Parmi les facteurs qui expliquent la supériorité européenne se trouvent les maladies contagieuses (d’origine animale), ainsi que l’immunité développée à leur encontre. On observerait dans l’histoire une asymétrie entre les différentes sociétés qui expliquerait au moins partiellement le jeu de domination des unes sur les autres. Il ne s’agit pas d’une cause unique, mais d’un faisceau de causalités intrinsèquement liées entre elles: un environnement géographique favorable à certains peuples, qui entraîne une possibilité d’élevage massif de bétail, qui favorise à son tour une organisation sociale dans laquelle les activités ne se réduisent plus à celles des cultivateurs et des éleveurs, ce qui implique in fine le développement technologique et politique.
Neisseria Meningitidis
Dans ce genre de société, les épidémies finissent par devenir, malgré la pluralité des causalités à l’œuvre, le principal régulateur de la population et le facteur central qui explique a posteriori une partie de la sélection naturelle et de l’évolution de cette population.
Les Européens vivent depuis des milliers d’années dans des sociétés densément peuplées avec un gouvernement central, une police et une justice. Dans ces sociétés, les maladies infectieuses épidémiques (comme la petite vérole) ont été historiquement la principale cause de décès, tandis que les meurtres étaient relativement rares et l’état de guerre l’exception plutôt que la règle. La plupart des Européens qui échappaient aux maladies mortelles échappaient aussi aux autres causes potentielles de mort et parvenaient à transmettre leurs gènes. Les maladies contagieuses jouent donc un rôle de premier plan dans l’évolution et l’expansion d’une société. Car les Européens ont décimé la plupart des populations qu’ils ont colonisées par les maladies qu’ils transportaient et l’immunité qu’ils avaient développée face à celles-ci.
On comprend dès lors pourquoi l’histoire des sociétés humaines que propose Jarel Diamond peut être pensée à l’intérieur d’un modèle scientifique inspiré par l’épidémiologie: une partie de l’histoire humaine n’est rien d’autre que l’histoire d’une coévolution entre les hommes et les microbes.
Il n’est guère surprenant que les agents pathogènes occupent une bonne place, en compagnie des voyageurs, des marchandises et des idées, dans l’histoire des échanges qui, au cours des siècles, sont à l’origine de la mondialisation. Jared Diamond s’inscrit dans la continuité de travaux qui ont mis en avant les fondements biologiques de cette globalisation en explorant la temporalité de l’unification microbienne du monde permise, à partir de l’an mil, par le développement de villes densément peuplées et de routes commerciales entre l’Europe et l’Asie, puis, de manière plus brutale, à partir de la fin du XVéme siècle, par la conquête de l’Amérique.
Dans le grand récit de l’expansion de l’Europe, Jared Diamond donne donc l’un des premiers rôles, après l’environnement, non pas aux armées, aux États modernes ou au capitalisme, mais à ces acteurs minuscules, en partie responsables du destin des sociétés et capables de terrasser des civilisations entières. En mobilisant le milieu naturel et les maladies parmi les causes fondamentales de l’inégalité entre les sociétés, Jared Diamond écarte les arguments culturalistes qui, dans les travaux d’histoire mondiale, ont tenu lieu d’explication pour rendre compte des origines de la puissance des nations occidentales. Si les peuples blancs ont, à partir du XVIéme siècle, imposé leur domination au reste du monde, ils ne doivent cette réussite ni à leurs savoirs, ni à leur intelligence, ni à leur culture qui, en aucun cas, souligne Diamond, ne peuvent être jugés comme supérieurs.
Poisson volant, pendentif en or, culture dite de San Augustin -la Colombie actuelle. Culture brutalement interrompue au XIII éme siècle -on ignore pourquoi.
En tant que biologiste de l’évolution, vous considérez que les microbes sont des créatures vivantes issues de la sélection naturelle et, en tant que telles, vous leur attribuez des intérêts et des stratégies de diffusion. Autrement dit, les microbes auraient un intérêt à nous rendre malades pour survivre. Vous écrivez: Plus vigoureuse encore est la stratégie des microbes de la grippe espagnole, du rhume et de la coqueluche, qui amènent leur victime à tousser ou à éternuer, et à libérer ainsi une nuée de microbes vers de nouveaux hôtes en puissance. De même, la bactérie du choléra provoque chez sa victime une diarrhée importante, qui répand des bactéries dans les sources d’eau des nouvelles victimes en puissance ….
