… Je vis un ange qui volait par le milieu du ciel, ayant un Évangile éternel pour le proclamer aux habitants de la terre, à toute nation, à toute tribu, à toute langue et à tout peuple, et qui disait d’une voix forte: Craignez Dieu et glorifiez-le, car l’heure de son jugement est venue !
Apocalypse, XIV, 6.
Lorsque l’univers créé approchera de son terme, une autre révélation sera donc apportée aux hommes par l’Esprit, un autre Évangile qui prolongera celui du Christ jusqu’aux jours où les siècles inclineront à leur consommation. Ainsi l’a jadis annoncé le vieillard de Patmos. Le temps finira et tous ceux qui attendent cette fin dans l’espoir ou le tremblement, aimeraient dès maintenant voir s’ouvrir devant eux les pages prophétiques de L’Évangile éternel.
C’est le 23 octobre et le 4 novembre 1255 que, par lettres adressées d’Anagni à Renaud, évêque de Paris, le pape Alexandre IV condamna, en formules du reste empreintes de mansuétude pour les auteurs, l’Évangile éternel, compilation anonyme de frères mineurs, en particulier du frère Gérard de Borgo-San-Donnino, laquelle avait fait l’objet des commentaires passionnés des théologiens, l’année précédente, au parvis de Notre-Dame.
Or, vers le milieu du 13éme siècle, parut un livre auquel les clercs attribuèrent aussitôt ce titre d’Évangile éternel et qui rassemblait, non sans interpolations ni apocryphes, les écrits d’un moine visionnaire, trépassé cinquante ans auparavant, le saint abbé de Flore, Joachim.
Cette œuvre allait enfiévrer les cloîtres et les écoles, provoquer dans l’Église et la société entière une crise spirituelle, susciter presque une hérésie. Toutes les âmes inquiètes et douloureuses, avides d’un renouveau, crurent que s’inaugurait la grande ère sabbatique, prédite par l’Apocalypse de Jean. Toutes regardèrent vers le ciel pour y épier les signes de la colère ou du pardon, l’étoile Absinthe, la clef de l’Abîme, les sauterelles couronnées et le galop du cheval pâle, monté par Celui qui se nomme la Mort.
L’Évangile éternel est aujourd’hui oublié. Mais beaucoup se persuadent encore, sans que les démente leur raison, que nous habitons seulement, avec nos corps de chair, une minime part du temps vivant, que, pour accéder à notre accomplissement, il nous faudra parvenir, au-delà de ce temps, dans une autre durée et que l’Histoire cessera, l’Histoire linéaire au long de laquelle se succèdent illusoirement les générations. Car, comme il y eut une origine, il y aura par nécessité un terme. Ceux-là escomptent, tels, autrefois, les disciples de Joachim, l’avènement d’un Règne inconnu et ils se surprendraient volontiers à guetter, surgi du fond de l’espace, le vol de l’ange, porteur, dans ses mains de lumière, du livre où s’inscrivent les promesses des revanches ultimes et de la joie qui ne finit pas.
Hôtes d’un monde clos, circonscrit dans l’espace par le vieil Océan où, chaque soir, s’enfonçait en grésillant le soleil, et tout entier compris entre le sol brûlant de l’Érèbe et la voûte cristalline des étoiles fixes, nos pères ressentaient aussi le besoin d’une histoire limitée dans le temps et soumise à l’ordonnance d’un immuable programme dont la logique se trouvait définie par les textes révélés. Ils acquéraient du même coup une conscience assurée du rôle qui à chacun était dévolu, comme acteur du drame universel engagé par la Création. Connaissant, de source sûre, la genèse de l’épreuve humaine, ils s’efforçaient d’en supputer la conclusion. Curiosité qui n’allait pas sans angoisse: quand naissait Joachim, les mémoires restaient encore bouleversées et meurtries des épouvantes de l’an mille.
Néanmoins, entre les lourdes nuées, chargées de noirs prodiges et d’atroces éclairs, que les versets de l’Apocalypse accumulaient sur l’horizon des siècles, certains croyaient voir s’infiltrer un rayon consolateur. Heureux ceux qui auront part à la première résurrection! (Apocalypse,XX, 6)
II était dit, en effet, que la Bête, d’abord triomphante, serait liée pour le répit d’un millénaire et, après saint Justin, après saint Irénée, après Tertullien, après Lactance, après saint Augustin d’Hippone, les chiliastes affirmaient que, sur la terre même, s’instaurerait un âge de délices et de paix, prélude du Jugement, où les fidèles seraient conviés à des agapes éclairées de flambeaux spirituels, où les coupes s’empliraient spontanément du vin consacré, où, pendant dix fois cent ans, une liesse suprême illuminerait un monde réconcilié. Pour les justes se rouvrirait le Jardin, fermé par la faute des origines et miraculeusement transplanté au couchant des jours.
