Les théories sur la coloration du monde foisonnent … Si la couleur des choses n’y est souvent tenue que pour un accident ou pour une dimension partielle du fait perceptif, elle se présente pourtant de plus en plus comme un phénomène complexe, total même, qui exige la coopération de multiples savoirs disciplinaires, afin de décrire la chaîne complète de ses manifestations pour le sujet percevant. Des propriétés de la matière et de la lumière jusqu’à celles des connexions neurochimiques du cerveau, le spectre des savoirs qui conditionnent l’être et le paraître des couleurs est large. Pourtant ces multiples savoirs épuisent-ils la compréhension de la surface colorée en peinture? La difficulté ne vient-elle pas de ce que beaucoup d’approches font souvent l’économie de l’expérience de la rencontre avec des couleurs, entendue comme fait primitif, pré-objectif, voire pré-réflexif, expérience qui constitue en un sens la chair même de la présentification du monde sensible?

Faut-il l’invalider sous prétexte qu’elle demeure subjective, tout juste accessible à une intuition poétique ou à une introspection vagabonde, ou, au contraire, peut-on considérer, qu’en art au moins, rien de coloré ne peut entrer dans la sphère esthétique sans être filtré, orienté par cette expérience, qui se tient en bordure du sujet et de l’objet, du visible et de l’invisible? Dès lors, il faut bien en revenir à l’événement lui-même du fait coloré, au mystère du vécu propre au voir, à la signifiance subjective qui en assure le prolongement dans le psychisme. Car il s’agit de rendre compte du désir chromatique, de sa jouissance, de la réverbération de la perception de la phénoménalité coloriée dans ce que l’on nommait autrefois l’âme, et qui n’est réductible ni à l’affectivité ni à l’intellectualité seule.
Certes, la philosophie n’a souvent, au cours de son histoire, rencontré la couleur que pour étayer telle ou telle théorie du monde sensible ou de la constitution de la représentation perceptive, et l’on pourrait égrener une histoire des théories philosophiques de la couleur. Le mérite de la méthode phénoménologique est de revenir à des questions plus simples, plus fondamentales, plus universelles: qu’est-ce que voir une couleur, qu’est-ce que regarder une tache colorée sur une toile (surtout lorsque, comme c’est le cas dans la peinture non figurative, la couleur apparaît seule ou pure), que se passe-t-il vraiment devant et sur une surface colorée lorsqu’on la regarde ou lorsqu’elle est regardée? De quels matériaux, catégories, notions et images, a-t-on besoin pour comprendre cette expérience? Dans quelle mesure l’essence de la couleur peut-elle se dire uniquement en termes relevant du donné sensible lui-même ou n’exige-t-elle pas aussi des médiations spéculatives qui, dans toutes les traditions métaphysique ou spirituelle, ont partie liée avec du supra-sensible?
Sous la main de l’artiste ou sous l’œil du spectateur, considérons d’abord la donation première d’une surface colorée, qu’on peut même ramener à une manifestation monochrome, une surface bleue ou rouge. Libérée de toute fonction de représentation d’un réfèrent extérieur, indépendante d’un savoir, voire d’une dénomination, la tache colorée constitue un phénomène pur. Depuis Malevitch ou Kandinsky, la peinture du XXe siècle semble attacher à l’art du monochrome des recherches qui ont trait tant à la psychologie de la perception qu’à la métaphysique du regard. L’œil, désengagé de la perception utilitaire, est confronté au surgissement originaire d’un sensible, qui ne renvoie à rien si ce n’est à une présence originaire mais intensément déterminée qualitativement. À la place du rien ou du vide, se tient la couleur seule. Qu’est-ce qui se donne alors dans cette expérience-limite, quelle est la nature de cette rencontre où la conscience se détermine comme conscience de rien d’autre que d’une couleur?

