Les Saintes Mères du Désert

Lorsque Jérôme, prêtre et érudit catholique, arrive à Rome au milieu du quatrième siècle, il découvre un cercle de femmes nobles, vivant dans des maisons raffinées, sur la colline de l’Aventin, et qui ne ressemblaient en rien aux matrones romaines.
Elles avaient abandonné les vêtements de soie et les boucles d’oreilles en perles, les coiffures, le rouge et le musc, et même les bains, et portaient désormais des robes grossières en poils de chèvre. Elles restaient dans leurs maisons, jeûnant et priant, discutant de l’Écriture; en secret, elles pouvaient visiter la tombe d’un martyr. La nuit, elles dormaient sur de fines nattes à même le sol -mais elles ne dormaient guère, passant leurs heures à pleurer et à prier. Plus important encore, ces femmes, certaines veuves, d’autres récemment en âge de se marier, toutes converties au christianisme, avaient fait vœu de chasteté.

Leur meneuse était Marcella, une beauté célèbre, maintenant veuve, qui vivait avec sa mère. Personne ne sait exactement d’où lui est venue l’idée de ce réseau monastique improvisé, mais lorsque son mari est mort, quelques mois seulement après son mariage, Marcella a embrassé une vie que comprenait encore bien peu de gens de sa gens.

Matt Lubchansky

On sait bien que de nombreuses femmes dans l’Église catholique, qui compte 1,2 milliard d’adeptes dans le monde, n’ont pas le droit d’être pleinement ordonnées. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Des dizaines de femmes des premiers temps du christianisme, comme Marcella, Susanna, qui vivaient dans le désert, ou les érudites Melania et Paula, ont mené ce que la contre-culture américaine des années 70 appelait des vies radicales: dès le début, les disciples de Jésus de Nazareth ont constitué un mouvement extrême, une révolution qui a englobé les hommes et les femmes, les exclus et les esclaves.

Au cours des premiers siècles, alors que la religion était encore en train de se définir en tant qu’institution, de nombreuses femmes dévouées à la cause de l’Église ont commencé à s’engager dans la voie de la foi.

Ces femmes avaient la permission de vivre au-delà de leur sexe en tant que dirigeantes et patronnes de congrégations locales, en tant que prédicatrices, prophètes extatiques et ascètes endurcies. Elles ont défié les lois romaines sur la famille. Elles marchaient dans les rues, répandant l’Évangile. Elles apprenaient l’hébreu, analysaient les Écritures, correspondaient avec d’autres dirigeants chrétiens. C’étaient des aristocrates qui avaient pris le contrôle de leur argent et l’avaient injecté dans le Mouvement, en construisant des monastères et en aidant les prisonniers et les pauvres. Le christianisme n’aurait pas pris forme sans le soutien de ces femmes mystiques et activistes. Mais ce qu’il nous reste d’elles aujourd’hui, ce sont les souvenirs d’une poignée d’hommes.

Cela a commencé par les vierges. Au cours des deux premiers siècles du christianisme, de nombreuses cultures dans lesquelles il s’est implanté avaient des rôles sexo-spécifiques tenaces -mais ces rôles n’étaient pas aussi rigides qu’on pourrait le penser.

Les femmes étaient depuis longtemps à la tête de leur foyer, et comme les adeptes du nouveau mouvement se réunissaient en privé, dans des églises domestiques intimes, les femmes devenaient souvent les chefs naturels de la congrégation.

Les femmes et les hommes chrétiens pouvaient devenir des ministres à part entière.

Dans sa lettre à la première congrégation qu’il a fondée à Corinthe, l’apôtre Paul suggère que les femmes ne devraient pas enseigner ni même parler à haute voix dans l’église, mais dans sa lettre aux Romains, il cite également 28 dirigeants éminents de la communauté chrétienne romaine, dont 10 étaient des femmes. C’est une femme, la pasteure Phoebé, qui a permis à Paul d’entrer dans cette communauté. Par la suite, dans certaines régions, il y a eu des femmes évêques.