A l’instar de tous les exégètes millénaristes qui l’avaient précédé, mais inspiré par une plus âpre exigence de systématisation et par un farouche souffle de mysticité, Joachim s’efforçait à son tour de reconstituer le tragique calendrier de l’avenir. Il élaborait ainsi une philosophie de l’histoire qui, éliminant le rôle de l’accident et du hasard, entendait l’assujettir aux seuls desseins de l’Esprit. Bossuet devait plus tard faire assumer par l’Esprit la direction du monde et de ses développements évolutifs, Hegel, montrer l’enfantement graduel de l’Esprit par le monde. Plus explicitement que Bossuet, que Hegel ou encore que l’école teilhardienne, Joachim retraçait, à la lumière des deux Testaments et de l’Apocalypse, la montée du monde à la rencontre de l’Esprit.
Trois ouvrages, composés au long des années, en des cloîtres divers, rédigés dans un latin broussailleux, foisonnant d’allégories et nourri de citations des Ecritures, révèlent les secrets qu’avait laissé pressentir au grand abbé la méditation des textes sacrés : le Psaltêrion à dix cordes, le Livre de la Concordance et surtout L’Explication de l’Apocalypse.
C’est sa réflexion sur le mystère trinitaire qui fournit à Joachim la première clef des énigmes de la création. Un dimanche de Pentecôte, dans son abbaye de Sambucine, comme tour à tour le tentaient les doctrines adverses des théologiens hétérodoxes, une voix intérieure lui suggéra le symbole du psaltêrion.
Cet instrument triangulaire auquel les religieux demandaient de soutenir leur chant dans le chœur, n’apparaissait-il pas, avec ses dix cordes frappées par le plectre, tel que la figure même de la Trinité? Au Père s’identifiait la structure sonore; au Fils, le psaume qui s’en exhalait; à l’Esprit, le mode de psalmodie des choristes. Images nécessairement infidèles et vaines, puisque, par principe, l’intelligence des Mystères se refuse à la raison humaine. Mais, pour Joachim, il importait surtout de découvrir une voie entre les fausses spéculations des hérésiarques: celles qui, à la suite d’Arius, n’entendaient révérer, dans l’unité de sa substance, que le Père, monade divine, au détriment des deux autres Personnes, converties en démiurges secondaires; celles des trithéistes, ou prétendus tels, qui, comme Sabellius à Ptolemaïs ou Gilbert de la Porrée à Chartres, reconnaissaient trois entités distinctes par leur action ou leur nature. Le joueur de psaltêrion, lui, voulait réserver son adoration au Dieu un et triple, en sa gloire indivisible, en sa perfection ineffable.
Mais, à l’image de Dieu, tout est un, tout est triple, et pareillement l’univers créé, et pareillement l’Histoire. C’est ici qu’intervient l’illumination originale de l’abbé de Flore. Dans la dramaturgie de L’Être, une fois achevé le mystérieux combat des anges, chacune des trois Personnes divines ne doit-elle pas manifester à son tour sa puissance propre? Pour qui tente de déchiffrer le livre des âges, il semble que la face de Dieu se dévoile en trois fois. Trois sacerdoces successifs se partagent les étendues du temps.
Dominé par le Père, de qui l’esprit, dès le deuxième verset de la Genèse, se meut au-dessus des eaux, le premier Règne obéit à l’ancienne Loi. Il eut son principe avec Adam, son signe d’alliance avec Abraham, sa règle avec Moïse. La chair, proche encore de la faute originelle, l’eût emporté si n’avait été institué l’Ordre des Époux. Les anges eux-mêmes ne furent-ils pas sollicités par la beauté des filles de la terre, ne s’unirent-ils pas à celles-ci dans les forêts de l’Hermon, ne leur confièrent-ils pas de dangereux secrets, celui de polir les pierres précieuses, de composer les fards, d’allier les métaux de leurs parures et d’interroger les destins par les figures du ciel? De terrifiques châtiments ont périodiquement scandé cette histoire initiale de la perversité humaine, le Déluge, l’embrasement de Sodome qui ouvrit dans le soufre, la cendre et le bitume le sabbat primordial. C’est aux douze Patriarches qu’il appartint alors d’exercer le ministère et d’offrir sur les autels les prémices des moissons.
Le second Règne, celui du Fils, qu’annonça le Baptiste, a porté à un plus haut degré, par la Rédemption et la Grâce, la spiritualisation de l’Être. Le sacerdoce a été transmis aux douze Apôtres et à leurs successeurs: l’Ordre des Clercs assure, non sans défaillances parfois ni trahisons, le service du Seigneur. Le jugement de Babylone a préludé au second sabbat. Mais que de métropoles altières et corrompues ont mérité, au cours des âges, le nom de Babylone!
Comment ne pas attendre dès lors, avec l’avènement du Paraclet, un troisième Règne? Qui sait si déjà, criant dans quelque désert, vaticinant dans quelque couvent inconnu, n’a pas paru le troisième précurseur? Joachim l’eût volontiers identifié à saint Benoît de Nursie. Car, à son gré, seul l’Ordre des Moines pouvait prendre le relais de la suprême cléricature. Par l’ascèse contemplative et le renoncement absolu ils exalteraient l’esprit autant que le permettrait l’humaine nature et instaureraient la vraie Cité de Dieu. Leur chair régénérée, leur âme délivrée, hommes et femmes demeureraient les uns avec les autres, pareils aux anges dans la Jérusalem céleste. Les pauvres, les déçus, les déshérités viendraient prendre place au banquet divin, comme le soir où Jésus descendit s’asseoir chez Lévi à la table qu’entouraient les publicains appelés à la repentance.
