Sans l’écriture il n’y aurait rien ni personne en aucun lieu, jamais. Pourquoi? De quelle manière ce qui est dépend-il du fait que quelque part quelque chose soit écrit?
On trouve la réponse dans les Confessions d’Augustin, dans un passage que Derrida a commenté dans Circonfession: pourquoi se confesser à Dieu qui sait tout? Parce qu’il s’agit de faire la vérité, et pas seulement dans son propre cœur, mais également par écrit, et face à de nombreux témoins. La vérité sera une fulguration, mais elle ne saurait exister si elle n’est pas enregistrée, exprimée et transmise.
Certes, à peine écrit, le texte court de par le monde, sans savoir se défendre ni savoir agresser; il s’agira alors, comme l’a rappelé l’autre confesseur, Rousseau, de rectifier continûment. Jean-Jacques écrit aussi: au fond, il aurait suffi de ne pas publier cette première fois. Voilà la bonne question: pourquoi commencer? Le fait est que, bien avant de se poser la question, nous avons toujours déjà commencé, ce qui signifie que nous sommes toujours en retard sur l’écriture.
L’âme ressemble à un livre dans lequel un grammateus intérieur note les impressions et les raisonnements; c’est ce qu’écrit Platon dans son Philèbe; et dans le Phèdre il précise que les écrits extérieurs ne sont que des copies du logos écrit dans l’âme. Les écritures externes, inertes ou techniques, ne seraient qu’un substitut ou une copie du logos vivant; mais, note Derrida, le contraire est probablement tout aussi vrai, du moins au sens, minimal mais décisif, que s’il n’y avait pas de support, jamais l’âme n’aurait pu se penser comme un livre, demeurant dès lors anemos, à savoir cet esprit incertain qui enveloppe le corps ou qui s’exhale lorsqu’on meurt, mais dont nous ne parvenons pas à fournir une représentation scientifique.
Voilà donc le sens d’une phrase de Derrida si souvent évoquée et qui affirme: Rien n’existe en dehors du texte. En réalité, il n’est pas question de prétendre que cette feuille de livre (cet écran d’ordinateur) existerait, mais que ce ne serait pas le cas de moi qui la lis ni de vous qui avez la patience de lire, mais bel et bien de reconnaître, avec Aristote, que l’âme est en quelque sorte tous les étants qu’elle connaît.
Il s’agit de tenir compte de cette structure rétentionnelle où a lieu la pensée, cette tabula qui, en nous, conserve et idéalise tout ce qu’il y a sur cette table, à savoir le monde entier.
Les vérités de la géométrie, pour prendre un exemple, ne sont rien de psychologique ou d’historique, car elles doivent valoir même si aucun homme n’avait jamais calculé, et elles resteront vraies idealiter, même après que la terre -ruinant ainsi toutes nos archives- aura été avalée par le soleil. Pourtant -et voilà pourquoi nous sommes inévitablement historiens- sans le geste individuel de chacun, à l’exemple de Thalès, elles n’auraient jamais eu lieu. Et si Thalès n’avait pas d’abord annoté pour lui-même ces vérités (ne serait-ce que dans le périmètre de sa vie psychique isolée), et par conséquent ne les avait transmises à d’autres que lui, pour finalement les traditionaliser dans l’écriture, elles n’auraient jamais existé.
En ce sens, ce qui déborde l’histoire et l’expérience, par exemple les propriétés du triangle, n’existe que dans l’histoire et grâce à l’expérience, ne serait-ce que d’un seul individu, et peut dépendre même de l’infime circonstance qu’un tel ait sous la main un morceau de papier sur lequel pouvoir le consigner.
Ainsi, l’apparence est nécessaire à l’essence, et l’empirique condition du transcendantal: tels sont les motifs que Derrida sollicite dans son Introduction à L’Origine de la géométrie.
Tel est le thème récurrent de la philosophie husserlienne qui va de la Philosophie de l’arithmétique jusqu’à la Crise des sciences européennes. Il s’agit d’investir cette forme spécifique d’une rationalité européenne qui est la seule à vouloir une validité universelle (Hegel déjà l’affirmait: les Européens s’intéressent aux Chinois, mais les Chinois n’ont cure des Européens); une rationalité qui pourtant ne saurait être tombée du ciel. Elle a une histoire et une géographie déterminées, et d’autres peuples ne l’ont pas connue; pourtant, ils le devraient, non par contrainte, mais par conviction. Plus radicalement encore, n’importe quel autre peuple devrait avoir été en mesure de faire les mêmes découvertes que les Grecs, puis que l’Europe spirituelle.
Le radicalisme derridien n’est rien d’autre que cette radicalité cartésienne dont Husserl se réclamera en 1929, à Paris: Quiconque veut sérieusement devenir philosophe devra une fois dans sa vie se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire.
Il ne s’agit pas pour être radical de tout abattre, mais de voir ce dont on a des raisons de douter; et inversement, ce qui ne peut être révoqué en doute.
Or ce qu’on ne peut éluder c’est le fait que les perceptions et les pensées ont lieu dans une âme, dans une unité synthétique de l’aperception; à savoir, à nouveau, sur une tabula qui s’avérera dès lors irréductible. Malgré les apparences, il ne s’agit pas là d’une position évidente.
