Descartes le cœur des bêtes

Il y a deux façons d’aborder la question de la différence entre l’homme et l’animal: dans la perspective de l’histoire des sciences, pour mesurer l’influence de la thèse cartésienne sur les savants; ou en la rapportant au développement de la pensée cartésienne. Or celle-ci détermine une façon pour l’homme de se rapporter à lui-même et de parvenir à la connaissance de soi, en surmontant ce qui y fait obstacle: préjugés issus de l’enfance, vaines imaginations, fausses croyances. La question des animaux-machines est un parfait exemple du changement d’attitude que doivent produire dans l’esprit des hommes la science et la philosophie, lorsqu’elles parviennent à établir une liaison simple entre des phénomènes particuliers et des causes communes aux choses naturelles. La résolution de cette question doit permettre aux hommes de se dégager des préjugés qui les accompagnent depuis leur enfance.

Descartes n’établit pas une hiérarchie entre des niveaux de complexité afférents à des classes d’êtres vivants distincts. On ne s’élève pas de l’animal à l’homme, on ne distingue pas l’homme par une propriété qui lui serait spécifique dans le genre qu’il partage avec les autres animaux. N’est-ce pas ce mouvement d’esquive qu’exprime la question (formulée en des termes très proches de ceux de Montaigne) que Descartes se pose à lui-même dans le cours de la Deuxième Méditation?

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Sans difficulté, j’ai pensé que j’étais un homme. Mais qu’est-ce qu’un homme? Dirai-je que c’est un animal raisonnable? Non certes: car il faudrait par après rechercher ce que c’est qu’animal, et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles et embarrassées, et je ne voudrais pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l’employant à démêler de semblables subtilités.

Cette mise entre parenthèses de la signification immédiate du terme d’animal permet de considérer la signification du terme d’homme en elle-même, sans référence à la communauté formée par les êtres vivants. Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps.
Descartes ne se réfère pas à l’expérience intime que chacun peut faire de son propre corps. C’est au contraire un corps extérieur qu’il considère, non seulement parce qu’il est composé de parties distinctes (visage, mains, bras), dénombrables, mais aussi parce qu’il a l’apparence de celui d’un cadavre. Le recours à un vocabulaire aussi froidement objectivant se justifie par le dessein du philosophe qui cherche à décrire aussi fidèlement que possible non pas une expérience vécue, un fait intime ou intérieur, mais les contenus de conscience de l’homme qu’il était jusque-là, avant qu’il ne décide de repartir à zéro. En réduisant le tout du corps humain à la somme des parties qui restent lorsque la vie l’a quitté, il délimite ce qui est indispensable pour que l’on puisse parler de corps.

Descartes semble nous dire: voilà ce que je comprenais par le nom de corps lorsque je m’y référais, un ensemble de choses ou de parties visibles et qui demeurent, en tant que parties distinctes, lorsque l’âme ou la vie ont disparu. Dans son architecture visible le corps reste ce qu’il est, après que l’âme l’a quitté. À l’état de cadavre, le corps est égal à lui-même, il n’est plus que ce qu’il est, une machine composée d’os et de chair. Sous-entendu (compris par tout le monde): et non pas le corps d’un homme, dont Descartes nous dira dans la Sixième Méditation (puis dans les Lettres au Père Mesland de 1645) qu’il est indivisible et n’est justement pas égal à la somme de ses parties, comme dans un cadavre.

Par machine, il faut donc entendre le corps sans la conscience qu’on en a de l’intérieur, ou le corps tel qu’il peut être décrit d’un point de vue objectivant, sans référence à l’usage qu’on en a ou qu’on en fait. Le corps qui est objet de conscience n’est justement pas une machine. Aucun homme ne fait l’expérience de son corps comme d’une machine. L’homme n’est pas un esprit enté sur une machine, comme le disent à la légère quelques philosophes et savants croyant parler du cartésianisme. 