Pour vérifier cette triple et majestueuse synthèse une méthode s’imposait, celle des concordances. Entre les deux règnes du Père et du Fils, entre l’Ancien et le Nouveau Testament, Joachim croyait pouvoir établir un parallélisme sans défaut. Personnages, événements répétaient, selon des similitudes irréfutables, les mêmes intentions eschatologiques à chaque révolution de la spirale des âges. Le génie systématique de l’abbé recomposait avec des formules l’évasive aventure humaine. Tout le passé du monde était sévèrement réparti en d’infrangibles cadres mathématiques.
Dans le grand triptyque cosmique, chaque règne se distribuait en sceaux, terme emprunté à l’Apocalypse, et l’on était en droit d’imaginer que, comme le suggérait la vision johannique, des anges officieux ouvraient et fermaient, selon une succession minutieusement ordonnée, les sceaux, dont chacun enserrait un nombre précis de générations. Il était dit, par exemple, dans le Livre de la Concordance: Le quatrième sceau est marqué au temps d’Élie et désigne toute la période qui dure jusqu’à Ézéchias, roi de Juda. Ce même sceau, dans la seconde série, est ouvert du temps de l’empereur Justinien et marque toute la période qui dure jusqu’aux papes Grégoire III et Zacharie, alors que le cinquième sceau va être rompu et que le patronage de l’Église, ayant été enlevé aux empereurs de Constantinople, va passer à Charles, roi des Francs, et à sa dynastie …
Ainsi les mêmes gestes sont réitérés, les mêmes paroles proférées, de millénaire en millénaire, avec une grandiose insistance, par des mains et par des bouches qui auraient cru traduire la volonté d’âmes neuves et libres. Henri l’Oiseleur persécute l’Église comme Nabuchodonosor avait humilié Jérusalem. La bataille de Civitella où le pape Léon IX succomba en 1053 devant les Normands reproduit la bataille de Maggedo où Josias périt en 610 avant le Christ sous les coups des Égyptiens. L’Évangile de Matthieu, celui de la Généalogie et de la Nativité, correspond au Livre de Job, dont les trois filles symbolisent les trois églises, de la Circoncision, des Grecs et des Latins. L’Évangile de Luc, celui de la Passion, reflète le Livre de Tobie; l’Évangile de Marc, celui de la Résurrection, le Livre de Judith, et, avec l’Évangile de Jean, celui de l’Ascension, c’est Esther qui resurgit sur la scène terrestre, la fiancée parée des trésors d’Ophir, image de la vie contemplative qu’élit le Christ, de préférence à la synagogue, écartée des noces mystiques comme la reine Vasthi l’avait jadis été de la couche d’Assuérus.
Prodigieux ballet de l’histoire humaine dont les figures identiques se succèdent solennellement au gré d’une puissante musique, pareille à celle qui ramène sans fin aux mêmes zones de l’espace, sur la piste du zodiaque, la ronde scintillante des constellations.
On se jugera peut-être fondé à retrouver ici un souvenir de la Grande Année des Anciens. Mais, alors que pour les adeptes des doctrines du Retour éternel, le temps se bornait à virer en rond comme un vieux chariot gémissant qui cahote dans la nuit, chaque rotation, pour Joachim, marquait une étape ascensionnelle en direction de l’Esprit.
Le passé, nous en avons appris les tribulations. Le présent, nous le vivons dans la chair frémissante des moments qui sans répit s’animent en nous. Mais, de cette double connaissance qui nous interdit de déduire l’avenir? S’il est vrai que le Père eut son règne, que le Fils va bientôt voir se conclure le sien, que les concordances nous ont révélé de l’un à l’autre de parfaites similitudes, la même méthode peut donc nous instruire de ce que sera demain le règne de l’Esprit. Dans un vertige visionnaire, Joachim s’aperçoit avec stupeur qu’il tient dans ses mains le magique instrument qui force les serrures du futur.
Dès lors les interrogations se pressent sur ses lèvres: quels seront le troisième Adam, le troisième Moïse, le troisième collège des Douze? Quand commencera le troisième sabbat? Il suffit de changer les noms et de transcrire en face des événements du passé ceux qu’une nécessaire harmonie va convoquer sur les tréteaux de l’avenir.
Une tentation guette, hélas! tous les prophètes, celle de vouloir trop en dire et de renoncer à la sagesse de l’imprécision. Joachim se perdit par son attrait intempérant pour l’arithmétique. Il avait supputé que le deuxième Règne devait comporter soixante-trois générations, dont vingt et une avant et quarante-deux après le Christ. La durée d’une génération étant de trente ans, le calcul permettait donc de fixer l’avènement du Paraclet à l’an 1260. D’autre part, Judith qui préfigurait par la chasteté de son veuvage l’Église des Apôtres, avait survécu à son époux et vaqué, dans la solitude de son logis, aux jeûnes et aux oraisons pendant mille deux cent soixante jours. Enfin, l’Apocalypse nous apprend que la Femme vêtue de soleil qui symbolise la vie contemplative, doit aussi être nourrie dans le désert pendant mille deux cent soixante jours.
