Il a consenti à la fiction pour sauver la catégorie de l’Être …

Tiepolo est-il le peintre facile qui aurait gaspillé ses dons à la décoration et au luxe, quand il aurait pu rapatrier dans le vécu des sens et du cœur, comme un Piazzetta de plus de risques, les stéréotypes baroques?

Bien plutôt est-il celui qui dans le signe maintient l’éclat là où la substance se perd, celui qui, même, l’accroît, comme le soleil s’irise dans la gerbe qui s’éparpille: il aura donné à l’art d’Occident sa dernière grande lumière, sinon surnaturelle, du moins métaphysique, et c’est beaucoup, en fait c’est presque tout, à nou­veau.

Telle Cléopâtre jetant dans son vin au palais Labia la perle fabuleuse devant Antoine surpris -Antoine, c’est encore à ce moment l’homme d’action, l’oublieux du sacré, le créateur d’avenir- Tiepolo sacrifie beau­coup, à glisser à la surface du sens, mais du fait qu’il se porte à tant d’hori­zons, sous tant de nuées ourlées de flammes, par tant d’étoffes qui sont comme des nuées, il est aussi celui qui regagne les dimensions oubliées, évaporées, de la réalité en tant qu’ordre, de l’ordre en tant que lumière: cette autre Égypte, la tradition catholique, surtout romaine, que le Seicento n’avait pas hésité à ouvrir au geste gracieux, au regard étincelant, de la fille de Pharaon.

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D’un mot, Tiepolo a consenti à la fiction pour sauver la catégorie de l’Être. J’admire l’ampleur, la générosité, dirais-je aussi la modernité -au-delà du moderne et du postmoderne- de cette dialectique de peintre qui sait penser en poète.

 Yves Bonnefoy, introduction à Tiepolo, Flammarion 1990, extrait