Le vin des siècles, la moisson des étoiles

William Blake n’est pas le seul à écouter l’Histoire aux portes de l’Apocalypse.
La période révolutionnaire est vécue dans un véritable délire d’interprétation; dans un temps où l’Histoire semble s’accélérer et où s’intensifie l’angoisse devant le devenir du monde, un chœur de prophètes s’élève pour investir les événements politiques de France de la puissance explosive de ce grand mythe occidental: ils retrouvent les bouleversements, les peurs, et les espoirs de régénération du texte de Saint Jean.

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Comme la plupart des grands poètes romantiques en leurs jeunes années -Wordsworth, Southey, Coleridge, et plus tard Shelley- Blake est de ceux qui réactivent, en Angleterre, les tendances millénaristes des puritains de gauche.
Son sous-titre, déjà, Poème en sept livres, le place dans la perspective des révélations johanniques organisées en septénaires, échos, à la fin du Livre et du Monde, des sept journées qui les inaugurèrent. Entre les deux, des multiples de sept, car le décours du monde dans le temps répète, en l’amplifiant, la première semaine. Marqué par ce qu’il sait de la Kabbale et de la Gnose, par la fréquentation de Boehme et de Swedenborg, Blake va transformer le refrain génésiaque en une litanie d’apocalypse. Une confusion s’établit entre les sept étapes de la Création et les sept cycles -sept âges, sept yeux, sept livres du Poème- chargés d’en préparer la Fin. Après l’âge d’Argent, de Bronze et de Fer, le quatrième cycle voit se produire l’ultime contraction de l’Homme éternel en Adam. Dès lors, il faudra 6000 ans pour que s’accomplisse la Fin.
6000-5000: le terme est donc tout proche; la Révolution inaugure le règne de Mille ans exercé par le Christ sur la Terre, avant la dernière offensive du Mal et le triomphe définitif du Royaume de Dieu. L’Apocalypse commence donc à la Révolution pour s’achever, avec la fin du Millenium, sur la libération des cycles et de l’Histoire.
En annonçant un ordre de publication -ou de révélation- et en ménageant volontairement une attente (puisque les autres Livres sont, dit-il, terminés), Blake ne réclame-t-il pas, jusque dans le mensonge, sa part de l’héritage des anciens Prophètes? Qu’est-ce donc en effet que la pseudonymie et l’antédatation des Apocalypses apocryphes? Et l’avertissement ne serait-il pas une forme moderne des exhortations et des suspensions de Saint-Jean? Le premier malheur a passé, en voici deux autres qui suivent. (Ap. 9,20).

Chaque Livre de La Révolution Française devra sonner le formidable appel des sept trompettes johanniques pour éveiller les Morts au jour du Jugement Dernier, et pour éveiller le Poète.

Je me réveille … Je vois de ma fenêtre les vieux monts de France … L’irruption de ce Je prophétique et l’appel à l’Humanité: … L’ancienne aurore nous invite A nous éveiller de nos sommeils de 5000 ans -ces vers placent d’emblée le premier Livre sous le regard des prophètes bibliques. Blake est bien comme Jean, visionnaire, et comme lui, relais. Montrer ce qui doit arriver, ce n’est pas simplement décrire, c’est transmettre la vision de façon à en communiquer l’intelligence. Là est le but de Blake: dévoiler le vrai sens des événements qui secouent la France et l’Europe en 1789; lire l’Éternité sous la Révolution.

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L’inspiré, dès qu’il saisit et fait saisir l’Histoire comme sens, tire du même coup l’Histoire hors du mécanisme de la durée. Elle devient autre qu’un entassement de phénomènes dans le temps, elle devient une prise sur l’infini. L’œuvre de Blake n’est donc pas d’historien: pas plus que dans l’Apocalypse, la succession des visions n’est une succession chronologique ou logique des faits. Sont évoqués, c’est vrai, la réunion du Conseil d’Etat des 19 et 20 Juin, le renvoi, le 11 Juillet, de Necker, et le retrait des troupes, le 15 Juillet; mais le Louvre remplace les Tuileries comme Paris Versailles … Le Duc de Bourgogne n’a jamais existé, et le Duc d’Orléans parle, étrangement, dans les termes de Blake.
Je pourrais continuer ce catalogue … Mais il importe peu: le Poète relit cette histoire comme saint Jean la Bible, et comme il relira plus tard Le Paradis Perdu, les Nuits, l’Apocalypse même. Le temps de la Révolution n’est pas entassement ni succession d’instantanés: il apparaît comme un seul jour -le dernier, celui du Jugement- qui s’ouvrira sur l’éternel matin de la Résurrection, pressenti dès la fin de ce tout premier Livre: … Et le Sénat siégeait en paix sous les rayons de l’aube.