Nonobstant toutes ces bonnes raisons l’an 1260 s’acheva sans qu’eût paru sur les nuées le vol de la Colombe. Joachim n’était plus là pour constater l’échec de ses méthodes numériques. Mais ses disciples tardifs qui, nus, hirsutes et sanglants, avaient processionné en se flagellant à travers villes et campagnes pour préparer la descente du Paraclet, en furent pour leurs frais.
Encore que les chiffres eussent menti, tout cependant n’était pas illusion dans les rêves oraculaires de l’abbé de Flore. Car, avec Dominique, avec François surtout, l’Ordre des Moines était venu effectivement, selon ses prédictions, donner un nouveau sens au message chrétien. A la voix du pauvre d’Assise un élan régénérateur avait convié les foules d’Occident à mieux comprendre l’appel des Béatitudes. En vérité l’aile du Séraphin avait étendu son ombre de flamme sur le mont Averne et imprimé au creux des paumes consentantes les stigmates du douloureux amour. Par le Cantique des Créatures s’était incarnée dans la nature entière une âme fraternelle. Non, il ne s’abusait pas, Joachim, lorsqu’il entendait son obscure cellule retentir d’une innombrable rumeur et les sandales des petits mendiants du Christ marteler en cadence les routes de l’avenir.
La Calabre où s’écoulèrent ses années d’enfance, avait déjà prêté ses cavernes et ses forêts aux mortifications des anachorètes grecs. Les enchantements païens de l’antique Sybaris étaient perdus dans l’oubli. Des solitudes brûlées, des marécages où paissaient les buffles ne s’exhalaient plus que des miasmes et les ascètes n’avaient de cesse qu’ils n’eussent gravi les escarpements rocheux pour échapper aux fièvres hallucinatoires et aux poisons qui montaient d’une terre mauvaise et hantée. C’est entre 1120 et 1130 que naquit Joachim au foyer d’un riche notaire, dans le petit bourg de Celico, près de Cosenza.
La province appartenait depuis peu au royaume de Sicile que les péripéties de l’histoire avaient alors placé sous l’autorité d’une dynastie étrangère, celle des féodaux normands. Joachim entrait à peine en adolescence que son père résolut de l’expédier à Palerme et obtint de le faire appeler en qualité de page à la cour de Roger. Curieux contrastes du sort qui conduisait le jouvenceau de son âpre, funèbre et fanatique montagne à l’île odorante des puissants arômes de la proche Afrique et de l’Islam où, dans les bois de citronniers et les palmeraies, entre les vignes et les laves, les cultes nouveaux n’étaient jamais parvenus à exorciser les captieux fantômes de l’hellénisme et des vieilles civilisations profanes et voluptueuses.
Les voyageurs arabes, comme Ibn-Djobaïr, nous ont dépeint les fastes des résidences où le roi Roger entretenait ses harems de belles Sarrasines, Favara, Menâni, Joharia, palais disposés autour de Palerme comme un collier sur la gorge d’une jeune fille.
A la manière d’un émir, entouré d’eunuques, de poètes et de ses femmes macérées dans l’eau de rose, le souverain régissait, du haut de ses terrasses fleuries, les archipels et les mers dont les sirènes avaient appris à chanter dans toutes les langues, plus encore que les louanges de tous les dieux, les enivrements de tous les paradis.
Car la griserie des sens se concilie aisément avec l’indifférence aux vérités. Quand les exigences de son service ne retenaient pas le page Joachim dans les fêtes nocturnes et lacustres de Favara sur les nacelles revêtues d’or et d’argent dont se servait le roi, nous dit Benjamin de Tudèle, pour s’y divertir avec les dames de sa cour, il pouvait entendre les évêques latins, les archimandrites orthodoxes, les savants juifs, les théologiens musulmans disputer des origines et des fins, sans que parût s’imposer le besoin d’une foi unique. Aujourd’hui encore le visiteur de la Martorana ou de la chapelle Palatine, à Palerme, communie au trouble d’une âme juvénile lorsqu’il voit, au pourtour des coupoles catholiques, alterner les inscriptions grecques et les caractères coufiques ou lorsqu’il s’avance sur les pavements semblables à des parterres de primevères, que décorent centaures, sphinges, harpies et toute une faune issue des rêves composites d’un pernicieux Orient.
Mais une âme indocile et pure a tôt fait de discerner les bornes de la fortune et l’envers des plaisirs et peut-être aussi déjà quelque instinct divinatoire avait renseigné l’adolescent sur les tragiques lendemains présagés à ces gloires du moment. Aussi, raconte-t-on, se dérobait-il en secret plus d’une fois aux délices réprouvées du palais pour gagner sur la pente du mont Pellegrino, proche de la ville, l’ermitage d’un pieux et haillonneux solitaire qui l’initiait à d’autres joies, celles qui ne passent point.
