La Déesse des Vents et la lutte des classes

Outre les quelques 10 000 € par permis empochés par l’état népalais, l’exploitation de l’Everest représente une manne financière primordiale pour toute la région. En 2019, 381 permis d’ascension ont été accordés, un record. Engendrant plus d’un million d’emplois, le tourisme est la deuxième source de revenus du Népal, après les dons humanitaires. Parmi la multitude de treks et d’expéditions proposés, l’ascension du mont Everest par son versant sud, culminant à 8 848 m d’altitude, est de loin la plus attractive pour les amateurs de sensations fortes.

Ces dernières années, des alpinistes du monde entier se bousculent pour atteindre ce sommet, provoquant de véritables embouteillages sur les cimes. En 2019, en plus des 644 personnes (touristes et sherpas confondus) qui ont atteint le sommet par la voie népalaise, la montagne a été foulée par tous ceux n’atteignant pas le point culminant. Ces embouteillages occasionnent de nombreux cas de gelures et d’hypoxie. Le 24 mai 2019, après douze heures d’attente dans la zone de la mort –altitude supérieure à 8 000 m– plusieurs grimpeurs ont trouvé la mort.

Ces riches clients seraient incapables de se passer des services des travailleurs locaux dans cette course peu technique mais très éprouvante physiquement et psychologiquement. Une expédition coûte plusieurs dizaines de milliers d’euros et dure environ deux mois: après huit jours de marche, les prétendants au sommet s’installent au camp de base (5 364 m), puis s’acclimatent progressivement à la très haute altitude où l’oxygène se fait rare, en effectuant des allers-retours entre les camps supérieurs, y séjournant brièvement.

Le terme Sherpa avec un S majuscule désigne une ethnie d’origine tibétaine ayant émigré vers le Nord-Est du Népal il y a environ 500 ans. Habitués à la vie en haute altitude, les Sherpas ont historiquement accompagné les expéditions sur le mont Everest. Ils parlent leur propre langue, le sherpa, proche du tibétain, bien que la plupart maîtrisent le népali, la langue officielle. Si aujourd’hui les travailleurs d’altitude peuvent être issus d’autres ethnies, ils sont, par abus de langage, tous nommés sherpas, avec un s minuscule, le terme désignant donc le métier de porteur.

Les sherpas ont pour missions de monter les effets personnels de leurs clients, d’installer de confortables campements –vaisselle en porcelaine pour certaines expéditions luxueuses!– et d’équiper les voies supérieures au camp. Ils effectuent de multiples rotations entre les camps, souvent plusieurs par jour, portant jusqu’à 50 kg chacun: tentes individuelles, sacs de couchage, cordes, bouteilles d’oxygène, tables, chaises, vivres, réchauds, bonbonnes de gaz, etc … Le salaire des sherpas, bien au-delà du revenu moyen népalais, varie selon le nombre de rotation et la charge transportée.

En 1865, la montagne a officiellement été nommée par les Anglais le mont Everest –bien que les populations locales soient en incapacité de prononcer ce terme! –en hommage à un géographe britannique n’ayant jamais mis les pieds au Népal. En 1960, les autorités, dans le contexte d’un processus d’unification du pays –la népalisation– décident de lui trouver un nom népali: il sera nommé Sagarmāthā, dont la tête touche le ciel. Mais les Sherpas, quant à eux, ont toujours utilisé le terme tibétain Chomolungma, la déesse mère des vents. Par ailleurs, Chomolungma serait le palais de la déesse Miyo Sangma Lang, l’une des cinq sœurs de la longue vie qui fournissent de la nourriture aux habitants.

Well, we knocked the bastard off! Edmund Hillary, triomphant, descendant du sommet.

