La généalogie de la bioéthique, qui croise et recroise tant de lignées mythiques liant crime et savoir, soulève une question irritante: celle de la magie et, tout spécialement, de l’alchimie. Les versions positivistes du rationalisme dominant aussi bien que celles du spiritualisme l’ont obstinément recouverte d’un voile de dénigrement institutionnel. Ne serait-il pas grand temps que philosophes et historiens lui accordent tout l’intérêt qu’elle mérite; qu’ils la prennent au sérieux non pour satisfaire à quelque goût du new-age, mais pour comprendre l’enracinement de tels mouvements dans la pensée occidentale moderne. Cela revient à prendre la mesure de la tension intellectuelle et affective dont témoignent, chacun à sa façon, les personnages de Faust et de Frankenstein, lecteurs des alchimistes.
Le siècle des Lumières se clôt sur cette indécision; le siècle du positivisme et du scientisme s’ouvre sur ce vertige. Qu’en est-il donc de la catégorie de Lumières, si décisive pour l’histoire des idées comme pour l’histoire politique, et de la brillante unité intellectuelle qu’ont conférée à son objet les penseurs du dix-neuvième siècle? Les meilleurs spécialistes font remarquer ce qui sépare notamment les Lumières françaises, de l’Enlightment anglais ou de l’Aufklärung en Allemagne (c’est l’un des thèmes constants de l’œuvre d’Isaiah Berlin, A contre-courant. Essai sur l’histoire des idées): des conceptions distinctes de la science moderne, de son rapport avec son passé aristotélicien, avec la religion comme avec la politique.
La religion n’est pas la même selon que l’on se trouve sur les terres de la Réforme ou en pays catholique. La pratique du droit diffère profondément selon qu’elle relève du Common Law ou de l’héritage romano-canonique.
Les historiens savent de surcroît qu’en ce siècle prit aussi son essor le roman noir qui semble miner tous les idéaux officiels. Les études d’Annie Lebrun auront fait date -notamment: Les châteaux de la subversion. Et les philosophes ne devraient plus pouvoir ignorer que le nom de Sade (1740-1814) inscrit, en lettres de feu, son écart radical.
Il n’y eut, à vrai dire, nulle part de Lumières sans Contre-Lumières, lesquelles ne sauraient se confondre avec les anti-Lumières. Non point la persistance d’un obscurantisme entretenu par les prêtres et les despotes, mais, au cœur même des Lumières, la pleine vigueur de doctrines et de pratiques mettant en question la version calculatoire de la rationalité qui s’est alors imposée.
La fortune du médecin allemand Franz Anton Mesmer (1734-1815) et du magnétisme animal auprès de protagonistes les plus éclairés de la Révolution française ne saurait être tenue pour une simple bizarrerie (Robert Darnton, La fin des Lumières). Et l’histoire de la pensée politique moderne doit être repensée en ses racines mêmes.
Son avènement dans les premières années du 17éme siècle, si fulgurant qu’elle apparaisse, ne s’effectue point sans trouver son élan dans des conceptions et des pratiques appartenant à la magie naturelle, très puissante au temps de la Renaissance. Johannés Kepler (1571-1630) aussi bien que Giordano Bruno en sont les plus illustres témoins. Encore faut-il distinguer cette magie de celle qu’on dénonce alors comme noire ou démoniaque. Et c’est un nouveau pan de notre histoire qui se découvre alors: celui des rapports étroits et ambigus qu’a entretenus le christianisme avec la tradition dite hermétiste comme avec la Kabbale Juive depuis Marsile Ficin (1433-1499). On ne saurait nier plus longtemps que les doctrines et pratiques alchimiques du dix-septième siècle aient eu leur rationalité propre.
Frances Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique et, pour une discussion de son interprétation, Bertrand Levergeois, Giordano Bruno.
Soixante ans après leur découverte par Keynes, comment enfin ne pas tenir compte des manuscrits alchimiques de Newton ainsi que de sa correspondance avec le physicien et chimiste irlandais Robert Boyle (1627-1691)? On ne saurait se satisfaire de considérations psychologiques destinées, si l’on peut dire, à faire la part du feu. Si Newton a, toute sa vie durant, cherché à résoudre par l’alchimie des questions que lui posaient ses recherches en philosophie naturelle, c’est toute la conception de la science newtonienne qui doit être réexaminée à cette lumière.