Cela dit, les lois adoptées par Auguste juste avant le début de l’ère commune imposaient à tous les hommes de la classe supérieure de se marier et à toutes les femmes de procréer, dans un retour aux valeurs familiales romaines qui relevaient en grande partie du mythe politique. Les femmes ne pouvaient devenir financièrement indépendantes -ou, tout simplement, indépendantes- que si elles avaient divorcé, étaient devenues veuves ou avaient donné naissance à un minimum de trois enfants.

Pour échapper à ce système, certaines femmes de la classe supérieure allaient jusqu’à s’inscrire comme prostituées afin de pouvoir disposer librement de leur propre argent.

C’est dans ce contexte que les femmes chrétiennes ont commencé à utiliser le vœu de chasteté à la fois comme un acte de dévotion et comme une échappatoire juridique. La virginité est devenue l’ultime piratage. En tant que vierge consacrée, une femme devenait soudainement libre de la plupart des lois de l’empire relatives au genre, libre de prêcher et de diriger sa communauté, libre de prendre modèle sur les apôtres.

La majorité des vierges étaient des femmes des villes qui formaient leur propre réseau d’églises domestiques. Elles affichaient leur indépendance vis-à-vis des hommes, refusant de se cacher ou de se voiler. Elles s’habillaient pour se faire remarquer, adoptant parfois des vêtements et des coiffures masculins (certaines se tondaient la tête), et prêchaient dans les rues en se travestissant. Des femmes de toutes les couches sociales, dans un mouvement qui évoque l’exode des hippies de la fin des années 1960, ont pris la parole dans les rues: dans les banlieues américaines, elles abandonnaient leurs parents, leurs maris et leurs foyers pour suivre des prophètes qui prétendaient offrir une interprétation plus austère et plus vraie de l’Évangile, ainsi qu’une vie chaste sur un pied d’égalité avec des hommes tout aussi dévoués.
Cette vie en dehors des conventions sociales ne durera pas. Vers la fin du troisième siècle, l’empereur Dioclétien ordonne des attaques généralisées contre les femmes chrétiennes. Toutes les femmes sans partenaire qui refusaient de se marier devaient être violées ou prostituées. 1000 veuves ont été martyrisées à Antioche; 2 000 vierges ont été martyrisées à Ancyre [des chiffres venues des sources chrétiennes, disons qu’ils sont symboliques].

Ribera, Saint Jérôme au désert

Dans le même temps, la place des femmes au sein du mouvement, autrefois exceptionnellement ouvert, a commencé à se réduire. Alors que le christianisme s’étendait au domaine politique, devenant une institution ambitieuse visant à durcir sa doctrine et ses pratiques, une décision fut prise: les femmes n’exerceraient plus de ministère, ne prophétiseraient plus, ne baptiseraient plus et, par souci de cohérence, nombre de leurs récits ne seraient pas conservés.

Alors que l’Église verrouillait les rôles de ses fidèles -le concile de Nicée, première tentative de consensus sur la doctrine de l’Église, a été convoqué en 325- il restait encore des individus qui ne se laissaient pas enfermer. Cela nous ramène aux maisons de l’Aventin, au cœur de l’Empire: le groupe de femmes nobles de Marcella.

Liberale Da Verone

En recodant les mises à l’écart volontaires des Citoyens, Jérôme enlève à l’Empire une épine à la patte

Un membre éminent du groupe -que nous connaissons grâce à ses contemporains, Jérôme et l’historien Palladius -était Melania. Fille d’un ancien consul, mariée à une grande famille romaine, elle faisait partie des personnes les plus riches de l’empire. Cependant, rien de tout cela ne l’avait protégée de ce grand égalisateur qu’est la maladie et, alors qu’elle n’avait que 22 ans, son mari et deux de ses trois fils tombèrent malades et moururent. C’est alors que Melania s’est tournée vers la religion. Elle s’est convertie au christianisme et a rejoint le cercle de Marcella. Dans un geste étrange pour une aristocrate, elle a décidé de se rendre en Égypte, dans le désert.

