Les philosophes rient beaucoup, mais ne troublent jamais le service

Une remarque de John Locke.

La Mettrie a troublé le service, ce qui n’a pas fait rire les philosophes attablés chez les Maîtres.

On ne peut manquer d’être frappé par le mépris brutal que La Mettrie a suscité parmi ceux de ses contemporains généralement tenus pour matérialistes. D’Holbach affirme que l’auteur de L’homme-machine a raisonné sur les mœurs comme un vrai frénétique. Quant à Diderot, il condamne un écrivain dont le chaos de raison et d’extrava­gance ne peut être regardé sans dégoût. De fait, l’œuvre qui effraye les plus audacieux, et fait pitié aux honnêtes gens est déconcertante: l’auteur ne fait pas autorité, quand il se parodie sous les traits de Mon­sieur Machine; le philosophe se contredit, voire même semble parfois délirer, dans ces galimatias inimitables que l’anonyme offre au persi­flage.

Si La Mettrie est devenu le diable des matérialistes, c’est peut-être parce qu’il a montré les limites du discours philosophique.

L’âme n’est qu’un vain terme dont on n’a pas idée. Ce que nous appelons facultés de l’âme ne sont dans le fait que dépendances du corps, et on s’est empressé de conclure que l’âme était immatérielle, parce qu’on cherchait à distinguer la partie mue du prin­cipe moteur.

Pourtant, La Mettrie ne rechigne pas à faire usage du terme d’âme dans L’Histoire naturelle de l’âme (1745) bien sûr, mais aussi dans L’homme-machine (1747). Est-ce par goût de la contra­diction et du détournement? L’Homme plus que machine (1748) -malgré les problèmes d’attribution- suggère une interprétation:

L’âme est aussi peu un vain terme, tant qu’on l’emploie que pour désigner le soutien des facultés qui lui sont attribuées, que le mot de corps, pour désigner le soutien des attributs qui sont propres à la matière.

Cela signifie d’abord que les disputes infinies des matérialistes et des immatérialistes sont essentiellement affaire de langage. On demande si l’âme est un attribut de la substance matérielle de l’homme en dépit du bon sens: si la matérialité de l’âme était prouvée, sa connaissance serait l’objet de la physique.

Il faut donc éviter de faire d’un simple mot une idée, et voici com­ment La Mettrie pose le problème au troisième paragraphe de L’homme-machine:

Les métaphysiciens, qui ont insinué que la matière pourrait bien avoir la faculté de penser, n’ont pas déshonoré leur raison. Pourquoi? C’est qu’ils ont un avantage (car ici c’en est un) de s’être mal exprimés. En effet, demander si la matière peut penser, sans la considérer autrement qu’en elle-même, c’est demander si la matière peut marquer les heures. On voit d’avance que nous éviterons cet écueil, où M. Locke a eu le malheur d’échouer.

Julien Offroy de la Mettrie tenant un ouvrage de Boerhaave. Toile, 1740, proposée par Christie’s. Loin du collégien blagueur inventé par un portrait imaginaire à charge, étrangement repris par Les Éditions Sociales.

Le durcissement matérialiste de la pensée de Locke par les philoso­phes français du 18éme siècle est habituellement interprété comme une ruse. La remarque de La Mettrie est alors pour le moins surprenante. On peut penser qu’en prêtant à Locke le discours radical de ses ému­les matérialistes, La Mettrie entend tourner à son profit l’agnosticisme de Locke. Un matérialisme conséquent doit, en effet, lier la faculté de penser à la réalité de la matière, sans pour autant l’inférer de l’idée que nous pouvons avoir de la matière. Attribuer la pensée à l’étendue n’est jamais que dissimuler une vérité qui ne manque pas de se rappeler au philosophe:

C’est par une file d’observations et de vérités qu’on parvient à lier à la matière l’admirable propriété de penser, sans qu’on puisse en voir les liens, parce que le sujet de cet attribut est essentiellement inconnu.