Jarel Diamond: En effet, intérêts et stratégies sont des termes utilisés par les biologistes de l’évolution pour décrire les trajectoires dans l’évolution qui ont des conséquences fonctionnelles, mais cela n’implique pas d’intention de la part des organismes qui évoluent. Par exemple, les oiseaux ont développé des plumes, non pas parce qu’un certain ancêtre des reptiles a eu le don de reconnaître par anticipation la valeur des plumes pour l’isolation et pour voler et a fait un effort déterminé pour modifier ses gènes en vue de la production de plumes, mais parce que la sélection naturelle a favorisé quelques reptiles avec des plumes naissantes. De la même façon, les microbes comme le sida développent des caractéristiques qui promeuvent leur transmission entre des êtres humains, bien que le virus du sida ne reconnaisse pas consciemment et n’exploite pas les possibilités que le comportement sexuel humain offre à la transmission du sida.
Le même manque d’intention caractérise la plus grande partie de l’évolution humaine: beaucoup de Français et d’Européens, ainsi que certains Africains, peuvent boire du lait lorsqu’ils sont adultes et conserver l’enzyme lactase, non pas parce qu’un ancêtre des Français a reconnu par anticipation, il y a 6 000 ans, les avantages potentiels d’une conservation adulte des lactases, mais parce que la sélection naturelle dans une société d’élevage a favorisé les Français qui ont muté accidentellement et qui ont conservé la lactase lorsqu’ils étaient adultes. On peut parler d’une coévolution des humains et des germes épidémiques, de la même façon que l’on parle d’une coévolution des plantes à fleurs et de leurs insectes pollinisateurs.
Divinité Maya
Alors qu’on pense spontanément aux conséquences mortelles et aux effets dévastateurs des épidémies (la peste noire a décimé une grande partie de la population européenne à la fin du Moyen Âge), vous semblez suggérer que l’exposition à certaines de ces maladies a conféré à ces mêmes populations une immunité plus forte et leur a donc permis de connaître une croissance démographique plus importante. Pourrait-on considérer que, paradoxalement, les maladies de masse ont été une chance pour l’Occident?
Comme le mariage, la religion, et la plupart des choses qui valent la peine dans la vie, l’évolution est ambiguë. Par exemple, l’évolution des maladies infectieuses de masse suppose des populations suffisamment denses pour proliférer. Mais les populations humaines durablement exposées à ces maladies ont développé à leur encontre une forme d’immunité en partie génétique et en partie acquise. C’est la raison pour laquelle, la variole ayant proliféré en Eurasie, les Européens ont, en général, une immunité génétique à la variole, complétée, lorsqu’ils y ont été exposés et ont survécu, par une immunité acquise, alors que les Indiens d’Amérique, qui n’avaient jamais été confrontés à la variole, ne pouvaient lui opposer qu’une faible immunité génétique et aucune immunité acquise.
Le fait de présenter les rapports de domination impériale comme résultant de la supériorité immunitaire des conquérants ne tend-t-il pas, par une inversion de causalité, à minorer les facteurs politiques, économiques et sociaux qui aggravent les conséquences des fléaux épidémiques, les maladies étant d’autant plus meurtrières qu’elles touchent des sociétés minées par la pauvreté et des formes de violence structurelle? Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle, dans le cas d’épidémies comme celle du sida, les facteurs économiques et politiques sont plus importants que l’environnement ou l’évolution naturelle des microbes si l’on veut rendre compte des inégalités entre les différents pays?
Chaque fois que j’entends quelqu’un parler de la complexité d’un phénomène multifactoriel et poser la question Tel facteur est-il plus important que tel autre?, je sais par expérience que je vais probablement entendre une question maladroite et naïve. Lorsqu’on a identifié plusieurs facteurs de causalité, l’importance relative de ces différents facteurs a toutes les chances de varier en fonction des circonstances, on ne peut donc pas affirmer que l’un d’entre eux est plus important qu’un autre.
De l’inégalité parmi les sociétés examinait les différences de long terme dans les trajectoires des sociétés humaines à travers le monde, et, de ce point de vue, les facteurs environnementaux ont joué un rôle beaucoup plus important que les choix humains.
Effondrement examinait les réussites ou les échecs des sociétés lorsqu’elles furent confrontées à des problèmes qui sont en principe solubles et qui laissent une large place aux choix. J’ai pu observer que l’utilisation du mot déterminisme empêche tout débat fructueux sur les problématiques de l’histoire humaine, car ce mot suscite chez les humanistes une réaction similaire à celle de fanatiques religieux face à un plaidoyer en faveur de l’inceste ou de l’athéisme: ils se refusent à penser.
En réalité, il est évident que l’environnement a une grande influence sur l’histoire humaine: il s’est avéré quasiment impossible de développer l’agriculture au nord du cercle polaire arctique, alors que ce fut relativement facile dans le Croissant fertile. Il ne s’agit pas de dire que les Eskimos n’auraient jamais pu pratiquer l’agriculture: ils auraient pu, s’ils avaient eu la possibilité de construire des serres chauffantes et d’importer des semences de pois et de blé.
Adrien Minard et Aurélien Robert, courts extraits …