Klossowski bouffonne-t-il quand il confronte, dans La Monnaie vivante, la bombe atomique orbitale et la Vénus callipyge …? Le Baphomet, est-ce un fatras mystico-pédérastique, comme disait Roger Caillois …? Oui.
Et non: en figurant, à tous les sens du mot, l’entrelacement du politique et du libidinal, qui est à la fois manifeste et peu dicible, Klossowski nous apporte quelque chose d’essentiel.
Il commence à prêter à Sade, et à sa praxis du signe, le pouvoir d’établir et de fonder des contre-généralités en système. A l’analyse d’une prétendue philosophie sadienne, il substitue une sémiologie: le geste pervers est donné comme un signe pur sans contenu, un geste maniaque défini par sa répétition, soit qu’il s’agisse du même geste touchant d’innombrables victimes, soit qu’il s’agisse de la même victime, objet de gestes innombrables. Les trois catégories clefs de la sémiologie sont le code, le signe et la structure. L’invention sadienne est la fondation d’un code de la perversion, invention qu’on peut comparer à celle du langage par signes des sourds-muets, du fait d’une rupture introduite dans le silence qui jusque-là prévalait dans l’univers pervers: le même silence, d’une profondeur abyssale, que celui de ceux qui sont privés de la parole et de l’écoute. Invention géniale (mais pas inattendue, après Saussure, Freud et Lacan …): elle introduit le signe et la structure dans la perversion, qui était non-langage.

Dans la sodomie, le plus profond (si l’on peut dire) des gestes pervers, K. voit quelque chose qui dépasse sa représentation traditionnelle comme acte contre-nature, ou comme caprice sexuel. La sodomie est un signe autour duquel tout gravite, le signe par excellence, la clef de tous les autres. La sodomie possède trois caractéristiques qui assurent sa régence sur le système pervers. C’est le signe le plus absolu par ce qu’il a de mortel pour les normes de l’espèce, le plus ambigu car il n’est concevable que par l’existence de la norme qu’il renverse, le plus transgressif car il ne s’affiche comme signe que par l’obstacle de cette même norme.
L’important est l’opération par laquelle Klossowski, en donnant un statut sémiologique à la sodomie, suppose que l’écriture sadienne, au-delà des séquences narratives et des dissertations philosophiques, ouvre à un troisième type de texte, une autre textualité. Alors que l’acte pervers en tant que tel est voué au néant, à sa propre destruction, geste sans suites qui s’efface dans son assouvissement et la jouissance, ce troisième texte propose une lecture de cet acte qui transforme le geste éphémère en un système pérenne, lui offre le code dont il manquait pour survivre à lui-même, et nous ouvre dès lors aux conditions de possibilité de sa perpétuation. La perversité accède à une raison, à la raison.
Les conséquences de cette sémiologie c’est que, permettant au geste pervers de se perpétuer, elle autorise bien celui-ci à s’établir comme discours -mais comme discours pervers: parasite, n’existant qu’à se greffer sur le discours de la généralité, dans ses interstices, ce qui donne in fine l’occasion jusque là inédite de vérifier que la perversion est la loi secrète du monde.
Le discours pervers n’est repérable que dans les greffes, les parasitages, les détournements qu’il opère à l’intérieur des généralités de la parole du monde, comme on disait au Grand Siècle.

Cette découverte n’induit nullement une critique de la société, pas plus que son éloge cynique, car la perversion se nierait elle-même en se métamorphosant en critique sociale ou en une apologie provocatrice des inégalités sociales. Mais par cette découverte, la perversion triomphe d’autant plus qu’elle voit maintenant clairement dans les institutions les conditions de son propre exercice et de sa domination.
On comprend alors que si Sade est celui qui par l’invention d’une sémiotique permet à la perversion de s’insérer dans l’espace social, de le contaminer et d’en révéler la vérité, la vérité de son ordre, ce n’est nullement parce que la perversion partagerait quelque chose avec cet ordre, l’ordre néolibéral.
Klossowski, dans La Monnaie vivante, remet en cause la doxa post-soixante-huitarde (nous sommes en 1970) et cela avec des accents qui anticipent sur tous les énoncés politiquement incorrects de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, ou d’Économie libidinale de Lyotard. C’est que Klossowski met au jour une évidence: le lien profond qui unit le capitalisme et le pulsionnel, d’une part dans les flux déterritorialisés de l’économie de la marchandise, et, d’autre part, dans les processus de répression de ces mêmes flux, qui constituent l’espace des normes.
Or ce n’est pas le ‘schizophrène’ qui permet de tracer ces connections fondamentales, mais le pervers. Pour Klossowski, les institutions fonctionnent en réalité selon les préjugés pervers malgré les apparences de la normalité.

