1 Le christianisme est apparu dans l’Histoire, puis il a disparu

S’il suffisait d’être enterré …

De telle sorte que nous avons à fabriquer pour notre temps sa présence. Et pas plus qu’on a des idées innées, on ne naît chrétien. Il faut le devenir; et le devenir sans cesse: ce n’est que par l’illusion d’une habitude acquise et bien rodée qu’on a le sentiment que le christianisme va de soi. Or il va si peu de soi que la plupart des hommes l’ignorent; et que ceux qui croient pouvoir en bénéficier spontanément sont plus éloignés encore du christianisme par leur erreur que ceux qui ne le connaissent pas.

Il existe donc une historicité du christianisme. Mais quand Kierkegaard l’affirme, dans les années 1830, 1840 et 1850, il risque de tomber dans les filets hégéliens. Certes, Hegel avait dit, dans sa Vie de Jésus, que la signification de la vie de Jésus était irréductible à la suite d’événements qui ont fait sa vie. Mais il est clair que, dans ses œuvres postérieures, le christianisme est traité comme une figure de l’Esprit parmi d’autres qui a résolu les difficultés des figures précé­dentes et qui, à son tour, va se trouver dépassée par des figures qui l’intégreront comme un simple moment d’elles-mêmes, lesquelles, avec plus d’intelligence, comprennent mieux ce que le christianisme ne parvenait pas à expliquer de lui-même. En d’autres termes, le christianisme n’est qu’un moment dans un progrès de la conscience qui se développe totalement.

Or Kierkegaard récuse cette façon -idolâtre!- d’envisager l’histoire. Très proche sur ce point de Marx, il affirme que l’histoire n’est pas un sujet; elle ne pense pas. L’histoire est un assemblage de faits et d’événements; mais elle n’agit pas et n’a pas d’intelligence de soi. Ce qui rend pourtant Hegel très difficile à réfuter pour Kierkegaard, c’est que l’articulation du temps et de l’éternel s’envisage à peu près de la même façon chez l’un et chez l’autre: la conscience de soi se sert de l’empiricité comme de signifiants pour se dire elle-même; chez Kierkegaard, le monde des phénomènes indique bien, de même, le lieu dans lequel les décisions se prennent.

De part et d’autre, le matériau privilégié pour travailler en philosophie est celui du langage. De part et d’autre, l’identité et la stabilité du chris­tianisme ne se saisissent jamais qu’à travers sa temporalité. Mais la différence d’un auteur à l’autre est patente: chez Hegel, la sommation des événements et des phénomènes d’une époque est globale et l’on peut en recueillir le résultat. Kierkegaard n’a pas de mots assez durs pour qualifier ce genre de prétention.

Sans le dire ainsi, Kierkegaard se sert d’une méthode qui est celle des fictions. Elle ne prétend nullement totaliser des processus et s’en tient modestement à mettre en formes des bribes de rationalité. Des petits morceaux d’histoire, des petits morceaux de récits permettent de construire quelques fragments du religieux, exactement comme on fait coïncider ou jouer l’une avec l’autre, des séries; sans autre prétention que celle d’avoir à refaire constamment et à nouveaux frais la même opération autour d’autres fragments d’histoire ou de narration.

Lintérêt de faire coïncider des séries ou de travailler leurs rapports, c’est de regarder comment s’enchevêtrent des éléments que l’on est tenté de comprendre comme hétérogènes, alors que leur réalité et leur fiction sont, jusqu’à un certain point, réversibles. Mais il n’est nullement question de sommer ces suites ou ces séries pour en faire une totalité. Ces discours sont fragmentés, destinés à rester fragmentés. Si la vie des hommes peut s’en emparer pour les exister, c’est l’affaire de chaque Individu, mais nullement celle d’une collectivité qui ferait de ces fragiles esquisses de discours un système global.

Il est une irréductible difficulté d’articuler le métaphysique, le spéculatif, à l’action, au pratique. Il faut le mensonge hégélien pour imaginer l’avoir vaincue ou le feindre.

L’anti-hégélianisme de Kierkegaard peut se prendre sous un autre angle encore; il ne faut surtout pas prendre le christianisme comme se présentant dans la suite logique d’autres périodes, comme s’il en était la conséquence: la meilleure preuve que le christianisme est une surrection sans continuité avec ce qui précède est qu’il est occasion de scandale et se donne pour tel. Même les béatitudes parlent de ce scandale. La rémission des péchés ne saurait découler de façon immanente de la conscience du péché. L’événement Christ -comme fait historique- ne se déduit pas de la situation extérieure; tous ceux qui s’y sont risqués, en transformant le Christ en personnage historique, investi d’une mission politique, se sont trompés et ont perdu de vue que la difficulté principale était et est d’introduire dans le temps un certain nombre de fondamentaux chrétiens: la rédemption, la rémis­sion des péchés, la résurrection, l’ascension. Comment ces événements sont-ils réalisables dans le temps humain? Comment la diversité temporelle peut-elle être la demeure de l’éternel?

Marie, Saint Théodore, Saint Jean Baptiste, émaux byzantins, vers 1000

A suivre …

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