À la recherche de quelque chose de plus profond et de plus dur que la vie chrétienne officiellement sanctionnée et assimilée, des hommes et des femmes ont commencé à se réfugier dans le désert -en Égypte, en Syrie, en Perse et dans l’actuelle Turquie- pour vivre en tant que mystiques.

Les récits contemporains du IVe siècle font état de dizaines de milliers de personnes qui ont renoncé au monde matériel et sont parties à la recherche d’une spiritualité indépendante, soutenues uniquement par leur communauté ascétique locale ou par un réseau informel de compagnons ermites. Certains d’entre eux, dans ces terres désolées, ont été surnommés les Pères du désert: ils ont donné naissance à la vie monastique chrétienne.

Joos van Cleve, Jérôme traduit la Bible

De retour dans les villes et les villages, la nouvelle de l’existence de ces personnes se répandit, attirant d’autres personnes à leur recherche, dont Mélanie. Discrètement, avant que le gouvernement ne puisse la forcer à se remarier (conformément à la loi), elle désigne un tuteur pour son fils restant, charge tous les biens qu’elle peut sur un bateau et prend la mer, emmenant avec elle un grand nombre de femmes et d’enfants de sa famille. Une fois arrivée à Alexandrie, elle a rapidement liquidé ses biens. Elle avait renoncé à la sexualité, elle avait renoncé à son dernier fils survivant, et elle entamait maintenant un processus de plusieurs décennies pour se débarrasser de tout son argent.
Melania a étudié avec les ascètes du désert et les a suivis lors de leurs visites dans les communautés monastiques de la région.

Chaque personne avait sa propre cellule dans laquelle elle priait, jeûnait et punissait son corps. Les ascètes parlaient rarement. Lors des prières collectives ou des repas silencieux, ils portaient des cagoules pour éviter de se regarder les uns les autres. Parfois, quelques hommes ou femmes disparaissaient pour marcher un jour ou deux jusqu’à la ville la plus proche et prêcher dans les rues, s’insurgeant contre le paganisme ou suscitant un débat théologique passionné.
Mais au bout de six mois environ, le gouverneur d’Alexandrie a banni les moines et tous les chrétiens nicéens en Palestine. Melania décide de les suivre en exil. Se déguisant en esclave, elle se faufile chaque nuit dans leur enceinte pour rendre visite à ces hommes pieux et leur apporter tout ce dont ils peuvent avoir besoin, en payant de ses propres deniers.

Caravage, Jérôme, le Patron des traducteurs, au travail

Le consul de Palestine apprit ce que faisait Melania et, ignorant ses nobles racines, l’a fit arrêter et emprisonner. À ce moment-là (selon Palladius), elle choisit de se mettre en retrait, affirmant clairement qu’elle a choisi de se trouver dans cette situation inférieure. Je suis la fille d’Untel et la femme d’Untel, mais je suis l’esclave du Christ. Et ne méprisez pas la modicité de mes vêtements. Car je suis capable de m’exalter si je le souhaite, et vous ne pouvez pas me terrifier de cette façon …

Lorsque c’est nécessaire, Melania n’hésite pas à utiliser sa position financière et sociale pour soutenir sa religion. Le consul la laisse alors faire. Lorsque les hommes sont enfin libérés, cinq longues années plus tard, Melania est prête pour un nouveau travail. Elle décide de se rendre à Jérusalem, où elle investit son argent dans la construction de deux communautés monastiques sur le mont des Oliviers: une pour les hommes (dirigée par son chaste collaborateur, Rufinus) et une pour les femmes. Elle y vécut pendant 27 ans, veillant sur le couvent, s’occupant des pèlerins et des réfugiés et travaillant avec les pauvres. Sa réputation était si impressionnante que Jérôme l’a qualifiée de sainte vivante.

Melania a vendu les terres qui lui restaient, a distribué le reste de son argent et est morte comme une légende à l’âge de 70 ans.