On ignore en vue de quelle mission, dans sa vingtième année, le roi le délégua, avec d’autres compagnons, vers l’empereur Commène de Constantinople. Mais inopinément, comme dans la fresque de Pise, la brillante chevauchée vit s’ouvrir sur sa route des cercueils grouillants de puanteur. La poste avait fait de l’orgueilleuse Byzance un charnier.
Il n’en fallut pas davantage pour décider Joachim au grand geste de la rupture et du salut. Les fossoyeurs épouvantés refusant leur tâche, il s’offrit à porter de ses mains jusqu’aux enclos affectés à la décomposition les corps gonflés de gaz fétides et meurtriers. Le cadavre est un terrible maître de vie. Ce fut pour en avoir jadis rencontré un en travers de son chemin qu’un autre prince de la jeunesse, le Bouddha, découvrit la duperie des apparences et les vertus du total renoncement.
Il est cependant un sépulcre vide qui nous enseigne que la mort peut être vaincue.
Joachim résolut d’aller prier sur la tombe de Jérusalem. Cheveux tondus, couvert de loques, sans redouter la soif ni les embûches du désert, il chemina durant des mois par les pierreuses solitudes d’Anatolie et de Syrie. Ses haltes l’attardaient parfois dans des antres au flanc des montagnes ou près des citernes bourbeuses où des hommes de Dieu l’instruisaient des ravissements, des pièges et des sublimités de la vie érémitique.
Enfin l’horizon consentit, un matin, à la promesse des ombrages, des prairies et des eaux, celles de la mer de Tibériade, et le pèlerin s’agenouilla, d’un cœur comblé, sur la douce rive qui, la première, reçut la bonne nouvelle. Quand il approcha des poternes de la cité sainte, il ne reconnut pas les murailles de jaspe, de calcédoine et d’hyacinthe dont il avait vu, dans les manuscrits de l’Apocalypse, les enluminures ceindre la ville céleste que préfigurait celle de la terre. Mais il suffisait à sa foi de fouler le sol à jamais consacré par les pas, les larmes et le sang de son Dieu.
Les croisades avaient alors restitué ce sol à la chrétienté. Les lambeaux de terre latine taillés par le fer dans les pans de l’Asie mahométane ne vivaient toutefois qu’en proie à la menace et leurs forteresses au seuil des déserts devaient sans cesse épier le brusque défi des cavaliers au turban. Pire danger encore que celui des confins, les divisions dynastiques ou féodales épuisaient le royaume de Mélissinde et de Baudouin, ce royaume malade édifié autour d’un tombeau. Joachim, quand il s’inclinait, d’Emmaüs à Béthanie et de la tour de David au mont des Olives, sur les traces du Sacrifice, recevait aussi dans ces sites façonnés par l’écoulement des âges les leçons de la plus vieille histoire humaine.
On présume que là commencèrent les irruptions dans sa conscience des images des temps qui ne sont pas encore. Au Saint-Sépulcre même une clarté surnaturelle reconstitua, un instant, devant ses yeux l’une des visions du vieillard de Patmos. Plus tard, lors d’une retraite sur le Tabor, le matin de Pâques, alors que retentissaient les cloches du monastère, descendit sur lui l’assurance miraculeuse que lui serait impartie la science du futur. Ses disciples, dans la suite, se plurent à croire qu’un des rayons échappés à l’aurore de gloire où s’était jadis transfiguré, sur la même cime, Jésus entre Élie et Moïse, avait illuminé le front de l’extatique.
Les mêmes ne manquaient pas de se transmettre le récit édifiant des tentations dont le jeune pèlerin avait dû triompher sur cette terre perverse où rôdaient tant de démons. On sait que les nuits vierges ont toujours attiré les spectres, repoussants ou délicieux. Il n’est nul besoin de recourir aux sophismes de nos psychanalystes pour comprendre que l’esprit de prophétie visite seulement les âmes chastes.
Quand Joachim eut regagné sa Calabre natale, il n’aurait pu admettre d’autre vocation que celle du cloître et d’autre règle que la plus austère, encore qu’un irréductible penchant à l’insoumission et au nomadisme le détournât des engagements définitifs. Aussi est-ce sans prononcer de vœux qu’il se fit agréer à l’abbaye cistercienne de Sambucine, non loin de Cosenza.
L’office de portier que lui confia le prieur ne lui laissait néanmoins nul loisir pour l’étude des Écritures à laquelle il s’estimait appelé. Un jour où il méditait dans le jardin conventuel, il vit s’avancer un inconnu nimbé de lumière qui lui présenta une coupe pleine d’un vin aux reflets de feu. Il accepta le présent, absorba quelques gorgées, mais, sans avoir l’audace d’achever, le retendit à l’énigmatique échanson. Celui-ci alors: Si tu avais tout bu, il n’est pas de science au monde dont tu n’aurais obtenu l’intelligence. Mais, puisque tu as hésité, une part seulement des secrets du temps te sera révélée. Heureux les hommes dont les désirs ou les regrets prennent la forme des anges!