À partir de 1921 une dizaine d’expéditions tentèrent en vain d’atteindre le sommet du mont Everest. C’est le 29 mai 1953 qu’il sera vaincu pour la première fois par Norgay Tenzing Sherpa et le néo-zélandais Edmund Hillary. Des moyens faramineux sont mis en place pour cette expédition, la plus chère jamais organisée. Elle dura plusieurs mois et mobilisa près de 350 porteurs acheminant plusieurs tonnes de matériel à travers le Népal, de Katmandou au camp de base.
Ce succès aura une forte dimension patriotique pour l’Empire britannique, coïncidant avec le couronnement de la reine Élisabeth II le 2 juin. Kancha Sherpa, dernier survivant de ce périple, se souvient:
À l’époque, je me demandais vraiment pourquoi grimper sur cette montagne-là était tellement important pour ces étrangers. Moi, je n’y étais que pour gagner ma vie.

Pour les habitants de sa région, le plus haut sommet du monde est objet de coutumes, d’histoires et chargé de sacré. Aujourd’hui encore des pūjās –rites d’offrande– sont pratiquées avant toute ascension, pour demander l’autorisation de pénétrer la montagne et la clémence de la déesse. Très appréciée du touriste, la pūjā fait partie intégrante du pack-ascension. On peut se demander dans quelle mesure elle est aujourd’hui considérée comme un simple folklore, une animation amusant le client.

Nonnes

Entre le camp de base et le camp I se trouve l’Icefall –cascade de glace– amoncellement de blocs de glaces et de crevasses du glacier du Khumbu se déplaçant continuellement, qu’une équipe spécialisée de sherpas, les Icefall doctors se charge de sécuriser quotidiennement.

Le 18 avril 2014, il est 6 h 45 du matin lorsqu’une imposante chute de sérac se produit sur l’épaulement ouest surplombant l’itinéraire de montée, sur l’Icefall entre le camp de base et le camp I. Près de 200 sherpas s’y étaient élancés trois heures plus tôt, chargés d’imposants paquetages destinés aux camps supérieurs, dont l’installation doit être faite avant l’arrivée des riches clients des agences d’expédition. Ce glaçon de la taille d’un immeuble emporta avec lui
seize travailleurs d’altitude, et en blessa neuf dont trois grièvement. Seuls treize corps ont été retrouvés, les trois autres étant enfouis sous plusieurs centaines de mètres de glace.
Bien sûr, les habitués de l’Everest côtoient sur ses flancs, depuis des décennies, les dépouilles de grimpeurs étrangers ou népalais statufiées par le froid dans les positions les plus incongrues, après avoir succombé à l’épuisement, aux chutes ou aux effets de l’altitude. Mais cette fois, c’était différent. Jamais dans toute son histoire cette montagne n’avait pris la vie d’autant de sherpas en une seule fois, et leurs pairs répugnaient à fouler la sépulture de glace improvisée qui emprisonnait les malheureux demeurés introuvables.

Une fois les opérations de secours terminées, cette mise en lumière brutale de leur condition déclencha un mouvement de revendications et de grève inédit chez les travailleurs d’altitude, attisé par la passivité, voire le mépris du gouvernement népalais, et plus particulièrement du MOCTCA –ministère du tourisme, de la culture et de l’aviation civile, en charge des sommets de plus de 7 000 m et de la délivrance des permis d’ascension– qui espérait pouvoir étouffer rapidement l’affaire et ne pas compromettre la saison touristique de l’Everest.

En effet, outre le fait que les autorités n’aient même pas pris la peine de s’informer de la situation sur place autrement que par les blogs et réseaux sociaux, les esprits ont été échaudés par l’envoi d’un hélicoptère militaire pour trimballer les corps des défunts jusqu’à Lukla (2 866 m) afin d’être identifiés, sans aucune concertation avec les sauveteurs qui comptaient les acheminer jusqu’au proche monastère de Tengboche (3 900 m), où les familles
auraient pu entamer les rites funéraires bouddhistes au plus vite. Pour finir, l’annonce du versement à chaque famille d’une indemnité dérisoire de 40 000 roupies (350 €) acheva d’illustrer le manque de considération des dirigeants népalais et rendit l’attitude des sherpas restés au camp de base plus vindicative.
L’identification aurait dû être faite par les officiers de liaison du ministère directement sur place au camp de base, s’ils n’avaient pas été tout simplement absents, malgré les 2 600 € de salaire saisonnier qu’ils empochent pour faire le relais entre les expéditions et les autorités. Leur absence explique également le manque d’informations dont disposaient les représentants du ministère.