Nous savons en effet comment c’est précisément du refus de la psychologie, par exemple chez Frege, qu’est née la philosophie analytique, animée par le juste principe de ne pas confondre des explications d’ordre empirique, par exemple, avec la logique. Or introduire une psychologie, ou plus précisément un psychique qui ne relève pas uniquement de la psychologie, n’est-ce pas justement mettre en doute l’idée même de pureté? Rien n’est moins sûr.
Si nous prenions les structures comme des choses sans origine, nous n’obtiendrions pas des structures plus pures; nous aurions des structures qui sont des objets trouvés, des choses d’entre les choses, empiriques, immotivées, irrationnelles, à la limite violentes et injustes, sans savoir pourquoi. L’interrogation génétique est un ingrédient essentiel pour savoir de quoi nous parlons; elle ne vient pas se surajouter: elle constitue l’objet comme tel.
Prenons un exemple au hasard: le monde.
Le monde existe sans nous et sans l’histoire; mais -et tel est le motif génétique ou téléologique- quelque chose comme le monde n’a de sens que pour des vivants qui naissent et qui meurent. Comme nous venons de l’indiquer, ici le motif génétique se confond avec le motif téléologique. Il ne s’agit pas de dire que le nez a été fait pour soutenir les lunettes, mais bien d’observer qu’il n’est pas vrai que nous voyons parce que nous avons des yeux, mais que les yeux sont faits pour voir, et que l’on ne comprend ce qu’est un œil que si l’on pense qu’il est destiné à voir le monde.
Je m’explique. La manière dont le phénomène monde se donne, et avec lui l’ensemble de l’ontologie, est strictement dépendante de l’existence des hommes; c’est-à-dire -dans une raison approximativement double- de l’existence des yeux. Non pas directement, mais par voie négative: monde est ce qui existait avant moi et qui se conservera après moi; autrement dit, comme l’écrit Derrida dans La Voix et le phénomène, ego cogito, ego sum est la confession d’un mortel, à savoir un rapport de l’existant à la possibilité de sa disparition.
Dire que le monde, l’être, à savoir, en dernière analyse, la troisième personne de l’indicatif présent, existe sans nous, c’est peut-être la manière la plus explicite pour déclarer combien nous sommes décisifs dans la constitution du monde. Mais c’est aussi dire, par un renversement de perspective, que notre vie même, à savoir notre intime être présent à nous-mêmes, est à échéance, c’est-à-dire pas entièrement présent; ou plutôt, qu’il n’est présent que dans la mesure où, en son intérieur, la possibilité de la disparition a déjà commencé à faire son chemin.
Si nous reconnaissons que même dans la plus stricte intimité de la conscience quelque chose de non-vivant et de non-présent, quelque chose qui est destiné à durer après nous (le signe dans sa structure testamentaire, l’héritage de Thalès et tout le reste) est ce qui, étrangement, donne vie à l’âme, alors nous devrons penser la présence -et même la présence à soi de la conscience, la vie transcendantale de l’âme comme arche de toute vie- à partir de la non-présence.
Seuls les phénomènes se donnent, et ceux-ci constituent des formes pour nous, voilà qui n’implique aucunement que le monde constitue l’écran et nous la lanterne magique (ou que nous soyons le rêve d’un papillon). C’est là précisément le sens de l’impossibilité de l’empirisme, c’est-à-dire de la présence pleine, par exemple d’un objet à un sujet (mais également, pourquoi pas, d’un sujet à lui-même), le fait qu’il s’agisse essentiellement d’un rêve qui s’évanouit à l’aube du langage, comme le formule Derrida en conclusion à Violence et Métaphysique.
Devant moi tu es là, non à la manière d’un phosphène, mais bien en tant que personne existante, et précisément pour cette raison, en tant qu’étant non entièrement présent. Derrière toi il y a un passé, devant toi un futur, et par conséquent nous ne t’aurons jamais en tant que tel, phénomène absolu, phénomène par rapport auquel nous aussi serions phénomènes à notre tour dans un monde devenu fable.
Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme. Vous aurez reconnu les mots de Pascal; est-il là encore en train de soutenir un pari? Non, pas exactement, bien qu’il reste dans la sphère du performatif. Il est en train de promettre. Ou bien il est en train de faire référence à quelque chose (une idée) qui n’est pas, qui n’est pas présente, mais qui, en tant que telle, entre dans la constitution de la présence, à l’image du futur qui n’est rien, mais sans attente duquel il n’y aurait même pas de présent.
Voilà précisément pourquoi l’ontologie (ou le discours sur ce qui est) ne peut jamais se conclure, demeurant une tâche infinie. Dans un passage par lequel Derrida refermait son premier livre, il y a de cela presque un demi-siècle, Husserl confiait: Justement maintenant que j’arrive au bout et que tout est fini pour moi, je sais qu’il me faut tout reprendre au commencement. Moïse face à la terre promise, et Freud citant Moïse. L’apocalypse est toujours renvoyée, c’est-à-dire différée (voilà le sens de la différence sur laquelle Derrida aura attiré notre attention). L’éclaircie pousse plus en amont l’écheveau; une intimité qui ne se phénoménise jamais.
Il faut être absolument messianique, comme dans l’histoire juive, ou bien chrétienne, ou athée, ou judéo-chrétienne, que raconte Blanchot et que reprend Derrida. Le Christ traîne à Rome comme un mendiant. Personne ne le reconnaît. A un certain moment, quelqu’un finit par le reconnaître et lui demande: Quand viendras-tu?
Maurizio Ferrari, discours de réception de Jacques Derrida comme docteur Honoris Causa de l’Université de Turin
Izis