A vingt-six ans enfin, Joachim fit profession à l’abbaye de Curace, nouvellement fondée et rattachée, elle aussi, à l’obédience de Cîteaux, et il y reçut les ordres. C’est là qu’il entreprit le long travail d’exégèse des Livres saints qui devait occuper sa vie. Pour lui, comme pour ses contemporains, le langage de Dieu était un chant obscur et l’histoire sacrée se résolvait en allégories. Guidé par un sens des emblèmes qui équivalait à une dérivation scolastique de l’esprit de poésie, il voyait le drame biblique s’animer de moralités et de leçons. Si, par exemple, les hirondelles venaient tournoyer autour du corps sommeillant de Tobie, tantôt rasant le sol, tantôt frôlant les nuées, c’était à l’image des spéculations des docteurs, à la fois accordées aux plus relevées et aux plus humbles des intelligences. Mais les symboles prenaient aussi force d’oracles et, dans sa nuit laborieuse, le moine écoutait parfois, plus loin que le silence, monter de grandes paroles augurales.
L’étrange génie qui transparaissait dans sa prédication et ses écrits, plus encore que d’évidentes vertus, le firent bientôt promouvoir à la dignité abbatiale. Le gouvernement d’un monastère, toutefois, comportait la gérance de vastes domaines et de pesantes charges temporelles peu conciliables avec la carrière scripturaire où Joachim sentait engagés son destin et son choix. Il chercha donc à lâcher la crosse. Mais ses moines ne furent pas moins obstinés à le maintenir assis sur sa haute stalle que lui à en descendre. Ainsi s’ouvrit un long conflit de frocs qui dans cette existence sévère introduit de malicieux épisodes où semblent s’ébaucher les burlesques batailles du Lutrin. L’abbé malgré lui, obéissant à son naturel instinct d’évasion, sauta de nuit le mur du couvent, prit la route et s’alla cacher dans une cellule de Sambucine. On ne tarda pas à l’y découvrir. Mais, devant l’insuccès des délégations qui lui étaient adressées et de leurs pressantes instances, il fallut, de la part de l’archevêque de Cosenza, la menace d’une excommunication, pour que le réfractaire consentît à recoiffer la mitre.
Cependant, avec le bruit de ces querelles de cloître commençait à se répandre en Italie le renom de l’abbé de Curace et de ses dons singuliers de prévision dont on chuchotait déjà de probants témoignages. Lui-même se faisait une loi de désavouer la légende naissante, mais ses regards dénonçaient les mystères que ses lèvres s’obstinaient à taire. A vrai dire, la règle de saint Bernard flétrissait les présomptueux enclins à vouloir trop pénétrer les desseins de Dieu. La révérence des uns ne tarda donc pas à éveiller la réprobation des autres. Joachim dut comparaître à Velletri devant une commission d’enquête. Celle-ci le disculpa. Le pape Lucius III l’accueillit et, surpris de voir deviner par son interlocuteur ses secrètes inquiétudes relatives au sort de Rome et de l’Église, alors déchirées par les sectateurs d’Arnaud de Brescia, lui rendit sa confiance et lui donna toute licence de poursuivre l’enquête commencée sur l’Apocalypse.
Fort de l’approbation pontificale, l’abbé s’empressa, une fois de plus, de fausser compagnie à ses moines et gagna le monastère de Casemare. Avec le concours de deux frères qui lui servaient de secrétaires, il y créa une sorte d’officine théologique où s’édifiait la science des derniers temps. Là, partagé entre son labeur et ses illuminations, il écrivit son ouvrage initial, le Psaltérion à dix cordes.
Mais, pendant que le solitaire s’égarait dans la forêt des symboles, de sourdes menées, tant des séculiers que des clercs, attaquaient sans relâche sa réputation et son œuvre. L’Église se sentait menacée par des vaticinations sibyllines et s’alarmait d’ouïr l’annonce de mutations qui impliquait le blâme de ses insuffisances présentes. Les puissants n’éprouvaient aucun plaisir à entendre prédire la revanche et le règne des pauvres. Nul n’apprécie une vertu qui censure ni un savoir qui désespère. Après Vaudois, après Bogomiles, après Patarins, n’allait-on pas voir se lever dans cette Calabre maléfique une hérésie nouvelle?
Ce fut alors, en 1187, que l’Occident consterné apprit le désastre qui faisait tomber entre les mains impies de Saladin le Saint-Sépulcre qu’un roi lépreux n’avait su garantir des assauts de celui dont l’Antéchrist semblait avoir pris la ténébreuse figure. Du haut du trône de Pierre où il venait de monter, Clément III considérait avec épouvante le spectacle d’une Église corrompue, d’une chrétienté déchirée, de royautés avilies, la profusion des erreurs et des stupres, et, lorsque déferlaient des profondeurs de l’Asie les hordes musulmanes, n’était-ce pas le masque de la Bête qui se dressait sur l’horizon? Dès lors ne convenait-il pas d’accorder plus de crédit à la grande voix qui, comme jadis celles d’Isaïe ou d’Ézéchiel, avertissait, admonestait, anathématisait?