Marinus Claesz, Jérôme

Il reste peu de traces des ascètes du désert avec lesquels Melania a étudié et, bien qu’il y ait eu deux fois plus de femmes que d’hommes dans le désert, nous en savons encore moins sur les mères du désert. Un petit recueil de leurs paroles a été transmis oralement, mais on ne sait presque rien de leur vie. Qui étaient ces ermites et ces mystiques? L’histoire de Susanna -bien qu’elle ait vécu plus tard que les autres- est un rare portrait de la voie sévère empruntée par ces femmes.
Au Ve siècle, une fillette de huit ans de l’Arzanène persane demande à ses parents de l’emmener visiter les lieux saints de Jérusalem. Elle en avait sans doute entendu parler, car des milliers de pèlerins traversaient chaque année la région pour se rendre précisément à cet endroit. Mais ses parents l’ont rejetée, ils en ont ri. Leur fille n’avait même pas étudié les Écritures, alors qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier pour elle?

Icône du VIéme siècle, rarissime: la plupart ont été détruites pendant la crise iconoclaste

Elle s’est donc enfuie de chez elle, a rejoint une caravane de pèlerins chrétiens et a fait du stop jusqu’à Jérusalem. Là, ils s’arrêtent sur chacun des sites pour prier, et bientôt la jeune fille, portée par cet élan spirituel, part seule. Elle trouve un couvent dans le désert et commence une nouvelle vie. Elle se rendit à un endroit dont elle avait entendu parler, une communauté de nombreuses femmes quelque part près de Gaza.
La vie ascétique est rude pour la jeune fille, qui se rebaptise Susanna. Les sœurs n’étaient pas enclines à la dorloter -elle était souvent giflée et réprimandée- mais elle gagna peu à peu leur respect. Au bout d’une dizaine d’années, Suzanne est devenue l’une des chefs du groupe. Lorsque les femmes ont été contraintes de se convertir au christianisme chalcédonien (une branche plus récente de l’Église) sous la menace de la torture, les sœurs restantes se sont tournées vers elle.

Elle a décidé qu’elles feraient ce que des milliers de chrétiens de différentes traditions avaient déjà fait: elles s’enfonceraient dans le désert et y construiraient une nouvelle communauté.

Monnaie de Constantin

L’histoire de Suzanne, racontée par l’évêque Jean d’Éphèse, chef d’une branche orientale de l’Église, dans ce qui est aujourd’hui la Turquie, prend ici une tournure encore plus dramatique. Dans une séquence d’événements typique des descriptions de la vie des saints (et même de Moïse et de Jésus), Suzanne s’est rendue dans le désert et a été confrontée au Mal. Un jour, après avoir erré loin dans les dunes, priant tout en marchant, elle découvrit une grotte.

C’était plutôt un grand trou de pierre dans la terre, cette grotte, et, comme par instinct, Suzanne y descendit et s’assit sur le sol dur. Au cours des jours et des nuits qui suivirent, des démons lui apparurent, l’un après l’autre, car tout comme les personnes qui se punissent elles-mêmes et les dévots sont attirés par le désert, les esprits maléfiques y sont également attirés, dans leur forme la plus brute, dit-on.
De retour au couvent, les autres sœurs sont malheureuses et désorientées, jusqu’à ce que les habitants du village le plus proche les conduisent à la grotte. En scrutant l’ouverture, elles découvrent Suzanna, à plat ventre sur la terre et le gravier, gémissant et priant à haute voix.

Le rapt d’Hylas par les Nymphes, marqueterie de pièces de marbre, IVéme siècle

Les sœurs la supplièrent de revenir avec elles. Par la force, elles essayèrent de l’enlever, de tirer sur ses membres, de la soulever et de la faire sortir, mais elle résista. Dieu voulait qu’elle reste à cet endroit, dans la prière et la pénitence. Pendant les trois années qui suivirent, les sœurs rendirent visite à Suzanna une fois par semaine pour lui apporter de l’eau et quelques morceaux de pain sec. Au fil du temps, le bruit se répandit que la femme était seule dans la grotte, qu’elle jeûnait et qu’elle se nourrissait d’eau, priant et luttant contre les démons. Son choix de s’isoler a attiré les gens vers elle -de nombreux visiteurs sont venus la voir, d’Alexandrie et de villages libyens. Finalement, un saint homme plus âgé arriva, emmenant avec lui dix disciples. Avec les sœurs, ils conçurent un monastère dans le désert, avec des enclos séparés pour les hommes et les femmes, et ils convainquirent Suzanna de sortir enfin de sa grotte pour les guider. Elle y passa ses dernières années, acceptant de parler de la vie monastique à quiconque lui rendait visite, mais toujours de derrière le mur. Au moment de sa mort, elle n’avait pas regardé le visage d’un homme depuis 25 ans.

