La Nuit va dévorer le Monde

Martin Heidegger pose un diagnostic sur l’époque: le monde ne fait plus sens! Et c’est bien pourquoi il est frénétiquement en quête de sens. Prolifèrent significations, interprétations et valeurs -du toc, des ersatz, du strass et des simulacres.

Et, plus éprouvant encore, toute chose est ainsi contrainte d’avoir un sens, d’être légitimée quant à son utilité ou sa valeur -que celle-ci soit morale, esthétique ou marchande. L’homme est réduit à être le salarié du sens. Or un salarié -un esclave, pour parler comme Nietzsche, et les esclaves sont au pouvoir!- est en dette perpétuelle: le sens est le prix d’un travail et doit valoir la peine. Il est l’universelle commutativité de la valeur d’échange dans une économie du crédit généralisé.

Une telle époque est foncièrement historienne ou historiciste. Relativisant tous les contenus, elle occulte du même coup le principe d’intelligi­bilité de son essence, qui n’est rien d’autre que l’accomplissement métaphysique des Temps Modernes. Ces derniers se caractérisent par la position de l’homme comme substrat de toute réalité. C’est ainsi que Descartes détermine le sens de l’être à partir de la subjectivité du cogito et que Leibniz unifie dans le concept de monade les deux acceptions du sujet comme substrat et subjectivité.

Luc Choquer, En allant travailler pour rembourser la dette

Le propre de l’Être est alors d’être représenté, en tant qu’il est fabricable et explicable, pouvant être tenu comme un fonds ou une réserve dont seul le sujet humain est comptable. C’est dans le même mouve­ment que ce sujet s’émancipe de la tutelle de l’autorité ecclésiale et que le rapport au divin devient affaire privée. L’ère de la parfaite absence de sens tend alors à devenir celle des idéologies ou des conceptions du monde, pour qui calculabilité et sécurisation sont poussées à l’extrême. Le calcul invente ainsi des valeurs culturelles et sociales qui se donnent comme universelles, universelles en un sens mathématique … -Éminemment les Droits de l’Homme, monstrueux blasphème contre l’Être.

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Pourquoi des poètes? in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962, p. 220-221

Pourquoi des poètes en temps de détresse? Nous comprenons aujourd’hui à peine la question. Comment pour­rions-nous comprendre la réponse que donne Hölderlin? Le mot de temps signifie ici l’âge dont nous-mêmes faisons encore partie. Avec la venue et la mort du Christ a commencé, pour l’expérience historiale de Hölderlin, la fin du Jour des Dieux. C’est la tombée du Soir. Depuis que trois dieux frater­nels, Héraclès, Dionysos et le Christ ont quitté le monde, le soir de cet âge décline vers la nuit.

La nuit du monde étend ses ténèbres. Désormais, l’époque est déterminée par l’éloi­gnement du dieu, par le défaut de Dieu. Ce défaut de Dieu, appréhendé par Hölderlin, ne nie cependant pas la persistance d’un rapport chrétien à Dieu chez les individus et dans les églises; il ne juge pas ce rapport de façon déprécia­trice. Le défaut de Dieu signifie qu’aucun dieu ne rassemble plus, visiblement et clairement, les hommes et les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d’un tel rassemblement, l’Histoire du monde et le séjour humain de cette Histoire. Mais encore pis s’annonce dans le défaut de Dieu. Non seulement les dieux et le Dieu se sont enfuis, mais la splen­deur de la divinité s’est éteinte dans l’Histoire du monde. Le temps de la Nuit du monde est le temps de la détresse, parce qu’il devient de plus en plus étroit. Il est même devenu si étroit, qu’il n’est plus même capable de retenir le défaut de Dieu comme défaut.

Grèce, esclaves d’État dans les mines. La splendeur de la divinité ne s’était pas éloignée encore, enfin pour quelques uns.

Avec ce défaut, c’est le fondement du monde, en tant qu’il le fonde, qui fait défaut. Abîme signifie originellement le sol et le fondement vers lequel, dans la mesure où il est au plus profond, quelque chose pend le long de la pente. Pourtant, dans ce qui suit, le a de abîme sera pensé comme l’absence totale de fondement. Le fondement est le sol pour un enraci­nement et une prestance. L’âge auquel le fond fait défaut est suspendu dans l’abîme. A supposer qu’à ce temps de détresse un revirement soit encore réservé, ce revirement ne pourra survenir que si le monde vire de fond en comble, et cela signifie maintenant tout uniment: s’il vire à partir de l’abîme. Dans l’âge de la Nuit du monde, l’abîme du monde doit être appris et épuisé. Or, pour cela, il faut que certains atteignent à l’abîme.

