Le principe qui rend les hommes superflus comme personnes juridiques, morales et singulières habite les actes même de la vie administrée et fait le vide dans les esprits qu’elle administre. Ce principe se nomme le Développement.
C’est une entité qui n’est pas moins abstraite et anonyme que la Nature ou l’Histoire. Elle maximise l’effet que décrivait Arendt: mettre en mouvement, mobiliser totalement les énergies. La loi du développement trouve dans l’aménagement incessant des légalités aux fins de mieux-être à la fois un moyen et un masque beaucoup plus puissants, parce que plus acceptables par les philistins que l’organisation totalitaire des années 30.
La brutale propagande y est discrète, elle laisse place à l’inoffensive rhétorique des médias. Et la mondialisation ne s’y fait pas par la guerre, mais par la compétition technologique, scientifique et économique. Les noms historiques de ce totalitarisme bon enfant ne sont plus Stalingrad, et moins encore Auschwitz, mais l’indice Dow Jones à Wall Street et l’indice Hakkaï à Tokyo.
L’idéologie partagée par tous est qu’il faut développer pour survivre. L’ennemi n’est pas humain, c’est l’entropie. Elle est au bout de ce qui reste de l’histoire des hommes, sous la forme de l’explosion du soleil en Nova noire, dans quatre milliards et demi d’années. Le développement est la riposte à ce défi majeur. Cela seul est juste, parce que nécessaire à la survie. Et la faculté de juger, d’imaginer, de faire hommage à la naissance du nouveau, est ici plutôt sollicitée qu’étouffée. Mais sollicité dans l’étouffant affairement de la performativité. Survie affairée.
Il faudrait au moins reprendre, à partir de ce diagnostic, la question de l’idéologie. Ce n’est pas parce que le développement est délirant qu’il est idéologique, c’est parce qu’il forclôt l’inquiétude de la naissance et de la mort comme énigme ontologique. Un effet inévitable du totalitarisme, c’est qu’on ne laisse pas aux enfants le temps de l’enfance. Arendt écrit, dans La crise de la culture:
Plus la société intercale entre le public et le privé une sphère sociale où le privé est rendu public et vice versa, plus elle rend les choses difficiles à ses enfants qui par nature ont besoin d’un abri sûr pour grandir sans être dérangés. Les institutions où l’enfance abritait en sécurité son insécurité, ses questions sans réponse, tout en apprenant les réponses des adultes et leur insuffisance, ces institutions qu’étaient l’école et la famille où se jouait le sort de la tradition face à l’angoisse, le système contemporain les détruit (il lui suffit d’en pervertir la finalité) en ce qu’il place l’enfance au contact immédiat de ses exigences, qui sont ses réponses à l’angoisse.
L’enfance doit prendre place le plus vite possible dans les réseaux communicationnels pour y fonctionner le plus efficacement possible, c’est-à-dire s’y faire le véhicule des messages qui y passent et, dans le meilleur cas, en optimiser l’information. Pas de temps à perdre à questionner les anciens, la tradition. Au contraire, gagner du temps, pour éviter le retour de ce qu’il faut oublier, l’Hôte qui squatte les âmes. Laisser les morts enterrer les morts, cela s’interprète aujourd’hui comme abandon du corps à l’administration des pompes funèbres ou à la Faculté. Il faut faire disparaître les morts ou les faire servir au développement.
Il en va des enfants comme des morts, toujours. Les uns et les autres sont les deux aspects de ce qui peut en appeler à l’intransmissible. On se souvient des deux antagonistes contre lesquels se bat en même temps le personnage de la parabole de Kafka commentée par Arendt en préface à La crise de la culture. Il a deux ennemis, le premier le pousse de derrière, depuis l’origine, le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Il ne s’agit pas seulement du passé et du futur, il s’agit de la mort et de la naissance. Si les morts ici pressent, oppressent l’âme et si les enfants lui barrent l’évasion, c’est que les uns et les autres pèsent sur elle du poids de ce qui, déjà, est ce qu’il est. Le passé est saturé de ses conséquences et le futur de ses programmes. Le Château fait régner son temps administré sur le temps de l’âme.
Cette saturation, Arendt en reconnaît l’effet dans cet homme sans qualités qu’est Eichmann à Jérusalem. Elle la nomme la banalité du mal. La totalisation du temps par l’homogénéisation des temps, par leur banalisation, bannit la distinction de ce qui est bien et mal. Elle est le mal parce qu’elle élimine la capacité de discerner le mal du bien.
Arendt nomme, à la fin du Système totalitaire, cet état la désolation (loneliness), le contraire de la solitude. Elle n’est rien d’autre que l’envers complémentaire de la mise en masse des singularités: la mise en masse du temps. C’est un mal nouveau. Le vieux mal requiert que dans le rapport encore éprouvé au non-être, le privilège revienne à la disparition, à la mort, et donc à l’idée mélancolique ou criminelle de la survie. De même, le vieux bien est selon la même inquiétude, l’aveu et le respect d’une dette d’apparition ou d’enfance. Dieu a crée l’homme pour qu’il y eût des Commencements (Augustin). Et cela se juge sans critère. Le nazisme ne dit pas seulement: Tu tueras, mais: Qu’ils disparaissent pour que nous apparaissions. Mais notre totalitarisme aujourd’hui, ce qu’il éteint, c’est l’inquiétude même de l’Apparition et de la Disparition.
Or la mise en masse ou en survie, la mobilisation et la saturation, la forclusion, elles peuvent s’obtenir à meilleur compte par l’organisation en réseaux communicationnels que par la politique totalitaire.
Je sais combien ce diagnostic est brutal. Je sais les avantages de la démocratie, qu’elle laisse plus d’occasion au jugement que le nazisme et permet qu’on ne tremble pas au coup de sonnette à l’aube. Mais ma question reste de savoir si la naissance, la capacité de juger, la vocation à commencer, qui fait de la vie administratée une simple survie quant à la vraie vie de l’âme -je me demande si, de ce miracle encore possible, on peut attendre une alternative au système.
Avec la destruction des systèmes totalitaires et l’installation du néototalitarisme permissif (je dirais plutôt: possibiliste parce que le slogan que tout est possible y insiste plus que jamais), c’est l’idée même d’une alternative qui s’éteint, de ce que l’humanité occidentale a nommé d’abord Jugement Dernier, puis Révolution. La naissance ou l’enfance, le Commencement, la capacité de juger enfin, certes demeurent, mais dans la désolation, la loneliness.
Dans une réalité qui est tournée principalement vers la survie des complexités dans le monde physique, la vie comme don, c’est-à-dire comme dette, quelque nom qu’on donne à Ce à quoi est dû cette dette, joie pascalienne ou mélancolie kafkaïenne, ou d’autres, trouve refuge, mais solitaire, dans le désert comblé de la désolation. C’est à partir de cet état des lieux de l’âme que la question de la communauté, de l’être-ensemble, peut et doit être posée maintenant.
Une intervention de Lyotard à un colloque de 1987 du Collège International de Philosophie sur Arendt, édité chez Payot: Politique et pensée