Dans la période qui s’est écoulée entre ma deuxième conférence et celle-ci, je me suis rendue en Corée du Sud et au Japon. Les pêcheurs coréens ne peuvent plus vendre leur poisson, et les habitants ont peur de la radioactivité que le vent apporte du Japon. Ce n’est pas la première fois que la Corée doit contribuer à payer les erreurs du Japon. J’y ai rencontré quelques intellectuels qui veillent à ce que la critique envers le Japon ne prenne pas un caractère nationaliste. Auparavant, j’étais déjà allée à deux reprises en Corée du Sud, mais cette fois, à ce congrès international, j’ai été frappée par le fait que la Corée, qui n’est pas un pays insulaire, communique bien mieux que le Japon avec le reste du monde. Si ce pays est si communicatif, c’est peut-être en raison de sa situation entre deux pays aux tendances isolationnistes, la Corée du Nord et le Japon.
J’ai ensuite atterri à Tokyo, ma ville natale, où vivent douze millions de gens. Il y a toujours eu trop peu d’étrangers dans cette métropole, mais ils sont encore moins nombreux maintenant. Dans la cohue des rues, je n’apercevais presque personne qui ne me semble pas japonais. Et je sais que des Asiatiques étrangers ont également quitté le pays. Il y avait deux enfants chinois dans la classe où enseigne ma sœur. Eux aussi ont quitté le Japon deux jours après le grand séisme et ne sont jamais revenus. Je comprends les gens qui quittent Tokyo. Je comprends les gens qui pour rien au monde ne quitteraient Tokyo. Une île connaît ces deux groupes, mais je voudrais en former un troisième: celui des eaux de mer, celui des vagues qui se retirent régulièrement et qui reviennent toujours. Il m’a semblé qu’allait commencer maintenant la seconde époque d’isolement. Est-ce une seconde chance que de trouver sa propre solution dans une nouvelle culture? Je ne le crois pas, car ce sont les eaux des mers qui tiennent le monde en un globe unique. L’eau contaminée ne reste pas à un endroit et un seul, et je n’entends pas cela au sens métaphorique.

L’an dernier, à l’époque où j’envisageais ces leçons de poétique et réfléchissais au titre que je pourrais donner à chacune d’elles, je ne pouvais pas savoir qu’une telle catastrophe se produirait. Elle m’a jetée par-dessus bord. Dans l’eau froide. En fait, mon intention première était bien plus de parler des êtres aquatiques féminins, ondines, femmes-tortues et autres hybrides venues de l’eau. Je voulais parler du fait que leurs langues s’introduiront dans la littérature quand bien même nous ne les comprenons pas. Je voulais aussi encourager celles et ceux parmi vous qui craignent que la science ne leur fasse oublier la langue de l’eau. Je voulais plutôt poser cette question: quelle petite sirène n’a pas encore sa thèse? Car les êtres aquatiques littéraires doivent être eux aussi capables de parler avec les physiciens atomiques. Il faut qu’ils puissent discuter de cette qualité de l’eau qui ne se laisse pas mesurer.