La remise en question ne saurait épargner les origines même de la Raison.
Le fameux miracle grec vu par Ernest Renan (1823-1892) doit être réinterrogé. Pratiques magiques et recherche d’un ordre des phénomènes coexistent pendant toute l’Antiquité, sans qu’on y assiste au conflit permanent qu’a imaginé le dix-neuvième siècle. On ne saurait se satisfaire de l’état actuel des recherches qui épousent les divisions et sous-divisions des disciplines universitaires: historiens de l’Antiquité, de l’époque élisabéthaine, des religions, historiens des sciences, de la philosophie … La vision d’ensemble manque. Ce manque on peut être tenté de l’imputer à un défaut de communication entre les disciplines. Il renvoie plus profondément à l’existence d’une question philosophique obstinément refoulée. Cette question dûment posée réunirait dans la lumière de son foyer les recherches dispersée; elle n’est autre que celle de la conception de la raison qu’a imposée le rationalisme moderne.
La version dominante de cette position philosophique a rejeté l’imagination mythique dans les ténèbres de l’irrationnel -c’est¬à-dire de l’épistémologiquement condamnable. N’a-t-elle pas, à la faveur de ce rejet, imposé tout à la fois une conception étriquée de la connaissance et des positions figées en matière d’éthique? Il y aurait lieu de rétablir les droits de l’imaginaire en matière de connaissance contre la vulgate empiriste et calculatoire et son apothéose cognitiviste.
Bachelard, pour sa part, écrivait déjà, à la fin des années trente, contre le rationalisme sec de certains de ses maîtres, que la raison est à géométrie variable et que loin de gouverner les progrès du savoir, elle s’instruit sur eux. Quinze ans plus tard, il se montrait beaucoup plus radical en caractérisant sa position comme sur-rationaliste. Ce clin d’œil vers le surréalisme avait un sens fort. Aux yeux de Bachelard l’imagination n’est point une faculté parmi d’autres; à vrai dire elle n’est point une faculté du tout. Elle constitue l’étoffe de la vie des êtres humains en tant qu’ils se rapportent à eux-mêmes et aux autres par un langage dont les jeux donnent sens à leurs moindres gestes et à leurs silences même.
Les grandes images qui, recueillies et élaborées sous forme poétique, invitent ces êtres à toujours s’arracher à eux-mêmes portent-elles la marque de l’appartenance de l’homme au cosmos?
La racine rêveuse des mots (Bachelard) relie-t-elle la Terre au Ciel par l’entremise humaine? Cette question qui fut celle des romantiques allemands ne peut être rejetée d’un revers de main positiviste comme dénuée de sens.
Aux prises avec un monde dont nous sommes partie prenante, nous n’avons jamais conquis de prise sur lui qu’en y faisant l’épreuve de la convenance d’un ordre inventé par nous avec celui dont s’avèrent susceptibles les phénomènes qui nous affectent. Cet ordre, nous le disons rationnel pour le contrôle qu’il donne -toujours limité à son échelle propre. Y déchiffrons nous, comme on le répète depuis plus de trois siècles, dans un vocabulaire hérité de la scolastique, les lois de la nature? Ce serait attribuer à notre pensée le pouvoir de se situer à l’extérieur de l’univers pour le dominer du regard. L’épistémologie qui le prétend n’est que théologie déguisée même lorsqu’elle emprunte très ironiquement à la logique mathématique ses instruments de pensée et d’exposition.
Joan Miro, Pic de La Mirandole, 1975
Le lecteur me permettra de faire un dernier retour vers le personnage de Prométhée. Il peut délivrer encore quelques enseignements, si l’on prend au sérieux les textes des poètes et des artistes qui, au quinzième et au seizième siècle, ont cessé d’y voir une figuration inadéquate de la puissance divine pour chercher en lui une figure symbolique de la condition humaine.