D’abord, est-il vrai que l’on voit une réalité colorée? Peut-on dire qu’un être regarde une chose colorée, étalée devant ses yeux? Cette formulation, héritée de la description usuelle de la perception, est-elle bien adaptée? Car la tache de couleur étalée sur un support n’est plus au service d’une représentation, celle d’une rose ou d’un coucher de soleil; elle perd son statut de couleur-attribut, de qualité seconde d’un être substantiel, le fruit, la fleur, le ciel, qui peuvent d’ailleurs aussi changer de couleur. Car tel est le statut des couleurs pour les philosophes classiques, qui ont longtemps tenu les couleurs, au même titre que d’autres propriétés sensibles, pour des qualités secondes, instables, purs accidents sans dignité, qui devaient s’effacer devant les qualités premières, les figures et mouvements (d’où, en particulier, la suprématie du dessin, qui actualise la forme essentielle d’un être, sur la couleur qui ne représente que les apparences).
La question de la suprématie respective de la forme dessinée ou de la couleur a été abordée plus d’une fois dans l’histoire de l’art. Lors du débat artistique, qui éclate, dès 1648, à l’académie des Beaux-Arts de Paris, il s’agit d’opter entre deux esthétiques opposées, l’une liée aux défenseurs du dessin, l’autre engagée dans une avant-garde coloriste. Depuis l’Antiquité, en effet, le dessin apparaît comme canonique dans la mesure où l’essence cachée des êtres visibles se confond avec une morphologie géométrique … Il faut attendre Roger de Piles (1668) pour voir triompher la couleur sur le dessin, le coloris exprimant en fait la véritable essence du visible, les lignes des corps pouvant être découvertes par le toucher seul (Voir J. Lichtenstein, La Couleur éloquente, GF Flammarion, 1989).
Considérée pour elle-même, cette couleur rouge ou bleue ne qualifie donc plus un être, n’est plus un moyen de l’objectiver, mais elle devient phénomène originaire, elle surgit comme réalité autonome. Le fait coloré devient dès lors un mode premier de la donation du monde, une sorte de manifestation qualitative primordiale, condition pour qu’il y ait émergence d’un quelque chose dans le monde. Le règne de l’incolore ne signifierait pas seulement, pour un sujet, un monde sans qualités, mais une absence de monde. Avant donc que des objets colorés ne s’organisent en un monde déterminé, la couleur semble se tenir à la frontière qui délimite le passage du rien au quelque chose.
La couleur désigne la chose apparaissante avant qu’elle ne soit encore chose déterminée; elle relève donc d’un ordre pré-objectif, voire proto-ontique.
Mais si nous sommes, dans cette expérience élémentaire, simple conscience observant l’apparition (Erscheinung) d’une coloration dans un champ spatial, encore vide de choses colorées, pouvons-nous dire que nous sommes bien face à une couleur? Généralement, il est vrai, la perception visuelle est comprise comme l’affrontement, le face à face, d’un sujet et d’un objet; le regard se déploie à la manière d’un double rayon lumineux qui balaie ce qui s’étale devant lui, pour l’éclairer de son point de vue. Bref, percevoir est organiser une spectacularisation du monde qui s’offre à notre regard. Pourtant, en va-t-il bien ainsi lorsque je me tiens, en apparence, devant la surface colorée peinte? À quel vécu de conscience correspond en fait ce surgissement sensible?
Désobjectivée, sans asservissement à un objet, illimitée en son être même (car quelle nécessité interne contraindrait une tache de couleur à entrer dans une limite?), la surface rouge n’est plus vraiment exposée devant moi. Plus je la fixe, plus je la contemple, plus elle semble se rapprocher de moi, et plus j’ai l’impression de faire s’évanouir la distance qui me sépare d’elle et de me fondre en elle. Alors qu’une perception ordinaire se résout en une représentation, la vision semble ici rencontrer une présence immédiate.
Il n’y a plus d’un côté la chose même, de l’autre son redoublement en moi: la couleur pure dispose d’une intensité, d’une force propres, capables d’effacer la barrière entre le sujet et l’objet, entre le moi et le non-moi. La couleur se détache de sa surface, autant que mon regard semble porté en avant du corps, les deux se rencontrant quelque part en un lieu indécis, qui n’est plus ici mais pas encore là-bas. Telle est l’expérience de la phénoménalité pure de la couleur, qui parvient à délocaliser et à décentrer sujet et objet ainsi, pour M. Merleau-Ponty, l’œil du peintre (mais cela ne s’applique-t-il pas à tout regard?) accède à une sorte de co-naissance réciproque du regard et de ce qui apparaît:
La vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, relation physique-optique seulement avec le monde. Le monde n’est plus devant lui par représentation: c’est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible, et le tableau finalement ne se rapporte à quoi que ce soit parmi les choses empiriques qu’à condition d’être d’abord auto-figuratif; il n’est spectacle de quelque chose qu’en étant spectacle de rien, en crevant la peau des choses pour montrer comment les choses se font choses et le monde monde.
Une telle expérience où l’être devient couleur ne se rencontre-t-elle d’ailleurs pas déjà dans la peinture figurative? Comme le suggère, par exemple, l’expression de sensation colorante utilisée par Cézanne, la coloration ne présuppose pas vraiment une couleur chosifiée, rencontrée par une sensation qui devient colorée: la sensation colorante ne provient ni de la vue, ni du monde, mais de ce fond d’entre-deux où elles sont en contact avant d’être chacune pour soi.