Ainsi, le troc des corps (payer en femmes, en garçons, en filles) a beau ne plus se pratiquer dans l’ordre explicite des échanges économiques, il existe en fait sous couvert d’une médiation qui est la monnaie inerte (l’argent), et cette médiation n’est que l’alibi d’un échange réel qui opère avec et sur des monnaies vivantes, qui sont donc les fantasmes et les corps. De la même manière, les objets qui, dans le circuit économique, ont le statut d’ustensiles visant apparemment à satisfaire des besoins réels, ne parviennent paradoxalement à s’identifier à des objets nécessaires aux yeux de leurs consommateurs que dans la mesure où ils sont en fait de purs simulacres, et satisfont d’abord de manière perverse des besoins imaginaires, objets en réalité inutiles et incongrus.
C’est en tant qu’elle détruit l’usage coutumier des objets, des médiations commerciales, des échanges sociaux, que la nouvelle civilisation industrielle peut, de manière souterraine, discontinue et implicite, refléter l’économie perverse dont le gaspillage -au sens de Bataille- est l’une des innombrables manifestations.
La perversion est alors redéfinie dans la logique du philosophe scélérat comme étant essentiellement dirigée contre les processus de reproduction, de propagation et de renouvellement de l’espèce: l’économie perverse choisit de nouveaux objets de sensation et de jouissance pour les substituer à ceux qui structurent la société dans sa fonction procréatrice, et aboutit donc à tenir cette fonction en suspens.
La complexité ou le paradoxe du processus tiennent dans le fait que le fantasme pervers, qui est une force ou une énergie prélevée sur l’instinct -la force vitale de l’espèce- est un élément profondément parasite, voire entravant, puisqu’il est inéchangeable et donc hors de prix.
La complexité de la relation entre perversion et société moderne est nouée à cette difficulté: s’il n’existe pas une économie de la volupté perverse disposant de moyens industriels, parce qu’elle est hors de prix, l’inverse, en revanche, est vrai: l’industrie et l’économie modernes bénéficient de la jouissance perverse comme modèle et comme norme inavouée de leur fonctionnement.

Norme inavouée car la civilisation industrielle prétend fonctionner sur le paradigme de la reproduction. Entre le modèle de jouissance que peut représenter l’objet pervers hors de prix et l’objet du commerce, il y a une violente entropie puisque la standardisation économique produit des objets monnayables tandis que l’objet pervers ne l’est pas.
On pourrait dire, en complétant Klossowski, que la plus-value ou le gain capitaliste tiennent à cette dégradation ou à cette entropie, où donc la valeur d’usage disparaît totalement non au profit d’une valeur d’échange tout aussi illusoire, mais dans la production normalisée du déchet, de l’obsolescence, des nuisances, de l’étrange, et des poisons.
Le phénomène industriel moderne serait la perversion retournée vers un système pulsionnel apparemment antinomique à la pulsion de mort, qui se situerait dans un système de compromis entre les instincts de conservation, d’échange, de monnayabilité et les instincts de destruction, de fétichisation, de rupture de tout échange. La perversion donc au service de la perpétuation de la société, perpétuation paradoxale à l’extrême, lieu du faux-semblant, du carnaval, des leurres, des catastrophes, mais principalement lieu d’imprévisibilité maximum, et de fuite en avant économique.
Entre le système pervers et le système industriel, les emprunts sont innombrables, et cela dans un système de compensations de valeurs a priori antagonistes. Ainsi la monnaie -celle de la prostitution par exemple- en tant que signe de l’inévaluable valeur du fantasme pervers- peut s’inscrire dans le système de représentation pervers, malgré la pure valeur d’échange qu’elle a par ailleurs dans le circuit monétaire ordinaire, grâce à la transaction -toujours disproportionnée- entre le client et la fille. L’argent cesse d’être le signe neutre, transactionnel, et médiateur de l’échange comme il semble l’être dans l’univers social. Tout en demeurant un équivalent universel de la marchandise, il est ce supplément fondamental qui transforme le principe humain du don amoureux ou de l’échange, en jeu inhumain des corruptions, de l’appropriation monétaire des corps, autorisant alors la prostitution à s’afficher comme une structure essentielle des intersubjectivités. L’argent devient ce détournement fantasmatique des principes humains de l’amour, qui autorise l’esclavage commercial des corps et des êtres.

Plus profondément encore, le commerce et son élément médiateur -l’argent- est ce qui permet une communication faussée et pervertie entre le monde clos des anomalies et le monde des normes institutionnelles. Communication fascinante puisque sa fausseté est protégée par une clandestinité qui interdit en réalité toute clarification.
La société est cette instance qui revêt d’une ombre protectrice et pudique les transactions inhumaines qu’elle abrite et qu’elle favorise, en vue de son expansion aveugle et illimitée.
L’asymétrie fonctionnelle qui organise et régule les transactions innombrables et clandestines entre le monde moderne et le monde pervers, repose toutefois sur une différence fondamentale. Alors que le monde des normes institutionnelles vise à faire fortune sur des richesses réelles qui sont déjà là, sur des richesses produites et tangibles, en revanche, dans le système pervers, il s’agit de détruire une fortune qui n’existe pas, qui n’est pas encore là, dans une étrange spéculation destructrice qui ressemble sur bien des points au jeu du qui perd gagne. En ce sens, le monde clos des pervers, celui de Sade en particulier, sanctionne par la fausse monnaie dont il est prodigue, l’incommunicabilité entre les êtres et l’incommunicabilité des fantasmes.
La question est qu’aujourd’hui les oppositions entre le monde des normes, le monde pervers et la pulsion de mort ne cessent de s’amenuiser.

Les nouvelles pratiques de la finance, propres à la dérégulation néo-libérale, mises en œuvre à partir des années 1980 [puis au tournant des années 2000, avec en France une pétulance particulière sous le Gouvernement Jospin …], notamment les nouvelles temporalités des achats et des ventes de valeurs (actions, titrisation des créances…), autorisent à spéculer sur ce qu’on ne possède pas, et semblent refléter alors cette économie du jeu pervers.
Un commentaire sur “1 Pierre Klossowski façonne des simulacres, Papa titrise des créances, et moi je travaille à la plonge”
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