Pieter Boel

Machine et corps ne sont pas des termes équivalents. Le terme de machine désigne l’état, la figure du corps sans l’âme, comme il l’est dans un cadavre, mais comme peut l’être aussi un corps qui fonctionnerait selon la seule disposition des organes qui le composent.
Mais la machine n’a pas seulement une signification négative ou privative, celle d’être un principe de mouvement distinct et fondamentalement différent de la volonté qui, elle, constitue une cause libre (donc une cause qui n’est pas l’effet d’une cause antérieure) des mouvements appelés justement pour cela volontaires, même si, dans ces mouvements, l’âme ne commande au corps que des actions qu’il est déjà disposé à accomplir par sa structure propre. Par le terme de machine, il faut entendre aussi un type de causalité propre aux choses naturelles consistant dans le fait de faire communiquer les mouvements selon des règles, avec une constance que lui impose de suivre son créateur en la mettant en marche.
Dans une machine, la causalité circule sans cesse d’un point à un autre, une action étant à la fois effet d’une action précédente et cause de celle qui la suit. C’est comme un circuit fermé: dès lors qu’elle dispose de tout ce qui est nécessaire à la marche, elle accomplit ses fonctions dans une relative autonomie et indéfiniment. La mort n’est pas le fait de l’âme parce que l’âme, pour Descartes, n’anime pas le corps auquel elle est jointe, elle s’unit à un corps qui est déjà et par lui-même disposé à exercer ses fonctions propres, à un corps bien disposé, ce qui place l’Union sous de bons augures …
Ainsi, les fonctions qui s’accomplissent sans le concours de l’esprit sont-elles bien mieux effectuées que si l’esprit s’en mêlait. Une horloge montre mieux les heures que ne le feraient les hommes avec toute leur science et toute leur prudence. Cette sorte de naturalisation de la machine permet alors de comparer et de faire communiquer les produits de la nature et ceux de l’art, de lever la barrière (ce qui ne veut pas dire d’effacer les frontières) entre le vivant et le mécanique, et de poser le rapport homme/animal en termes d’esprit et de corps, c’est-à-dire de tout ou rien, et non de plus et de moins.

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Ce n’est pas que Descartes n’ait pas de considération pour les différences et les singularités qui font la matière de la réflexion de Montaigne, par exemple, mais il pose la question autrement en interposant la machine entre l’homme et l’animal. La confrontation entre l’homme et l’animal (si jamais confrontation il y a) ne se fait pas directement, ni de l’intérieur (l’homme cherchant à deviner ce qui se passe dans la tête de l’animal, ou à y retrouver des sentiments ou des pensées semblables aux siens), mais par le biais de la machine dont la vertu est d’extérioriser et d’objectiver un rapport qui resterait sans cela purement spéculaire. A chaque fois qu’il est question de comparer l’homme et l’animal, Descartes scinde en deux la question et confronte d’une part l’homme avec la machine, d’autre part l’animal avec la machine. Et sa méthode consiste seulement à se demander jusqu’où peut aller cette confrontation, s’il y a un point où une différence apparaît ou s’il n’y en a pas, ce qui, en ce cas, ne permet pas d’éliminer l’hypothèse de l’automatisme, ou la pertinence de la comparaison avec la machine.
La thèse (si ce terme ici convient) de Descartes n’est pas que les bêtes ne pensent pas, ni même que ce sont des machines, mais qu’il n’y a aucun argument, aucune raison, aucune preuve qui permette de dire qu’elles pensent. C’est une thèse principalement dirigée contre ceux qui assurent (mais sans le prouver) que les bêtes pensent et agissent comme nous, et même quelquefois mieux. Car ce ne sont pas les animaux en tant que tels qui préoccupent Descartes. Ce qui se joue à travers la question des animaux-machines est tout autre que la question du sort de l’animal, ou même que la question de la différence entre l’homme et l’animal. La vraie question est celle des limites, et donc aussi de la puissance, de l’automatisme corporel, c’est celle de l’analogie, fonctionnelle et non pas sensible, du corps et de la machine (l’horloge).
Il ne faut pas penser que les choses matérielles, les corps physiques sont comme nous les voyons et sentons. Descartes prolonge cette critique dans le domaine du vivant, il demande alors au lecteur de ne pas croire qu’il doit y avoir dans les corps vivants, animés, une ou plusieurs âmes qui les dirigent, ni que l’on doive conclure de la ressemblance entre certaines actions des animaux et de l’homme à l’existence, dans leurs corps, de pensées ou sentiments liés pour nous à ces actions ou mouvements corporels. Les mouvements corporels qui sont, pour certains d’entre eux en tout cas, accompagnés de pensée n’ont pas pour autant la pensée pour cause; ils peuvent être, chez l’homme seulement, associés à la pensée, simultanés à la conscience que l’homme en a.

Cockerel and Hens

Lettre à Morus du 5 février 1649:

J’ai tenu pour démontré que nous ne pouvions prouver en aucune manière qu’il y eût dans les animaux une âme qui pensât … Cependant, quoique je regarde comme une chose démontrée qu’on ne saurait prouver qu’il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu’on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, parce que l’esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur pour savoir ce qui s’y passe.

