans l’anthropophagie rituelle, l’ennemi est abattu pour être mangé, dans l’anthropophagie néolibérale, le vieil ennemi, plus vivant que jamais, est installé en complice universel, au centre même du pouvoir de ce­lui qui semble le dévorer.

Il ne s’agit donc pas de cannibaliser le fascisme pour l’éliminer, mais d’acquérir sa puissance techno-commu­nicative et sa complicité avec les élites financières, puis d’en faire un principe de gouvernance, qui ne finisse pas mal, comme le fascisme historique

Dans un carnaval médiatique bouf­fon, après avoir avalé son prétendu adversaire, le fils des élites bourgeoises éructe la grammaire intacte du fascisme: bellicisme (oh intérieur: les sans-papiers, les militants écolos, la racaille) et, nouveau néo-archaïsme à fonction actuelle, le natalisme. L’expression réarmement démographique condense cette rhétorique bio-nécro-politique dans laquelle l’amour est devenu un exercice gymnastique et un objectif économique. En incor­porant le fascisme, par une masti­cation et une déglutition de son principe nourri­cier (une biopolitique social-darwinienne hallucinée), le néolibéralisme devient de facto la pratique gouvernemen­tale du fascisme.

L’introjection anthropophage comme stratégie de gestion des conflits efface et dépasse les anciennes différences entre amis et ennemis et installe une guerre civile éternelle comme forme fondamentale de la politique. War is Peace. Freedom is Slavery. Et cette stratégie, parfaitement consciente, celle de la guerre moderne, est la sidération.

Shock and Awe.

Nous sommes censés en avoir le souffle coupé, et nous taire: Mme Oudea chargée de la jeunesse, Mr Depardieu célébré comme une fierté française, la discrimination positive naguère, les groupes de niveau dans l’École de la République aujourd’hui, l’Affaire Benalla (se déguiser en policier pour taper sur des citoyens … Pour un petit pauvre ce serait au moins 6 mois fermes …), le rabotage des Retraites, la Loi Immigration, l’abolition du Droit du Sol … Et demain … Demain on verra. La politique est un art du mouvement, comme la danse.

Tous les contraires jusqu’alors irréconciliables sont présents dans le nouveau gouver­nement de Macron, comme les restes d’un processus digestif où seul l’emporte un fascisme post-moderne: un Premier ministre gay coexiste avec des ministres ouvertement homophobes, l’inscription de l’avortement dans la Constitu­tion se conjugue avec l’appel à une politique de Reproduction Nationale, la défense des fem­mes coexiste avec des appels explicites à l’impunité pour les viols et les abus sexuels. Homosexualité et homophobie. Féminisme et féminicide. Écologie et écocide. Nationalisme et mondialisation. Manquent seulement la liberté, l’égalité et la fraternité.

Paul Preciado, Libération

Roland Topor