Jadis l’herbe

Voici donc une touffe d’herbe sur laquelle Dürer s’est penché pour déployer son talent, dans laquelle il a déployé toute sa palette technique. Étrange humilité que de se mettre à hauteur du sol pour un artiste assujetti à des commandes narratives et à défendre son savoir-faire. Quel temps a-t-il à perdre en s’écartant des sujets attendus, plus savants, plus prestigieux? Dans ces quelques herbes, l’artiste se double d’un botaniste: Achillea millefolium, Plantago major, Dactylis glomerata, Poa trivialis, pissenlit (Taraxacum officinale) entre autres sont identifiables. La virtuosité descriptive de ses graminées épate encore les scientifiques! Elle n’a pas d’égale dans l’histoire de l’art. L’étude est même si aboutie que Dürer n’a pas hésité à la signer et même dater de 1503, comme une œuvre autonome. Si ses planches naturalistes ont nourri le travail de l’atelier, ce modeste poème botanique est resté le trésor caché, longtemps méconnu, de cet immense artiste de la Renaissance allemande. À l’aube du XVIe siècle, connaître le monde, c’est douter de ses propres yeux et l’explorer de manière pluridisciplinaire. Les traités médicinaux s’efforcent d’établir une première nomenclature des espèces. À défaut de les comprendre encore, leur méthode est celle de l’observation comparative. L’imprimerie et ses possibles tout neufs diffusent des illustrations minutieuses à échelle 1, même si elles s’en tiennent au strict visible, éludant par exemple les racines sous terre.

Comme tout grand humaniste de son temps, Dürer est très attentif à ces travaux et en adopte ici la rigueur. Non content d’isoler les espèces, il les étage en profondeur. En utilisant le fond laissé vierge de sa feuille de papier, il souffle l’air qui les effleure. Les moyens techniques sont élémentaires: aquarelle et gouache. Mises en scène et étagées en profondeur, les herbes palpitent. Elles sont tout sauf une nature morte! Dans cette manière bien concrète de dévorer de curiosité le monde à ses pieds, cette œuvre nous met en contact intime avec le végétal comme forme vivante. Elle vient court-circuiter le cours du temps et l’histoire pour rejoindre nos questionnements d’aujourd’hui.

Esprit