Le tournant de cet âge n’advient pas par l’irruption sou­daine d’un nouveau dieu, ou par la rentrée de l’ancien, surgissant de sa réserve. Vers où se tournerait-il lors de son retour, si auparavant un séjour ne lui était préparé par les hommes? Et comment le séjour du dieu pourrait-il être à sa mesure si une splendeur de divinité n’avait pas commencé de briller auparavant en tout ce qui est.

Commentaire

Heidegger interprète ici la pensée nietzschéenne de la mort de Dieu comme la parole ultime de la métaphysique achevée, à savoir de ce processus historial qui a commencé avec Platon et qui s’achève dans la position nietzschéenne du caractère inconditionné de la subjectivité sous la forme de la volonté de puissance.

Notre époque est caractérisée comme l’âge de la détresse. Hölderlin apparaît alors avec Nietzsche comme celui qui est allé le plus loin dans cette perspective. Réinterprétant l’Œdipe-roi de Sophocle dans le sillage de Kant, Hölderlin y voit la tragédie du retrait du divin: le tragique d’Œdipe tient à ce qu’il expérimente ce que le poète caractérise comme le détournement catégorique de l’homme et du dieu qui se détournent l’un de l’autre. C’est la raison pour laquelle Œdipe est dit athéos, non point au sens d’un athéisme vulgaire, mais au sens où il est séparé, exilé du divin. Œdipe incarne ainsi pour Hölderlin le tragique moderne par excellence, celui de la mort lente et de l’impossible union au divin. Dans l’élégie Pain et Vin, il médite cette expérience du retrait du divin à partir de celle de la mort du Christ qui est pour lui, après Héraclès et Dionysos, le dernier des dieux de la Grèce. La nuit du monde est donc ce moment où le monde est dépouillé du divin. Un tel défaut de Dieu doit se penser indépendamment de la persistance du phénomène religieux et du rapport chrétien à Dieu. Cette fuite des dieux et cette nuit du monde Heidegger les interprète à partir de sa question directrice qui est la question du sens de l’être et qui consiste à comprendre l’histoire de la métaphysique comme celle de l’oubli croissant de l’être. La détresse de l’époque ne tient pas alors simplement à la disparition du sens du sacré et au désenchantement du monde, mais elle signifie que le Dieu en vient à ne plus même faire défaut, car son défaut ou retrait n’est plus perçu comme tel. On peut alors dire que ce qui caractérise l’époque est que la détresse y est foncièrement absence de détresse, dans le mesure où l’être n’y apparaît plus comme digne de question. L’oubli de l’être devient ainsi oubli de cet oubli même.

C’est donc le fondement même du monde qui en vient à faire défaut dans l’inca­pacité de l’époque à ouvrir un monde. Aussi un tel âge est-il suspendu dans l’abîme. Or, cette notion est foncièrement équivoque: elle désigne, en un sens positif, le fond vers lequel quelque chose pend ainsi que, en un sens négatif, l’absence de fond, le vide pur et simple. Il semble alors que l’époque procède d’une unification de ces deux sens: l’âge de l’absence de fond est suspendu à l’abîme, qui est alors ce qui donne à penser. L’abîme devient alors ce à partir de quoi un revirement est possible.

Certains en sont effrayés! Ceux qui tirent profit de l’indéfinie perpétuation de la crise du sens. Ils se consumerons d’eux-mêmes.

La détresse ultime est donc cette absence de détresse, qui fait que l’abîme n’est plus visible. L’époque est indigente non seulement du fait de la mort de Dieu, mais parce que les Mortels ne se savent pas comme Mortels. C’est ce nom de mortel, cette finitude essentielle, que nous devons apprendre à méditer. Dès lors, la tâche de la pensée est d’apprendre à séjourner dans son rapport à l’être. Réapprendre en effet ce que les Grecs ont nommé ethos, séjour, c’est aussi savoir que l’homme n’est pas maître en la demeure, une fois épuisées téléologies et sotériologies.

Commentaires de Jean-Marie Vaysse, Kant et la finalité, 1999

Dans ce texte heideggerien (qui est un collage, peut-être revendiqué comme tel: de la Répétition naitra la Différence!) on notera le recyclage de Husserl (la crise), celui d’un Nietzsche pseudo-aristocratique (les esclaves au pouvoir), de Descartes, héraut d’une subjectivité sans assises, de Schelling (l’Abîme, ou le Fond sans Fond, un Principe Barbare qui n’a vraiment rien à voir avec le saccage des locaux syndicaux par la SA). On ajoutera l’invention d’une Grèce fantasmagorique, pure insulte envers le chagrin d’Hölderlin, et l’entrée en scène nazi-kitsch d’un Christ aryen.

L’analytique de la finitude est devenue un mauvais rêve …