II La diversité des cultures est la condition de l’unité du genre humain

Le premier consul américain à Shimoda, Townsend Harris, qui apparaît aussi dans la pièce de Brecht La Judith de Shimoda, eut pour mission de conclure un accord commercial avec le Japon. L’accord de 1854 autorisait les navires améri­cains à mouiller dans deux ports pour s’approvisionner en charbon, mais le commerce restait réservé aux seuls Néer­landais et Chinois. Un jeune interprète néerlandais, Henry Heusken, eut beau s’efforcer d’intercéder entre les deux pays non seulement linguistiquement, mais aussi culturellement, les pourparlers ne se déroulèrent pas comme l’aurait souhaité Harris. En 1857, Harris tomba malade et pria les autorités japo­naises compétentes de lui envoyer une infirmière. L’une des plus belles geishas de Shimoda, Okichi, fut chargée de soigner Harris.

La pièce de Yûzô Yamamoto L’Histoire d’Okichi l’étrangère, jouée en 1927 est l’une des œuvres littéraires inspirées de sa vie. Dans sa préface à l’édition de 1931, Yama­moto déclara s’intéresser surtout à la période de la vie d’Okichi qui suivit son acte héroïque.

On oblige Okichi à aller soigner Harris. Elle gagne sa confiance, contribuant ainsi à tempérer les conflits entre les deux pays. Yamamoto expose les souffrances d’Okichi qui, bannie de la société pour avoir été en contact avec un étranger, sombre dans l’alcool. Dans l’adaptation de cette pièce par Brecht, le mythe de l’héroïne Okichi devient un élément autonome. Okichi est une héroïne nationale qui aurait stoppé l’avancée des navires militaires américains. Brecht accentue le contraste entre le mythe et la personne réelle, ce qui n’est pas vraiment le cas chez Yamamoto. Quant à la distancia­tion que Brecht perçoit dans le théâtre d’Extrême-Orient, on n’en trouve pas de trace chez le dramaturge moderne qu’est Yamamoto.

La pièce L’Histoire d’Okichi l’étrangère de Yûzô Yamamoto fut traduite en anglais par Glenn W. Shaw. En 1935, la pièce reçut une critique élogieuse dans le journal Swenska Pressen. En 1937, Yamamoto reçut de Finlande une demande d’autori­sation de représentation. Pour diverses raisons, la pièce ne fut pas montée sur une scène finlandaise. Mais elle parvint entre les mains de Brecht qui, séjournant durant son exil finlan­dais chez l’autrice esto-finlandaise Hella Wuolijoki, en tira La Judith de Shimoda. On ne retrouva à la mort de Brecht que cinq scènes autorisées par lui. A la mort de Hella Wuolijoki, Hans Peter Neureuter découvrit la traduction de cette pièce en finnois et retraduisit les passages manquants du finnois vers l’allemand, reconstituant ainsi la pièce entière.

Je trouve fascinant ce processus par lequel un original devient visible après avoir été rétabli à partir d’une traduction qu’on en a trouvée.

Lors d’un voyage en Estonie, je me suis retrouvée entourée d’une langue nouvelle pour moi, une langue qui, à l’oreille, ressemblait au finnois, mais en un peu plus rapide. C’est alors que j’appris par une étudiante que l’estonien et le finnois sont des langues apparentées. C’est un fait que j’aurais pu trouver dans un livre, mais un savoir a plus de chances d’être exploité littérairement lorsqu’il est lié à un voyage et à une personne.

Le finnois est apparenté à l’estonien, et l’allemand, autre­fois l’une des langues de la Hanse, n’était donc pas une langue étrangère exotique pour une Estonienne. Aussi la navigation littéraire entre l’anglais, le finnois et l’allemand dut-elle être chose aisée pour Wuolijoki. Brecht, lui, ne savait pas nager dans la mer du multilinguisme.

On n’est pas obligé d’aimer Brecht pour le lire. Je me suis souvent demandé pourquoi il revient constamment dans mon champ de vision. C’est probablement parce que son écriture offre un espace où peut se faire entendre une langue finno-ougrienne et où une geisha dit non. Et cet espace plutôt dénué, et non imprégné de liberté, on peut l’imaginer comme scène de répétition pour le théâtre de la traduction. Sur cette scène, le rôle principal est dévolu non à un personnage historique, mais à la traduction.

Il n’est pas rare en architecture qu’un bâtiment historique soit restauré à partir d’anciennes reproductions qu’on en a gardées. Dans ce cas, l’original reconstitué est une copie d’une reproduction. On peut aussi laisser des vides là où les éléments sont perdus. Libre alors à l’observateur de compléter ou non dans sa tête la partie manquante. Dans le cas de La Judith de Shimoda, c’est la première stratégie qui fut choisie. Les phrases perdues de Brecht furent retraduites en sens inverse à partir de la traduction finnoise, ce qui donna la version intégrale de La Judith de Shimoda publiée en 2006 chez Suhrkamp et plusieurs fois représentée sur scène depuis.

A la différence du collage, qui défait quelque chose de terminé pour le recomposer autrement, la restauration d’une œuvre n’est pas un procédé d’avant-garde. L’Okichi de Brecht, reconstituée comme on le fait d’un tableau classique détruit, devint ainsi un classique.

Sirène funéraire, GrèceSirène cosmopolitique

Brecht ne lisait pas le japonais, et il n’écrivait pas en anglais. Une collaboratrice allemande lui avait fourni une traduction allemande réalisée à partir de la traduction anglaise. Si Ion suppose que Brecht a travaillé à partir de cette traduction, cela signifie qu’il a trouvé ses phrases dans la traduction alle­mande de la traduction anglaise de la pièce japonaise, et ses lecteurs retrouvent Brecht dans la traduction allemande de la traduction finnoise de la pièce allemande.