A chaque génération, encore et encore
Le sauvage n’est pas le nom d’un humain forclos de la civilisation, mais de ce qui en tout humain se refuse à la civilisation pour pouvoir la fonder: c’est l’inhumain, non pas comme entité froide et sans vie à l’autre bout du cosmos, mais comme ce qui résiste définitivement à sa mise en condition afin d’affirmer que la condition humaine est sans loi.
Si les humains naissaient humains, comme les chats naissent chats, il ne serait pas, je ne dis même pas souhaitable, ce qui est une autre question, mais seulement possible, de les éduquer.
Qu’on doive éduquer les enfants, c’est une circonstance qui ne procède que de ce qu’ils ne sont pas tout conduits par nature, pas programmés. Les institutions qui constituent la culture suppléent à ce manque natif.
Qu’appellera-t-on humain dans l’homme, la misère initiale de son enfance ou sa capacité d’acquérir une seconde nature qui, grâce au langage le rend apte au partage de la vie commune, à la conscience et à la raison adultes? Sa sauvagerie, sa culture?

Paul Klee
Dénué de parole, incapable de station droite, hésitant sur les objets de son intérêt, inapte au calcul de ses bénéfices, insensible à la commune raison, l’enfant est éminemment l’humain parce que sa détresse annonce et promet les possibles.
Son retard initial sur l’humanité, qui en fait l’otage de la communauté adulte, est aussi ce qui manifeste à cette dernière le manque d’humanité dont elle souffre, et qui l’appelle à devenir plus humaine.
Mais doté des moyens de savoir et de faire savoir, d’agir et de faire agir, ayant intériorisé les valeurs de la civilisation, l’adulte ne peut à son tour prétendre à la pleine humanité, à la réalisation effective de l’esprit comme conscience, connaissance et volonté. Qu’il lui reste toujours à s’affranchir de l’obscure sauvagerie de son enfance en en effectuant la promesse, c’est précisément la condition de l’homme.
Jean-François Lyotard