En faisant la critique d’un certain matérialisme, La Mettrie peut donc ramener l’opprobre qui frappe les matérialistes à un malentendu: ils n’ont pas fait clairement entendre que la matière dont ils parlent se caractérise par son organisation. Qu’est-ce alors qu’être matérialiste? Est-ce admettre une seule substance dans l’homme? Pas exactement, car l’idée d’organisation est avancée contre les insuffisances du terme de substance. De plus, il n’avance à rien de prétendre à considérer la matière elle- même, puisqu’elle est inconcevable indépendamment des modifications qui l’affectent et des formes qui sont les siennes.

La difficulté est double pour le matérialiste. Ce sont d’abord les em­barras du mécanisme: ramener la matière à l’impénétrabilité suppor­tant la physique de l’impulsion mène immanquablement au spiritua­lisme que les observations du médecin suffisent à récuser. Mais d’un autre côté, il ne faut pas non plus être dupe d’un matéria­lisme simplificateur qui, à emprunter les termes du mécanisme spiri­tualiste, est conduit au même abus métaphysique en affirmant d’une substance inconnaissable des propriétés qui ne peuvent jamais en être tirées. Pour faire un matérialisme véritable, la critique de la notion de sub­stance ne suffit donc pas, il faut encore s’attaquer à ce qui conduit à admettre une substance, quelle qu’elle soit, pour principe.

Voltaire chez ses fermiers

Le discours de La Mettrie s’établit, on le voit, contre les matéria­lismes dogmatiques, et la polémique liminaire de L’homme-machine donne le ton. Il ne s’agit en aucun cas de prêter à la matière une iden­tité à soi et une évidence qui feraient défaut au principe spirituel. On doit, au contraire, user du mot de matière comme d’une mesure nominale au moyen de laquelle lire les expériences et les observations. Et on ne prendra en aucun cas le mot pour une chose, ce qu’à sa manière rappelle l’expression de matière organisée.

Matérialiste, La Mettrie l’est ainsi en posant la primauté de la maté­rialité, et il l’est radicalement en tenant qu’aucune idée de la matière, quelle que soit cette idée, ne peut être prise pour le principe d’un sys­tème. S’il est impossible de donner une signification claire à ce mot de matière, que peut bien être une philosophie matérialiste?

Serait-ce une philosophie sceptique? Prenons garde toutefois, car le franc pyrrhonien est aussi un vrai matérialiste. Il ne saurait se fier au doute, qui n’est après tout qu’une puissance de l’esprit. Il ne se contentera pas davantage de constater la faiblesse constitutive de la raison devant la majesté de la nature. Mieux vaut donc commencer par se demander ce qu’il en est du mécanisme de La Mettrie. Qu’est-ce que la machine selon La Mettrie, puisque nous n’avons pas affaire à un mécanisme réducteur?

L’homme est une machine si composée, qu’il est impossible de s’en faire une idée claire, et conséquemment de la définir. Ainsi ce n’est qu’a posteriori, ou en cherchant à démêler l’âme comme au travers des organes du corps, qu’on peut, je ne dis pas découvrir avec évidence la nature même de l’homme, mais atteindre le plus grand degré de probabilité possible sur ce sujet.

Nous rencontrons d’abord la notion d’organisation. Elle renvoie, au 18éme siècle, à l’idée d’une complexité, c’est-à-dire d’un système dyna­mique, voire d’une combinatoire inventive, qui doit permettre de pen­ser simultanément la variété des systèmes et la généralité des lois. C’est au demeurant dans ce champ problématique que La Mettrie prend place en faisant appel à l’anatomie comparée pour affirmer l’analogie graduée qui dispose l’échelle des vivants. En ce sens, le mot de ma­chine peut donc être pris pour un synonyme d’organisation, et pour le paradigme qui assure la cohérence dans la variation des schémas explicatifs.

Voltaire boit son café

Pourtant -le titre de l’ouvrage ne manque pas d’y insister- le mot machine demeure, et l’expression employée par La Mettrie -démêler l’âme comme au travers des organes du corps demande une pré­cision encore. Dire que l’homme est une machine, c’est d’abord vouloir lui prêter la lisibilité de l’animal, dont l’intériorité est, selon les Cartésiens, purement anatomique. Il s’agit de ramener la prétendue âme des spiritualistes à l’organique et à l’empirique. Et d’ailleurs l’ana­tomie comparée est invoquée pour montrer que les divers états de l’âme sont toujours corrélatifs de ceux du corps.