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L’image n’est rien sans le dessein du visionnaire et du poète. Le dualisme des visions symboliques de Jean exprime une rupture radicale entre l’ère présente marquée par le mal, et l’âge à venir du triomphe de Dieu. Mais les ténèbres du présent sont nécessaires à l’avènement du futur lumineux. Blake retrouve cette opposition entre les temps anciens, aveuglés d’ombre, de nuit et de brouillard, et l’époque nouvelle inaugurée par la Révolution, lumineuse, inspirée, visionnaire.

… Les ténèbres des temps anciens les investissent, hurlant de désespoir, assombrissant Paris; ses grises tours gémissent et la Bastille tremble. Dans ses terribles tours le Gouverneur se tient, tendant l’oreille par les sombres brouillards à l’horreur. Mais bientôt … Le Tiers-État se rassemble dans la salle de la Nation, tels des esprits de feu dans les splendides Portiques du Soleil …

On pense au dernier des Chants d’Expérience, La voix de l’Ancien Barde:

Approche jeune être délectable Vois le matin paraître Image de la vérité qui vient de naître. Le doute a fui avec les nuées de la raison Les obscures disputes, les spécieuses chicanes La sottise est un labyrinthe interminable Des racines enchevêtrées brouillent ses voies Combien sont tombés là! Ils trébuchent toute la nuit sur les ossements des morts Sentant ils ne savent quoi sauf qu’ils sont en souci Voulant conduire les autres, eux qui devraient être conduits.

Cette rupture symbolique entre les deux âges du monde touche également le cosmos: c’est un trait des Apocalypses. Sous la plume de Blake l’Histoire devient la grande moisson étoilée de six mille ans; La Fayette déclenche des bouleversements inattendus: Des traits de soufre jaillirent de La Fayette lorsqu’il leva la main.
Et l’établissement des tyrannies s’exprime en des termes cosmiques:

Quand les cieux furent scellés d’une pierre, et le soleil terrible enclos en une sphère, et la lune arrachée aux nations, et chaque étoile apostée pour monter la garde de la nuit, les millions d’esprits immortels furent incarcérés dans les ruines du ciel de soufre …

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Blake réinterprète de la même façon les grandes visions johanniques:

Tandis que des régions inférieures l’Archevêque de Paris s’élevait Dans un cliquetis d’écailles, un sifflement de flammes et des rouleaux de sulfureuses fumées … Celle des élus prosternés devant Dieu: … A ses pieds, bien d’autres revêtus De robes blanches, parmi les encensoirs et les harpes semés dans les airs… Celle de la grande moisson et des vendanges de la terre: … Comme un vignoble mûr s’éploie par-dessus les gerbes de blé … Le farouche Duc surplombe le conseil … Ses paroles tombent comme l’automne pourpre sur les gerbes.

L’image biblique qui surgit ici à partir du sang de l’Histoire ne cessera de hanter la poésie de Blake; mais si la cruauté des visions apocalyptiques invite à la révolte et prophétise, dans les rouges vignobles de la France la libération des peuples, avec les grandes épopées la perspective s’élargit: l’Eschatologie dépasse et accomplit l’Histoire:

… Avec des hurlements tombaient les grappes De familles humaines à travers le gouffre; les pressoirs regorgeaient Le sang de la vie coulait abondamment …  Ils emmenèrent le vin des siècles avec de solennels chants d’allégresse … Urthona fit le pain des siècles et le mit, dans des paniers d’or et d’argent, dans les cieux de pierres précieuses …