Joachim fut donc convoqué au Latran. Une fois encore sa farouche apparence, sa dialectique impérieuse, sa puissance de suggestion triomphèrent des objections des docteurs. Il transporta la cour pontificale en développant les amples symétries de ses Concordances et la fit trembler devant les mystères des lendemains. Le pape le délia de ses engagements à l’égard de la règle de Cîteaux qui ne s’accordait décidément pas avec les exigences de sa mission propre et l’autorisa tacitement à créer un ordre nouveau. A chaque âme forte sa règle. On ne manque jamais de découvrir au principe de toute fondation monastique un geste de révolte, fût-ce sous le couvert de l’humilité, et le besoin d’une approche personnelle du divin.
Au pied des cimes calabraises de la Sila, entre les futaies de châtaigniers et de pins, une haute clairière où sourdaient les eaux pures, où chantaient les matins dans la fraîche lumière, semblait attendre depuis les origines d’être élue comme un lieu de prière et d’extase. C’est dans cette solitude de Flore que Joachim vint s’établir avec quelques frères. Il n’y demeura pas longtemps sans que les vicissitudes d’une guerre entre le pape Clément, Henri le Cruel, fils de Barberousse, et le bâtard Tancrède de Sicile s’étendissent jusqu’à son asile et sans que les infortunés cénobites fussent fustigés et délogés de leurs huttes de branchages successivement par les soudards de l’un et de l’autre partis adverses. Joachim courut à Palerme, fulmina et arracha au roi Tancrède la concession solennelle de ses quelques arpents de montagne. Ainsi put-il édifier autour d’un sanctuaire consacré à la Vierge et à l’Apôtre Jean une puissante et prospère abbaye.
Désormais la forêt de Flore apparut, au-dessus des terres chrétiennes, telle qu’un buisson ardent d’où sortait une voix.
Cette voix fut dès lors souvent sollicitée. Au printemps de 1191 Messine servait de ralliement pour les flottes royales qui, à l’appel de Clément III, se disposaient à chasser l’infidèle du saint Tombeau. Pendant que se querellaient Philippe Auguste de France et Richard d’Angleterre, la croisade piétinait dans l’intrigue et l’orgie. On voulut connaître les arrêts du destin et le saint abbé de Flore fut mandé en grande hâte. Richard se croyait désigné comme le vainqueur de la Bête. Il s’agissait donc simplement de préciser à quelle date, d’après l’Apocalypse, la sixième tête du Dragon, Saladin, serait abattue et Jérusalem recouvrée. Une conférence fut réunie au château de Mategriffon. Joachim déclara sans ambages que les temps n’étaient pas venus et que l’expédition tournerait à l’échec. Du cercle de rois, de prélats et de chevaliers s’éleva contre le misérable froc un ouragan d’injures et de vociférations. Que fit le moine? …
Il se contenta de tomber, les bras en croix, dans la poussière devant ses insulteurs pantois. Certes on s’efforça d’étouffer la prophétie. Mais, plus tard, lorsque l’oracle de Mategriffon se vérifia, nul ne douta plus que les antiques Sibylles eussent à Flore un émule et un égal.
Comment le véhément abbé n’eût-il pas usé, voire joué de l’effroi qu’inspiraient ses prédictions? Il lui suffit de paraître, brandissant un texte d’Ezéchiel, au camp d’Henri VI, qui se préparait à envahir la Calabre et à y porter le ravage et la désolation, pour que l’Aigle germanique rebroussât chemin, avec toutes ses armées, devant le seul anathème d’un vieillard. Il morigénait les souverains, humiliait les impératrices, distribuait les sceptres. C’est ainsi que, en 1198, il s’entremit auprès du pape Innocent III pour faire garantir la couronne de Sicile à l’enfant qui allait devenir Frédéric II et sa diplomatie à long terme devait, après sa mort, aboutir à introniser le jeune roi au faîte du Saint-Empire.
En 1196 déjà, un bref pontifical avait définitivement reconnu l’ordre de Flore. Son œuvre admirée par les foules, approuvée par les doctes, consacrée par les papes, le vieux crieur d’apocalypses pouvait remonter dans ses forêts où l’attendait l’ultime échéance dont il n’avait pas omis de pressentir l’heure et le lieu. Pendant la nuit de Pâques de l’an 1200 une illumination suprême le transporta dans les temps futurs. Mais, atterré par les tourments dont les hommes devraient payer la révélation de l’Évangile éternel, il préféra, dit-on, garder le silence. Sans doute se souvenait-il de la mystérieuse parole de Jésus: J’ai encore beaucoup de choses à vous dire. Mais vous ne pouvez les porter maintenant … (Jean, 16, 12)
En mars 1202, la veille du dimanche de la Passion, entouré de tous ses frères et des abbés accourus de tous les monastères où il avait fait halte au cours de ses pérégrinations, il reçut, une dernière fois, le Dieu duquel il avait si souvent annoncé les vengeances, mais non pas mis en doute la miséricorde. Ainsi pénétra-t-il sans effroi dans cet outre-monde dont, plus que tout autre, il avait sondé les confins.
Si l’interprétation que produisirent plus tard de ses écrits des adeptes moins prudents, encourut le désaveu de l’Église, sa propre sainteté n’aurait pu trouver de détracteurs, lorsqu’au Quatrième Ciel Bonaventure désigne à Dante les âmes savantes et lumineuses qui, avec lui et Thomas d’Aquin, ont élu le soleil pour demeure, il ne manque pas de nommer Joachim le Calabrais que hanta l’esprit prophétique (Paradis, XII, 141).
