Que la constitution d’une scène n’est pas l’exégèse d’une allégorie
La méthode que j’ai suivie dans mon travail consiste à choisir une singularité dont on essaie de reconstituer les conditions de possibilité en explorant tous les réseaux de significations qui se tissent autour d’elle. C’est l’application de la méthode Jacotot: apprendre quelque chose et y rapporter tout le reste, une méthode que j’ai appliquée d’instinct avant même d’avoir lu Jacotot. C’est la méthode des ignorants, à l’inverse de la méthode qui se donne d’abord un ensemble de déterminations générales qui fonctionnent comme causes et en illustre les effets à travers un certain nombre de cas concrets. Mais pour les ignorants, les conditions sont immanentes à leur effectuation.

C’est l’objet qui nous apprend comment nous pouvons en parler, comment nous pouvons le traiter, à la façon d’une mise en scène. Cela veut dire aussi que cette scène est fondamentalement antihiérarchique. La scène est toujours autant construite qu’identifiée. Si je prends le récit que Gauny fait de la journée de travail, je peux identifier qu’il y a là les éléments d’une scène, pas tellement à cause de sa façon de décrire une journée de travail type, une sorte de microcosme, qu’à la façon dont les scansions du temps y sont associés à des puissances d’asservissement ou de libération. À ce point il apparaît que la scène en contient une autre. Elle peut se raccorder à Platon et à cette fameuse histoire du travail qui n’attend pas.
J’identifie une scène à ce qu’elle construit une différence dans une situation et en même temps crée une homogénéité transversale par rapport à la hiérarchie des discours et aux contextualisations historiques.
C’est ainsi que je trouve une scène en puissance dans une lettre que Gauny envoie à son copain, prêtre saint-simonien, en lui disant: Je ne pourrai pas venir te voir demain parce que le temps ne m’appartient pas, mais si tu es autour de deux heures près de la Bourse, nous pourrons nous voir comme deux ombres au bord des enfers. Dans ces quelques lignes miraculeusement préservées, j’identifie une scène possible parce que la description factuelle d’une situation est aussitôt l’emblématisation de cette situation, et que celle-ci s’ouvre sur d’autres scènes: il y a à la fois Dante qui est présent, explicitement, associé à la Bourse comme il est associé à l’usine dans Le Capital, et puis Platon, qui l’est pour moi implicitement. J’ai une scène sur la distribution des humains en fonction de la possession ou de l’absence du temps.

La scène est une entité théorique propre à ce que j’appelle une méthode de l’égalité parce qu’elle détruit en même temps les hiérarchies entre les niveaux de réalité et de discours et les méthodes habituelles pour juger le caractère significatif des phénomènes. La scène est la rencontre directe du plus particulier et de l’universel. En ce sens elle est l’exact opposé de la généralité statistique. Imaginons une enquête sur la conscience du temps chez les ouvriers de différents âges et métiers. Ce qui y disparaîtrait, c’est la possibilité de lier directement le temps comme expérience vécue et le temps comme structure symbolique dans l’expérience d’un individu dont l’universel n’est pas censé être l’affaire.
Bien sûr la scène existe dans ce cas si je la fais exister par l’écriture. Il en va différemment quand la scène est déjà constituée. Si on prend la fameuse histoire de la sécession sur l’Aventin, j’ai une scène parce que cette histoire est plusieurs fois réécrite. Tite-Live raconte la scène à la manière d’un historien antique, en la transformant en apologue. Cet apologue vaut immédiatement comme description et légitimation d’une hiérarchie sociale.

Ballanche en 1829 la réécrit d’une manière tout à fait différente, non pas en renversant le rapport entre les termes mais en inscrivant l’apologue au cœur de toute une dramaturgie construite autour de la question: Est-ce que les plébéiens parlent ou ne parlent pas?, ce qui pour moi a immédiatement une double connexion, premièrement avec Aristote, avec l’opposition entre logos et phonè, mais aussi une autre connexion immédiate, car le texte est publié en 1829, et en 1830 le peuple de Paris descend dans la rue autour de la question de la liberté de la presse.
C’est une question d’intensité ou du maximum de significations qui peut être mis en jeu, de la multiplicité des scènes, des registres de discours qui peuvent y intervenir et aussi de la capacité d’une transversale qui fait que l’histoire concrète est à la fois matière à écriture littéraire, matière à morale philosophique, qu’on peut immédiatement faire se rencontrer le discours du philosophe avec le discours de celui qui par définition ne peut pas philosopher, à savoir l’ouvrier. Je construis la scène comme une petite machine où peuvent se condenser le maximum de significations autour de la question centrale qui est celle du partage du sensible.

En quoi la scène et l’allégorie se distinguent-elles?
L’allégorie est construite pour illustrer une idée, la scène est d’abord une rencontre. Dans l’allégorie, il y a l’idée et il y a son illustration. Dans la scène, la pensée et l’image ne se distinguent plus. Si on pense à l’écriture du Maître ignorant avec ce mélange systématique des voix, ce qui pour moi peut faire la force de mon texte, c’est précisément qu’il est à peu près impossible de séparer le récit du commentaire, de séparer ce qui se présente comme le récit d’une chose réelle de la réflexion sur cette réalité ou d’une fiction que j’aurais pu complètement inventer.
Scène peut être dit un concept puisque cela désigne une opération essentielle dans mon travail, et une opération qu’on peut raccorder à une notion centrale pour définir l’objet de mon travail, celui de partage du sensible. Mais qu’entendons là exactement par concept? On peut dire que partage du sensible est une notion opératoire puisqu’elle permet d’analyser ce qui constitue une situation ou une action comme politique ou encore ce qui fait la portée d’un texte littéraire. On peut dire que La Nuit des prolétaires est une illustration de ce concept. Mais je n’avais pas la moindre idée de ce concept quand je l’ai écrit. J’ai construit le type d’intrigue discursive que mon objet me semblait commander et c’est quinze ou vingt ans après que j’ai formalisé par ce terme le terrain sur lequel je m’appliquais à ramener la narration historique, l’argumentation philosophique ou l’opération littéraire.

C’est aussi pourquoi j’ai dit que les concepts n’étaient pas des outils , mais plutôt des repères ou encore des tracés qui en même temps relient des points séparés et constituent un territoire. Je ne pense pas que les concepts soient comme des notions qui s’articulent les unes aux autres pour constituer un système, ce sont des noms qui désignent un mode d’approche, une méthode, qui dessinent un terrain de la pensée, et qui proposent des orientations sur ce terrain.