Dans toute l’Égypte, les gens se transmettent les enseignements de Suzanna, les récits de son ascétisme, ses mises en garde contre l’apocalypse, son exigence que chaque personne demande pardon pour la nature pécheresse avec laquelle elle est née. On parle de plus en plus de ses pouvoirs, qu’il s’agisse de sa capacité à guérir les maladies ou de son aptitude à combattre des démons lointains par la seule force de son esprit. Comme l’écrit Jean d’Éphèse, C’est une femme, mais elle est de pierre, et au lieu de chair, elle est de fer.

Avitus, vers 450

Tout comme Suzanna a quitté ses parents et Melania a abandonné son dernier fils, Paula, la plus célèbre de ces femmes chrétiennes primitives, a défié les mœurs conventionnelles de la féminité: elle a choisi la pratique spirituelle au détriment de la famille.
Comme Melania, Paula était membre du cercle de Marcella à Rome. Après avoir donné naissance à un héritier mâle (après quatre filles), elle a fait vœu de chasteté et a commencé à passer du temps dans la maison de Marcella. À la mort de son mari, peu de temps après, elle se consacre entièrement à la religion. Riche veuve de 35 ans, Paula rencontra Jérôme, qui l’aida à superviser son propre groupe de femmes ascétiques, dont faisaient partie ses enfants.
En l’espace de deux ans, cependant, les relations étroites entre les deux chastes (?) chrétiens sont devenues l’objet de commérages. À peu près à la même époque, la fille aînée de Paula mourut -peut-être à cause d’un jeûne excessif- et une foule en colère jeta des pierres à Paula dans la rue pendant le cortège funèbre.
Jérôme quitta Rome et Paula le suivit, emmenant sa fille Eustochium, encore vierge, et laissant derrière elle ses autres enfants (y compris son fils en bas âge). Jérôme décrira plus tard cette décision:

Faisant fi de sa maison, de ses enfants, de ses serviteurs, de ses biens et, en un mot, de tout ce qui est lié au monde, elle était impatiente … seule et non accompagnée … de se rendre au désert.

Bartolomeo Cavarozzi, Jérôme avec les dieux d’autrefois (devenus des anges)

Alors que ses enfants se tiennent sur le rivage et regardent le bateau partir, Paula, debout sur le pont, leur tourne le dos. En cet instant, elle s’est transformée de Pénélope en Ulysse, de la femme qui attend toujours à l’homme qui toujours repart.
Elle ne se connaissait plus en tant que mère, écrit Jérôme, afin de pouvoir se considérer comme une servante du Christ. Cependant, son cœur était déchiré et elle luttait contre son chagrin, comme si elle était séparée de force d’une partie d’elle-même. Ce choix douloureux, insiste Jérôme, fait que tous admirent d’autant plus sa victoire.

On ne sait pas très bien à qui Jérôme fait référence -jusqu’à la fin de sa vie, ses amis ont essayé de la ramener à Rome, et les critiques l’ont accusée d’avoir perdu la tête. Mais Melania et Suzanna ont fait de même; et c’est aussi ce que Jésus a fait, en refusant d’accorder à sa mère un respect ou une attention particulière. La rupture des liens familiaux est le symptôme d’une vocation plus élevée, ce qui est d’autant plus choquant lorsqu’elle est le fait d’une mère. Comme l’a écrit Jérôme, Paula dépasse son amour pour ses enfants par son plus grand amour pour Dieu.
Avec Jérôme, Paula et Eustochium ont passé plus d’un an à voyager à travers Jérusalem (où ils ont visité le monastère de Melania) et l’Égypte (où ils ont séjourné chez les Pères du désert). Finalement, ils s’installèrent à Bethléem, où Paula utilisa son propre argent et son crédit pour établir deux monastères, l’un pour les hommes, supervisé par Jérôme, et l’autre pour les femmes. Le couvent était un mélange de femmes de différentes classes sociales et de différents pays, unies par les vœux qu’elles avaient prononcés, leur ségrégation totale des hommes, même des eunuques, et leur renoncement à toute possession personnelle et à toute forme de vanité. Paula, fanatique dans sa pratique, aimait à dire: Un corps et un vêtement propres signifient une âme impure.

