L’espace et le temps ne se donnent pas sur le mode quantitatif mais s’articulent à travers le franchissement de seuils qualitatifs. C’est pourquoi la pensée est indissociablement une technique de la vie, au sens que lui donne l’anthropologue Maurice Leenhardt à propos de l’appréhension du temps par les Canaques de Mélanésie.
Le Canaque ne donne pas de nom spécifique aux divers moments du temps solaire, il les qualifie. Cela est gros d’inconvénients si l’on cherche à ramener les divisions du temps à une mesure. Mais, dans la pratique, cela révèle le talent du Canaque pour apprécier les moments des diverses clartés. Il a un jeu d’expressions variées qui désignent les courts instants du crépuscule. On sait que sous les tropiques, la nuit tombe en une demi-heure. Mais cette demi-heure comporte une gamme de clartés mourantes. La Calédonien les note toutes: le bleu foncé adhère au ras des tiges d’herbe (le sol s’assombrit, la nuit approche); les cils des yeux des mulots remuent (ils commencent à sortir de leur trou); l’obscurité est favorable à la sortie des dieux (le paysage n’est qu’ombres); on marche à tâtons sur l’herbe sacrée (on foule sans le savoir les lieux sacrés, nuit noire). Les nuances sont marquées à quelques minutes près. C’est une technique de la vie. Elle suffit au vieux Mélanésien pour avoir une exactitude plus grande que la jeune génération élevée à l’horaire de l’horloge. Ainsi le Mélanésien observe le rythme que la lumière du soleil communique au monde.
Maurice Leenhardt, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien (1947)

Cette technique de la vie diffracte la multiplicité des traces qui persistent à même le paysage. La diffraction suppose une extrême précision, mais celle-ci ne relève plus du modèle de la précision mathématique. Sa précision est qualitative. Elle procède par gradation, par différenciation intensive des variations, plutôt que par division en degrés mesurables d’unités localisées. La pensée-sensible n’est pas une théorie coupée du réel, mais une technique de la vie qui accompagne et articule les battements du paysage, la venue de l’apparaissant.
Cette technique de la vie consiste à faire l’épreuve du rythme de la lumière et de l’ombre se déployant en paysage, en espace et en temps. Le temps s’espace et l’espace se tempsifie. Il y a co-naissance de l’être singulier et d’un monde qui se fait, indissociablement de la co-naissance du bleu foncé et du vert des tiges d’herbe, de la co-naissance de la diffusion de la lumière et de la résistance de la tige, d’une poussée imperceptible et d’une résistance perceptible. Cette co-naissance ne peut être isolée du champ coloré du monde, de ce sol [qui] s’assombrit. L’assombrissement dit la qualité de l’ombre qui traverse de part en part la diffusion lumineuse et rend possible la différenciation des tons et des couleurs …
Une photographie de Bill Henson, Banlieue: là aussi il y a des dieux