Mais avec La Révolution Française nous n’en sommes pas encore là. Et là est justement le problème posé par ce poème. Nous y avons bien reconnu -dans la structure septénaire, dans l’avertissement et dans le rôle dévolu au poète-prophète, dans les visions issues du fonds apocalyptique- la cohérence du projet de Blake: célébrer la Révolution et la donner à voir, à la mode de Jean, comme l’événement qui inaugure, avec le Millenium, l’ère de la Jérusalem nouvelle. Mais ce projet va demeurer sans lendemain. Pourquoi?
Les raisons généralement alléguées sont d’ordre historique. L’abandon du projet serait lié au danger qu’il y avait, en 1791, en Angleterre, à soutenir la Révolution Française; l’éditeur se serait dérobé … C’est fort possible. En 1794, Amérique propose une interprétation millénariste de la guerre d’indépendance: gravée par Blake, l’œuvre n’a pas eu à pâtir des aléas économiques et politiques pesant sur l’impression. L’échec de La Révolution Française a détourné le poète de cette unique tentative -et tentation peut-être. Après elle il revient, définitivement, à la gravure. Mais dans le cas d’une défection de Johnson n’aurions-nous pas les manuscrits de ce poème? Blake, quant à lui, n’était pas homme à s’abstenir d’écrire; ses autres œuvres suffiraient à le prouver. Or le poème nous est parvenu sous la forme d’un unique jeu d’épreuves du premier Livre: imprimé donc, mais jamais publié. Il faut chercher d’autres raisons au silence de Blake. @ebt-rasterLe devenir d’une Révolution qui va sombrer dans les excès de la Terreur pourrait suffire à l’expliquer. Comment poursuivre la célébration prévue en 1791 quand le meurtre s’impose? Blake ne s’est pourtant jamais dépris, comme d’autres poètes, de l’idéal de la Révolution, mais il en tire quelques conclusions essentielles à l’évolution de sa conception de l’Histoire et de l’Œuvre. Le monde est ainsi fait qu’aucune cause n’y peut triompher et préserver en même temps son intégrité imaginative. L’inachèvement de La Révolution Française serait donc, à mon sens, le premier signe d’une évolution progressive qui conduira, quelques années plus tard, à la conversion que l’on sait. La déception née de l’événement n’est que le déclencheur d’une évolution personnelle, étrangement semblable à l’évolution du Judaïsme, qui, de la prophétie à l’apocalyptique, transforme l’espérance d’Histoire en espérance eschatologique.
Et les événements politiques des années 1790 ne sont pas seuls en cause. Il faut ici parler de la révolution industrielle qui prive l’ouvrier de sa dignité d’Homme et de sa liberté; de la foi de ce siècle dans le Progrès, dans les Lumières, dans la Raison dont on érige la statue sur les places de France, qui aveugle et qui emprisonne.

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C’est l’aube d’une civilisation technicienne, matérialiste, et mortifère.

La philosophie de l’histoire qui naît avec le temps de la Révolution est celle d’un messianisme exclusivement séculier dont Blake se détourne rapidement. Dès 1792, il prend conscience qu’un tel millénarisme n’est guère plus qu’une modulation de l’éternel retour, car le mystère du futur ne le cède en rien à la tyrannie du passé. L’Histoire enferme dans un cercle monotone et stérile, sans espoir de rupture ou de dépassement: Babylone renaît sans cesse de ses cendres, la Révolution de la France ne fait pas advenir l’ère de la Jérusalem; l’Histoire n’est jamais sortie de ses gonds.
Peut-être le terme de Révolution impose-t-il, fatalement, la malédiction de son sens à l’Histoire et à l’Œuvre. Le mot du cycle et de l’orbite n’est-il pas, dans tous les poèmes de Blake, hormis dans La Révolution Française, le signe du ressassement, de l’étouffement, de la mort? Le second sens du mot n’apparaît que dans ce poème avorté, pas même dans Amérique dont le sujet -la guerre d’Indépendance- est pourtant fréquemment désigné comme Révolution. Ecrit -et achevé- en 1794, le poème s’intitule Amérique, une Prophétie. Le changement me paraît significatif. La comparaison de ces œuvres invite à rechercher d’autres raisons à l’inachèvement de La Révolution Française: des raisons poétiques, les plus importantes à mon sens. Avec La Révolution Française, Blake a tenté de réaliser une fresque historique et eschatologique en même temps.

Comme dans l’Apocalypse de Jean, il convoque plusieurs niveaux de sens et de réalité: historique, cosmique et spirituel, humain et éternel … De même que Hugo dans La Fin de Satan, mais avec une imagination encore plus fantastique, il montre ce qui se passe dans le plan éternel, en même temps que dans nos âmes rabougries et devant nos yeux aveuglés. La Fin de Satan ne fut pas non plus achevée. Est-ce à dire que ces poètes se sont heurtés à la même difficulté de tisser les fils de l’Histoire avec ceux de l’Éternité?

Ce n’est pas la Révolution qui est libératrice, mais le sens qu’on lui donne, non pas le fait, non pas la lettre, mais l’esprit. La révélation est dans l’Art: L’Art est l’arbre de vie. Et là est peut-être -à mon sens, très certainement- le plus grand héritage que Blake ait à revendiquer de la Bible, et tout particulièrement de l’Apocalypse de Jean, comprises comme écoles du signe: L’Ancien et le Nouveau Testaments sont le Grand Code de l’Art.

Je terminerai cette étude apocalyptique (au sens biblique du terme) de La Révolution Française en citant le théologien J. Moltmann. Interprétant l’évolution du Judaïsme postérieur vers l’apocalyptique, il écrit: On passe d’une eschatologie historique à une contemplation eschatologique de l’histoire … Dans et par l’Art, suffirait-il de préciser, pour parler justement de l’itinéraire de Blake inauguré par La Révolution Française.

D’un colloque organisé en 1993 par l’Istitutio Per Gli Studi Filosofici, Université Frédéric II, Naples, et le Centre de recherches révolutionnaires et romantiques, Université Blaise Pascal, Clermont. Publié par la Biblioteca Europea, Vivarium, Naples, 1993.

Intervention de Daniele Chauvin

Gravures de William Blake