Zeugma, actuelle Turquie, IVéme siècle: une période d’instabilité …

Les raisons requérant les soumissions familiales, religieuses et même politiques des femmes chrétiennes et païennes sont intimement liées.

Mais c’est en tant qu’intellectuelle qu’elle a marqué les esprits. Elle a géré les travaux d’érudition de Jérôme et lui a suggéré de traduire la Bible (alors en hébreu et en grec) en latin. Elle l’a aidé à réaliser cette traduction, en lui fournissant tous les documents de référence. Ayant appris l’hébreu, elle a édité le manuscrit pour lui, et elle et sa fille ont fait des copies à la main. Cette version de la Bible, connue sous le nom de Vulgate, est devenue la version standard de l’Église catholique pendant environ 1 500 ans.

Lorsque Paula est morte, à l’âge de 56 ans, des évêques de plusieurs villes étaient présents pour porter personnellement son corps dans l’église de la Nativité à Bethléem, au-dessus de la grotte censée être le lieu de naissance de Jésus. Les habitants de toute la Palestine ont envahi les rues, et même les ermites du désert et les vierges cachées dans leurs cellules sont sortis pour lui rendre hommage. Pendant une semaine entière, ils ont chanté des psaumes. Jérôme a été enterré à ses côtés 16 ans plus tard.

Marcella, Melania, Susanna et Paula ont choisi de vivre en marge de la société. Entre elles, elles ont désobéi à leur famille, donné tout ce qu’elles possédaient, se sont éduquées, ont produit des ouvrages savants, ont fondé des communautés entières et ont été saintes. Mais leurs propres paroles n’étaient pas considérées comme suffisamment importantes pour être transmises. Que pouvaient-elles dire sur l’Évangile que leurs pairs masculins n’avaient pas déjà dit? Comment pouvaient-elles comprendre leurs actions suffisamment bien pour raconter leur propre histoire?

Monastère de San Millan de La Cogola, XIVéme siècle

Ce que nous savons de Suzanna, nous le savons grâce à Jean d’Éphèse. Et nous connaissons Melania grâce à Palladius et Jérôme. Bien que la vie et l’œuvre de Paula nous parviennent également à travers les lettres de Jérôme, son collaborateur de longue date, certains récits ultérieurs de la vie de Jérôme -ce qui n’est peut-être pas surprenant- omettraient sa relation étroite avec Paula pour permettre une hagiographie plus conventionnelle. Comment raconter l’histoire d’un grand homme si une grande femme est au centre de cette histoire? Ce n’est là qu’un exemple de ce qui peut être perdu lorsque l’histoire est racontée exclusivement par des hommes.

Les biographies de Melania, Suzanna et Paula sont devenues des récits de résistance, de rejet de la manière dont l’Église, devenue organe officiel de l’État, avait commencé à limiter la vie de ses femmes.

Ce sont des récits de femmes qui ont quitté leur famille, se sont débarrassées de leur statut social, ont donné leur argent comme elles l’entendaient, ont revêtu des vêtements d’hommes, se sont échappées de leur ville et ont voyagé dans le désert. Elles se sont enfoncées si profondément dans le désert qu’elles en ont touché le cœur, l’endroit où nous allons pour être mis à l’épreuve. Et elles ont fait face à tout ce qu’il y avait là, y ont survécu et ont été transformées.

Traduit de l’Américain par mes soins

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