Il y a dans le nazisme la volonté de mettre en acte une redéfinition de l’humanité, de soumettre celle-ci à un type souverain. Une volonté de régénérer et de conformer l’homme comme tel. Et, par conséquent, de lui dénier son existence en tant qu’il n’est conforme à rien, que l’homme passe infiniment l’homme, comme dit Pascal.
Dans le crime contre l’humanité, il y a une haine absolue de cet homme infini. Le temps ne peut pas effacer cela.
De saint Augustin à Hegel, le sujet occidental-chrétien est donné comme un rapport infini à soi (c’est ça la subjectivité). Il n’a pas de forme ou de figure. L’Homme-Dieu est une figure évanouissante (ce n’est pas un dieu ou un héros à l’antique). Lorsqu’elle est tout à fait évanouie, ce qui est sa logique même, et c’est ce qu’on a nommé la mort de Dieu, lorsqu’il n’y a plus aucune figure, se déchaîne une rage pour forger une figure absolue, et immédiatement présente en ce monde.
Le XX siècle aura vu la disparition de toutes les figures, y compris celle du bourgeois, et celle de l’homme de l’humanisme, de tout ce qui semblait pouvoir fonctionner comme principe régulateur ou comme valeur. Alors s’est exacerbé le désir affolé d’une identité pure, propre et tout de suite identifiable. Le juif en aura été la contre-figure: la vermine, ce qu’il faut expulser.
L’homme nouveau du communisme aura joué un rôle analogue. Avec cette différence qu’il indiquait une figure projetée dans l’avenir, tandis que le nazisme cherchait la sienne sur le mode du mythe, dans une origine. Le communisme voulait aligner les hommes sur un homme à venir, et il proposait cette identification à tous. La pulsion productrice est aussi destructrice. Mais le nazisme, lui, va droit à l’universalisme chrétien occidental, il le retourne en particularité de l’origine, et il déclare que la vérité est le propre de quelques-uns. C’est bien l’humanité comme telle qui est atteinte de plein fouet.
La question qu’avaient posée les années 30 n’a toujours pas été résolue, et surtout pas par un retour aux principes et valeurs qui auraient été alors bafouées. L’enjeu est bien plus radical. Il reste à vivre un monde désenchanté (selon le mot de Max Weber) sans vouloir le réenchanter, ce qui reconduirait tout droit au nihilisme. La grisaille et l’absence de perspectives dont Weimar fut alors le symbole, nous n’en sommes pas sortis. Nous leur avons donné une dimension mondiale, du fait de l’abandon de l’hypothèse communiste, fût-elle antistalinienne.
Par-delà la fièvre d’une grande mutation technique, géopolitique, nous nous retrouvons sans sujet de l’histoire à opposer au cours des choses. Plus d’Aryen, plus de prolétaire, et pas non plus l’homme nouveau qu’on avait pu attendre du tiers-monde. Et en plus nous savons les dangers que recèle notre propre désir de Leitbilder (de figures conductrices).
Il y a un travail indispensable d’autoanalyse. Pourquoi l’Occident a-t-il besoin de se constituer une figure de rejet, comme la figure de son propre malheur et de sa propre étrangeté? Hegel disait que Dieu s’était conservé le peuple juif comme le témoin du malheur de la conscience, le témoin d’un déchirement infini que la raison viendrait apaiser.
Nous sommes ce témoin. Il faut réinventer toute la rationalité, ou tout le sens, le sens même du sens. Tout cela est le signe d’une analyse encore à faire, de l’analyse que n’ont pas faite, que ne pouvaient pas faire ceux qui, dans les années 30, ont pu se fourvoyer, comme Heidegger, sur ce qu’exigeait le dépassement de l’humanisme.
J’essaie de prendre à cette pensée tout ce qu’elle peut et doit rendre quand on la saisit par son extrémité la plus éloignée de celle qui a conduit Heidegger à l’adhésion nazie. En un sens, il n’est pas très difficile de voir, dans Sein und Zeit, où se fait le partage: entre un appel à une authenticité héroïque, figurée dans un Volk, et le souci d’une existence authentique en tant que simplement existante au sens fort du mot, singulière et exposée à sa finitude, donc aussi quotidienne.
Ce que Heidegger nous a transmis, c’est une nécessité de repenser radicalement le quotidien. Son fourvoiement sur cette question même est une leçon. Et aujourd’hui nous ne sommes plus tout à fait dans la même situation. Il y a eu, en 1968 en particulier, l’éveil d’une attention nouvelle à l’existence ordinaire en tant que telle, l’extraordinaire de l’ordinaire, et non à des transfigurations de l’ordinaire. Des phénomènes comme le rock y ont participé sans aucun doute.
Viva la Muerte fut un cri fasciste, clamant la mort comme une transfiguration. Mais nous avons aujourd’hui une résistance sourde à cela. L’existence demande une mort qui ne soit pas tragédie, emphase: rappel, certes avec douleur, que cela s’arrête, et que c’est cela même, l’existence.
C’est la mort qui fait l’homme passant infiniment l’homme. Le crime contre l’humanité, c’est vouloir forcer le sens de cela. C’est vouloir forcer l’infini à avoir une direction.
Jean-Luc Nancy