Mais la comparaison de l’homme et de l’animal n’est pas sans effet sur la conception de l’animal, et l’analogie graduée nous apprend que les animaux ne sont pas des machines au sens de Descartes: on peut leur accorder une âme, du moins autant qu’à nous, comme le rap­pellent ces mots du cardinal de Polignac à l’orang-outang du Jardin des plantes: Parle, et je te baptise!

Bref, on dira aussi bien Les animaux plus que machines que L’homme-machine, ce qui contraste singulièrement, et cependant revient au même chez nous autres bons et francs Matérialistes. L’homme est machine, car rien moins que spirituel; l’animal dans l’homme est plus que machine toutefois, car l’ensemble des phéno­mènes auxquels on donne le nom d’âme ne se donnent pas à lire comme un mécanisme. Il s’agit en fait de transformer le mécanisme pour penser une intériorité matérielle. La machine selon La Mettrie est un modèle pour la relation entre un intérieur matériel et un exté­rieur matériel, et machine est le nom de la représentation de l’ex­térieur comme cause, ou mieux vaudrait dire comme occasion, de l’intériorité qu’on préfère appeler âme, par superstition ou par com­modité.

Écrire en philosophe, c’est enseigner le matérialisme, mais le matérialisme ne s’enseigne pas comme une doctrine, et ne s’expose pas comme un système. Sa supériorité est au contraire d’être une hypothèse féconde qui permet de lire les expériences, d’expliquer les observations, et de dissiper les chimères que sont ces longues chaînes de conséquences merveilleusement déduites. L’exposition et la défense du matérialisme se font donc dans la confrontation des dis­cours où se trouve le véritable scepticisme de La Mettrie. Dans cette perspective, l’ironie (faire entendre le contraire de ce qu’on dit) et le galimatias (juxtaposer les énoncés contradictoires) visent d’abord à déstabiliser l’adversaire en manifestant ses confusions, et en atta­quant la doctrine ad hominem. La Mettrie se révèle disciple de Voltaire dans Le petit homme à longue queue, où il met en scène un Haller ivre et matérialiste.

Voltaire corrige un cheval rétif

Mais il n’est pas assez voltairien pour arguer du bon sens contre la philosophie. Et s’il pousse les discours à la lisière des contradictions, c’est pour faire reconnaître le domaine d’usage légitime des méta­phores (les analogies de la plante et de la machine) ou la subreption des valeurs sous les concepts (la scolastique et la théologie sont invoquées, quand il s’agit de déchiffrer, dans les théories de la génération, l’insis­tance du péché originel).

La Mettrie invente un propos qui fait apparaître le discours comme effet d’une situation, et montre simultanément l’inéchangeabilité des positions et la mobilité des con­cepts qui peuvent opérer à plusieurs places. Le galimatias n’est donc pas simplement polémique, il est aussi l’emblème d’une théorie des positions, en faisant jouer les systèmes les uns contre les autres (le mécanisme contre le spiritualisme, le matérialisme contre le mécanisme, pour ne donner que quelques exemples).

Son rire est celui de la raison qui rit de tout sans s’excepter elle- même, et remet les idées à leur place en les montrant effet d’une situation. Mais le rire ne se ramène pas à une idée, c’est en réaction aux heurts mécaniques des idées, le tressaillement vital de la machine qui libère les représentations d’une dépendance doctri­nale. En quoi le persiflage et l’amphigouri sont, chez La Mettrie, un art, dans la mesure où le style ne se laisse pas dissocier du fond, et travaille à récuser la transparence du verbe.

Voltaire lit les journaux.

Le matérialisme de La Mettrie réside donc dans une écriture poly­morphe et passionnée, qui instruit la philosophie aux égarements de l’esprit. Davantage, on peut dire que le matérialisme s’avoue comme une philosophie passionnelle, car celui qui se reconnaît machine doit admettre qu’il n’est pas maître de se procurer sa philosophie. Eu égard à l’incompétence des systèmes, il reste alors à la philosophie la possibilité d’être une sagesse dans laquelle les passions peuvent nous apprendre à pouvoir vivre, plutôt qu’à oser mourir.

Anne Léon-Miehe, extraits, in Matérialisme et Passions, ENS Éditions, 2004, où on trouvera les références nécessaires

Voltaire, par Jean Huber-Voltaire