De ces textes, le célèbre discours de Pic de La Mirandole De la dignité de l’homme apparaît comme le plus admirable.
Finalement, écrit Pic, j’ai cru comprendre pourquoi l’homme est le mieux loti des êtres animés, et quelle est en fin de compte cette noble condition qui lui est échu dans l’ordre de l’univers, où non seulement les bêtes pourraient l’envier, mais les astres, ainsi que les esprits de l’au-delà.
Cette raison ne tient nullement à la place éminente que lui aurait attribué le créateur sur l’échelle des êtres, conformément à l’explication classique. Elle ne tient donc pas à une perfection particulière de sa nature. Elle renvoie au contraire à ce que paradoxalement l’homme n’a pas de nature au sens où il en a été attribué une aux autres êtres. L’auteur en rend compte par un récit qui fait référence explicite tout à la fois à Moïse et à Timée. Dieu ayant achevé de construire la demeure du monde telle que nous la connaissons, il désira qu’il y ait quelqu’un pour peser la raison d’une telle œuvre, pour en aimer la beauté, pour en admirer la grandeur. Il décida donc, en dernier lieu de créer l’homme. Pic visiblement n’ignore pas les bévues de l’Épiméthée du Protagoras lorsqu’il poursuit:
Or il n’y avait pas dans les archétypes de quoi façonner une nouvelle lignée, ni dans les trésors de quoi offrir au nouveau fils un héritage, ni sur les bancs du monde entier la moindre place où le contemplateur de l’univers pût s’asseoir. Tout était déjà rempli: tout avait été distribué aux ordres supérieurs, intermédiaires et inférieurs.
De cette pénurie, Dieu s’accommode. Il la tourne à l’avantage de l’homme:
En fin de compte, le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pouvait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être en particulier.
De cette thèse, il s ensuit que, participant de toutes choses, l’homme peut être tenu pour le médiateur de toutes choses. De là que cet être, aucune loi ne le bride. A lui de définir lui-même sa nature. Ce prométhéisme s’affirme dans la bouche de Dieu qui s’adresse à l’homme:
Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Voilà donc qu’à l’homme naissant, le Père a donné des semences de toute sorte et les germes de toute espèce de vie.
Pic se fait ainsi de la condition humaine une conception qui ne saurait se situer sur une simple trajectoire allant de la vision médiévale à la pensée moderne des rapports entre Dieu, l’homme et le monde. Cette ligne, il la brise.
En ce mouvement, il ne marche pas du même pas que la plupart de ses contemporains. A preuve, sa thèse selon laquelle l’homme est, sur le théâtre du monde, le spectacle le plus digne d’admiration. Ce qui revient à dire tout à la fois que l’homme appartient au monde exactement comme les autres créatures, mais aussi que sa vie offre cette singularité de se dérouler intégralement sur une scène dont il est lui-même le spectateur. L’homme est la créature qui a la capacité de transformer le monde en un vaste théâtre. La finalité de cet être admirable consiste à s’admirer lui-même en tant qu’il est capable d’apercevoir ce qu’est l’architecture de l’œuvre divine dont il fait lui¬même partie et d’en réfléchir, d’en recueillir, tous les aspects. Une éthique en découle immédiatement:
Puisque notre condition native nous permet d’être ce que nous voulons, il nous appartient de veiller-par dessus tout à ce qu’on ne nous accuse pas d’avoir ignoré notre haute charge pour devenir semblables aux bêtes de somme et aux animaux privés de raison.
Giordano Bruno, combattant l’astrologie, ne dira pas autre chose. Il propose de mettre un ordre dans le ciel qui est au-dedans de nous, et ensuite dans le ciel sensible qui corporellement se présente aux yeux.
Enlevons du ciel de notre vie l’Ourse de la brutalité, le Sagittaire de l’envie, le Poulain de la frivolité, le chien de la médisance, la Canicule de la flatterie … Si nous nettoyons ainsi notre habitation, si nous rendons ainsi neuf notre ciel, neuves seront les constellations et les influx, neuves les impressions, neuves les chances …
Dominique Lecourt
William Blake