Ladite théorie des animaux-machines porte témoignage de la puissance créatrice de Dieu, d’un Dieu constructeur et non d’une nature protectrice … Loin de conduire au rabaissement et au mépris de l’animal (on notera plutôt l’absence de tout propos normatif, de tout jugement de valeur sur les animaux), cette idée de la machine corporelle que Descartes substitue à l’idée traditionnelle de nature contraint l’imagination moyenne des hommes à reconnaître son incapacité à la représenter. C’est en n’imaginant pas l’animal mais en le concevant sur un plan qui n’est pas propice à l’imagination mais à la connaissance, c’est en déjouant le piège de la ressemblance que l’on peut se faire une idée de ce qu’il est et de ce qu’il peut, par l’effet de sa propre nature.
L’image, la maquette, de la machine combat le mauvais imaginaire -idolâtrique- que nous produisons à propos de l’animal, et donc de l’homme.

Le test imaginé par Descartes procède, comme la fable du nouveau monde ou la supposition d’un malin génie, de la conscience de la nécessité de tordre le bâton dans l’autre sens pour convaincre les hommes malgré les préjugés qui imprègnent leurs croyances. La démarche de Descartes est celle d’un expérimentateur qui sait a priori ce qu’il faut prouver et qui part d’une hypothèse inhabituelle, voire invraisemblable, pour que le lecteur ne puisse s’appuyer sur des évidences communément partagées. La différence entre les hommes et les animaux est trop manifeste, rendue visible par trop de marques, pour qu’on puisse feindre de l’ignorer. Mieux vaut alors imaginer une expérience que personne n’a jamais pu faire et qui confronte non pas l’homme à l’animal, mais d’une part l’homme et la machine, d’autre part l’animal et la machine. Par cet artifice, Descartes ne permet pas à l’opinion de s’exprimer comme elle le fait ordinairement, c’est-à-dire bruyamment et abondamment, ajoutant sans fin une anecdote à une autre. Descartes sait bien que l’on ne peut apprendre quelque chose qui contredit nos préjugés qu’en recourant au jeu. Imaginons donc des machines aussi semblables que possible aux animaux que nous connaissons: comment reconnaîtrions-nous ceux-ci? Ne sachant rien d’autre que ce que nous pouvons voir, nous ne pourrions pas distinguer le naturel de l’artificiel, ou le vivant de la machine … On concéderait alors le caractère équivalent de ces machines animées et des animaux-machines.

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Le même artifice appliqué aux hommes (et par ce mot Descartes ne désigne pas autre chose que le style corporel des hommes) ne nous laisserait pas sans recours. Les deux moyens que nous aurions pour distinguer les vrais hommes des automates mettent en évidence la même chose: le caractère inimitable de la pensée, aussi banale, aussi fruste qu’en soit l’expression.
Ce caractère de plasticité et d’adaptabilité du langage se rencontre aussi dans les actions humaines dont chacune peut être moins parfaite que son analogue animal justement parce qu’elle n’est pas comme emboîtée dans une situation ou un contexte bien déterminés, mais traduit la polyvalence de l’intelligence qui peut s’appliquer à toutes les situations parce qu’elle ne dépend d’aucune d’elle en particulier et peut s’adapter à toutes: la raison, dit Descartes, est un instrument universel.

Magnifique définition qui montre que le propre de l’homme, la raison, ne consiste pas dans une capacité particulière (parler, fabriquer…) qui distinguerait l’espèce humaine des autres espèces, mais dans le pouvoir d’inventer ou d’instituer des signes pour se faire comprendre, dans la faculté d’agir intelligemment, c’est-à-dire de trouver la solution adaptée au problème rencontré, sorte de perception fine du moment ou de l’occasion qui se nommerait plutôt jugement qu’intelligence (au sens strictement et platement cognitif de ce terme).

La machine a donc une fonction heuristique. En imaginant le corps comme une machine, Descartes se donne le moyen d’en observer l’intérieur comme s’il était transparent. Il n’a pas besoin de recourir à des choses ou êtres invisibles pour expliquer le visible. Il pose que tout est corporel dans le corps, que la différence est entre ce qui est trop petit pour être vu et ce qui est proportionné à notre vue.
Descartes se sert du mot machine comme d’une machine, en expérimentateur, pour accroître la visibilité des choses et des êtres naturels et non pour déterminer quelque chose de leur nature. C’est pourquoi il peut dire qu’il n’ôte aux bêtes ni la vie, ni la sensibilité, ni l’âme. La machine de Descartes n’est pas insensible: elle peut agir, pâtir, sentir. Mais comme une machine, c’est-à-dire sans penser qu’elle agit, qu’elle pâtit ou qu’elle sent.

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De ce mode de vie, il faut bien reconnaître que nous ne pouvons pas nous en faire une idée distincte. Mais, justement, cette limite de la compréhension ne doit pas être franchie.

Pierre Guenancia

Pieter Boel a peint la Présence, tandis que Descartes pensait les conditions de possibilité de l’analyse des corps. Descartes fit ainsi progresser la connaissance du corps des bêtes, et donc le soin vétérinaire, et donc le compagnonnage et l’empathie avec nos cousins animaux.

Un humanisme moderne.