Quelle trompeuse réalité, à vrai dire, que ce temps, composé d’un passé qui n’est plus et d’un avenir qui n’est pas encore! Nous croyons détenir la jouissance du présent, mais celui-ci passe comme un fantôme fugitif entre deux néants. Notre existence se fait d’une suite d’événements qui s’annulent aussitôt qu’ils se produisent. Venue du rien, elle va au rien.
Les primitifs ignoraient l’esclavage des minutes et la pulsation de l’heure fébrile. Si leurs travaux devaient s’accorder à la cadence des saisons et des jours, leurs mythes avaient soin de se référer à un mode supérieur de durée qu’ils appelaient le Grand Temps, où parfois les ravissaient leurs rêves ou leurs extases et dans lequel se confondaient passé, présent et avenir. Ainsi, tandis que leurs corps poursuivaient, en union avec la nature et les choses, une vie subordonnée à l’Histoire, leurs âmes s’évadaient dans une autre vie, intemporelle et magique, où il leur était donné de participer quelque peu de l’immuable et éternelle Sagesse. Pour certains des présocratiques encore et Parménide, en particulier, l’ultime vérité n’appartenait pas au devenir, mais à l’Être unique et indivisible qui ne change pas. Plaignons les hommes de notre âge qui ne savent plus échapper au piège de l’Histoire et ont oublié les conjurations et les rites qui pourraient les introduire par des chemins de merveilles jusqu’au seuil du Grand Temps.
A son tour, la pensée chrétienne avait reconnu dans l’espace et le temps des attributs de la création matérielle, nés avec la matière et destinés à disparaître avec elle. Mais, comme déjà l’enseignait saint Augustin, tout est un pour la vision de Dieu, tout, la succession des âges, l’infini des espaces, tout se condense en un instant d’éternité. C’est à cet éternel instant que s’éveillent nos âmes, lorsque la mort les affranchit du leurre de la matière et des sens. La liturgie nous signifie, au surplus, que sur l’autel se joue, routine dans un présent sans fin, le drame suprême de la mort et de la résurrection.
Les Études joachimites se renouvellent en profondeur
La symbolique romane a représenté, dans les figurations du zodiaque qui décorent si souvent les portails des cathédrales, l’instant surnaturel, l’ombilic du temps, sacré par l’image du Cancer, sur le plus haut voussoir, apogée, signe du solstice d’été et signe, aussi, du soleil arrêté dans le jour sans fin du solstice christique (voir G. De Champeaux: Le Monde des symboles, la Pierre-qui-Vire).
Ces vérités ont paru se voiler lorsque, avec ses techniques de mesure toujours plus précises, la science a voulu se restreindre à seulement observer la série des phénomènes dérivés les uns des autres selon une continuité linéaire et irréversible, soumise à la nécessité. Mais, se dépassant elle-même, ne lui arrive-t-il pas aujourd’hui de redécouvrir, au-delà de l’espace des mètres et des parsecs et du temps et des heures et des jours sidéraux, une réalité plus proche des essences premières?
Il y a quelque part un miroir, un miroir-gardien, où s’additionnent les innombrables moments qui s’y sont reflétés successivement: soupir, sourire ou larme, étoile ou mélodie, cime de roche ou poussière qui vole, tout est à jamais conservé, intact et à sa place, dans les mystérieuses archives de Celui qui, d’un regard égal et simultané, voit tout et qui, d’une unique pensée, connaît tout.
L’enfant du temps perdu et retrouvé nous apprend que même les moindres occasions, même les plus fortuites rencontres peuvent soudainement, dans une seconde d’indicible félicité, dévoiler à notre conscience, comme un site au creux de la vallée entre deux nuages en fuite, le fond immuable de l’être. Mais l’enfant de Combourg n’avait-il pas déjà, lui aussi, perçu le chant de sa vie entière dans le chant d’une grive? A l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive.
Beaucoup estimeront qu’affirmer ainsi l’occulte présence du futur dans l’instant actuel et son caractère inévitable, c’est condamner toute croyance en notre liberté. Mais ceux-là demeurent, une fois de plus, prisonniers de l’idée commune du temps. Ils ne savent se représenter un choix libre que comme un accident chronologique, un moment inséré dans une trame, entre le moment qui délibère et le moment qui exécute. Or, au vrai, tous ces moments s’unissent sous le regard de l’intemporel, en une réalité indivisible. Lors qu’il donne vie à chacune des âmes personnelles, Dieu décide de l’inclure dans son éternité, comme un être autonome, responsable et capable de choix. Il la voit dans son entier, telle qu’elle fut, est et sera et il la voit libre. Loin d’abolir cette liberté, la connaissance parfaite qu’en possède Dieu, la garantit. Et le Christ lui-même: Sachez bien que le royaume de Dieu est déjà au milieu de vous.
Un homme du Sud a raconté cette histoire au soir d’une vie qui fut sa plus belle œuvre