J’ai dit aux gens du ministère soit vous acceptez nos demandes, soit nous cessons le travail et la montagne sera inaccessible, Pasang Bothe, guide d’altitude et moteur de la contestation.

Le 20 avril, à la suite d’une assemblée ayant réuni deux à trois cent sherpas, une liste de revendications est couchée sur papier. Elle contient notamment l’augmentation des primes d’assurance en cas de décès et d’accident; la prise en charge financière des funérailles, des missions de secours héliportées, de l’hospitalisation et des soins des blessés; la prise en charge de l’éducation des enfants orphelins et de la formation professionnelle pour les veuves; l’autorisation d’utiliser des hélicoptères pour l’acheminement du matériel au camp II et de l’entreposer jusqu’à la saison suivante (pour éviter les allers-retours des sherpas sur la périlleuse cascade de glace du Khumbu); la création d’un fonds de soutien pour les travailleurs d’altitude financé par 30 % de la somme générée par les permis d’ascension; l’obtention de la totalité des salaires des sherpas pour la saison de printemps quelle qu’en soit l’issue; l’érection d’un monument en mémoire des victimes.
Ce document a été immédiatement remis au MOCTCA, mais il aura fallu l’intervention de différents représentants des intérêts des opérateurs d’expédition ainsi que de l’association professionnelle des guides de montagne pour décider le ministère à envoyer douze émissaires au camp de base le surlendemain, le 22 avril. Entre temps, d’intenses discussions ont eu lieu entre les sherpas à propos du choix de continuer le travail sur l’Everest ce printemps ou non.
Leur transport express depuis les 1 340 m d’altitude de la capitale népalaise, Katmandou, jusqu’aux 5 345 m du camp de base, qui les a contraint d’utiliser de l’oxygène artificiel durant toute la réunion, plaçait surtout ces bureaucrates dans une position peu avantageuse pour négocier avec des interlocuteurs beaucoup moins sensibles à l’hypoxie … Selon plusieurs témoins, certains sherpas, furieux, auraient d’ailleurs tenté de débrancher les réserves d’air des officiels.

Les travailleurs d’altitude se sont en effet toujours sentis déconsidérés par ces hindouistes de haute caste, lettrés et purs citadins, qui monopolisent postes administratifs et porte-feuilles gouvernementaux, et délivrent les permis d’ascension à prix d’or en se targuant de tout ignorer du milieu de la montagne qui fait la richesse du pays dès que le débat porte sur les conditions de travail des sherpas. Ces hommes des plaines arguent en effet volontiers de leur méconnaissance des cimes pour se défausser sur les opérateurs d’expédition qu’ils qualifient généreusement d’“experts” et de “responsables” en la matière. Branchés à leurs bonbonnes d’oxygène, les représentants du MOCTCA ont donc rencontré les travailleurs d’altitude pendant deux heures et demie avant d’accéder à toutes leurs demandes.
Malgré ces concessions du ministère –mesures dont l’application se révélera toutefois laborieuse et partielle– aucune expédition ne gravira l’Everest par le versant népalais pour le reste de la saison. Enfin, presque aucune. C’était sans compter sur l’opiniâtreté de la milliardaire chinoise Wang Jing, prête à remuer ciel et terre –et surtout à faire chauffer la carte bancaire! –pour réaliser le défi sportif qu’elle s’était lancé.

Notre sang est répandu sur cette montagne … Ces 40 000 roupies représentent-elles tout ce que valent nos vies? Pasang Lhamu Sherpa Akita, alpiniste

Si les porteurs d’altitude ont refusé de grimper ce printemps-là, il est difficile d’affirmer que le seul moteur en soit la contestation, bien que les menaces explicites de représailles formulées par certains grévistes envers d’autres sherpas et organisateurs d’expédition s’ils maintenaient leurs ascensions semblent avoir produit leur effet. Beaucoup refusèrent aussi par respect pour les morts, en particulier pour les trois sherpas dont les corps n’ont pu être retrouvés, d’autres sous la pression de leurs proches qui craignaient pour leur vie, ou encore par traumatisme d’avoir frôlé la mort.
Pourtant, les revendications qui se sont exprimées fortement à ce moment-là n’avaient rien de nouveau, et étaient portées essentiellement par les plus jeunes des travailleurs, dont la conception du métier s’éloigne de plus en plus de la représentation historiquement construite du bon compagnon loyal et souriant, forgée dès les années 1920 lors des premières expéditions britanniques. Cette nouvelle génération a une conscience plus aiguisée de la distribution inégalitaire des richesses et des risques liés à l’Everest, et entend bien obtenir plus de reconnaissance que ses aînés. Si un sherpa, en acceptant de risquer sa vie tous les jours, peut gagner entre 2 000 et 6 000 € pour une saison alors que le salaire moyen au Népal est d’environ 160 € par mois, ce n’est pas grand-chose au regard des 30 000 à 90 000 € que débourse chaque client pour l’ascension.

Les choses changent

In this picture taken on February 12, 2019 Furdiki Sherpa and Nima Doma Sherpa, the Nepali widows of mountaineers, train at a climbing gym in Kathmandu. For generations climbing has been firmly the realm of men among the legendary Sherpas of Nepal, tradition dictating women care for the home while their husbands conquer the Himalayan peaks.

Une partie de ces jeunes travailleurs souhaite se professionnaliser afin de contester le monopole des guides occidentaux sur la gestion des expéditions. Certaines agences financent même à leurs guides des formations d’alpinisme, notamment à Chamonix et en Italie. Cependant, de nombreux sherpas affirment faire ce métier non par choix mais par nécessité, la région du Khumbu n’offrant que très peu de possibilités de gagner sa vie correctement, causant un important exode de population vers Katmandou, voire beaucoup plus loin … Ainsi, de nombreux travailleurs arrêtent une fois qu’ils ont mis assez d’argent de côté pour développer une activité moins risquée –souvent liée à l’hébergement touristique– et payer des études à leurs enfants, afin de leur éviter d’avoir à chausser les crampons à leur tour.
Malgré cela, une foule toujours plus nombreuse s’entasse chaque année au camp de base dans l’attente de la fenêtre météo qui présagera la futile satisfaction de
l’avoir fait. L’industrie de l’Everest déplore le manque de sherpas expérimentés pour accompagner ces clients dans leur course à l’ego, et développe en conséquence de nouvelles expéditions low cost employant des travailleurs d’autres régions, novices en la matière et s’exposant donc à de plus grands dangers. L’affluence oblige également à doubler le nombre d’échelles et de cordes fixes afin d’éviter les bouchons, ce qui a pour effet d’augmenter le nombre de passages et le temps de présence des porteurs dans la zone mortelle de l’Icefall.
Au printemps 2020, les frontières du Népal ont été fermées et la population confinée, annulant la saison sur l’Everest. Des centaines de guides, porteurs, cuisiniers, se sont retrouvés sans emploi. Un emploi qui permet de vivre toute l’année sur les revenus engrangés en à peine deux mois. Pour compenser quelque peu cette énorme perte de revenu, les travailleurs de la montagne ont proposé de monter des expéditions de nettoyage des pentes de l’Everest,
jonchées de détritus abandonnés par les touristes. Mais le parlement n’a finalement pas donné son accord. Les agences ont pour certaines dédommagé en partie leur personnel, mais de très nombreux travailleurs n’ont aucune ressource depuis l’automne 2019. Beaucoup d’entre eux ont été contraints de retourner dans leur famille dans les villages du Khumbu.

Nunatak 6

Photographies d’Eric Valli, Mathieu Ricard, Agnès-Marie Cassière, de journalistes népalais anonymes, et enfin de Vincent Munier: yack en Himalaya

Mondialisation? Une ligne directe relie l’effondrement de l’Ice Fall, soit le capitalocène et ses changements climatiques, la Coupe du monde de Football, à Doha, où les travailleurs-esclaves népalais ont construit les stades, le grand tourisme, la syndicalisation des sherpas et le renouveau d’un bouddhisme débarrassé de ses superstitions.