Mais cette expérience de la rencontre, qui voit chacun quitter son lieu pour aller au devant de l’autre, commence-t-elle ou s’achève-t-elle en une sorte de mitoyenneté, ou bien l’aventure du regard, qui chavire devant une couleur, ne le conduit-elle pas plus loin encore? Regardant la couleur, je vais au devant d’elle comme elle se rapproche de moi, mais nos mouvements réciproques peuvent se prolonger chacun jusqu’à provoquer une sorte d’interversion des places. Au lieu de s’arrêter à mi-parcours, le sujet se perd alors dans le sensible pur comme la sensation colorée pénètre le sujet. De sorte qu’à certains égards, on peut parler, dans cette expérience esthétique, d’un renversement des positions perceptives: l’extérieur devient intérieur et l’intérieur se trouve projeté à l’extérieur. Le comble d’une vision extatique de la tache rouge est de provoquer un véritable chiasme du sujet et de l’objet. Pour Merleau-Ponty encore, il convient alors d’évoquer …
… Le dedans du dehors et le dehors du dedans, que rend possible la duplicité du sentir, et sans lesquels on ne comprendra jamais la quasi-présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire.
Regarder une couleur pure ne constitue donc pas une modalité ordinaire de la perception. La perception esthétique des couleurs nous fait découvrir des situations-limites du voir, et en retour, cette extase du voir nous dévoile la couleur comme dotée de propriétés paroxystiques. Mais qu’est-ce que la couleur-vue dans le contexte artistique nous apprend-elle alors sur le voyant lui-même? Qu’est-ce que cet étrange regard qui abandonne la position de représentation devant des objets colorés et fait l’épreuve d’une présence immédiate de l’être-couleur? Parvient-on à le décrire, à le caractériser uniformément ou ne se trouve-t-on pas devant un rapport au monde contradictoire, en tout cas paradoxal?

D’abord, regarder une couleur entraîne une conversion, un retournement radical du sujet regardant. Certes, à première vue, il ne se passe rien de plus qu’en toute contemplation, c’est-à-dire une sorte d’arrêt du mouvement du corps, un repli de la conscience sur elle-même, pour mieux laisser advenir les choses à elle, au lieu de s’imposer à elles pour agir avec ou sur elles. La perception esthétique est bien inversion de la perception utilitaire, adaptative; et celle de la couleur exige peut-être, plus que toute autre, patience, attente, durée. Tel est le sens de l’aveu de Kandinsky:
J’ai voulu mettre dans les trois tableaux que j’ai peints à Munich une série infinie de tons qui n’apparaissent pas à première vue. Ils devaient d’abord rester cachés (surtout dans la partie sombre) et ne se révéler qu’avec le temps au spectateur profondément attentif.
Mais cette attention à ce qui apparaît là, au dehors de nous, qui exige le silence et la disponibilité du corps propre, n’entraîne pas pour autant l’impassibilité, la suspension des affects. La couleur pure, à l’égal du son, qui sont tout deux des événements sensitifs de non-représentation, s’impose, au contraire, à moi comme affect intense. Car la couleur dispose, originellement, d’un pathos, d’une capacité à impressionner notre faculté de plaisir et de déplaisir, qui est, semble-t-il, tout à fait inhabituelle pour l’œil. Car l’œil connaît rarement l’impact d’une telle présence du monde, qui semble plutôt réservé aux sensations du toucher. Or la couleur n’est-elle pas le seul visible capable à ce point de nous toucher, c’est-à-dire de faire effet sur le corps, voire de le pénétrer?
La vue n’est plus, comme dans la plupart de ses occurrences, télé-vision, manière de se tenir à distance des choses; en voyant leur apparence colorée nous sommes plutôt entraînés à leur contact, puisqu’elles provoquent immédiatement une vibration profonde dans l’épaisseur de l’être. La perception esthétique des couleurs s’apparente donc à une intense expérience pathique, où le monde fait irruption dans le moi avec effraction. Voir une tache de couleur est donc avant tout la ressentir et la perception oculaire est moins organe de vision, que pure sensibilité. On dirait parfois que les couleurs rentrent dans le corps moins par les yeux que par la peau. C’est pourquoi on peut aller jusqu’à dire que la couleur, abstraite de tout objet, est elle-même directement affection, c’est-à-dire purs souffrir et jouir de la vie immédiate, avant toute représentation et traduction: si en effet la couleur ne se rapporte pas aux sentiments de notre âme par une relation externe mais trouve en eux son être véritable, alors elle n’a pas à traduire, à la manière d’un moyen, ce contenu abstrait de notre vie invisible, elle coïncide avec celle-ci, elle est son pathos, sa souffrance, son ennui, sa déréliction ou sa joie.

Mais sommes-nous seulement, en tant que voyant, réceptivité sensible, écorché vif atteint par une couleur qui ne serait filtrée, freinée, par aucune objectivation? A certains égards, l’intensité de l’expérience esthétique de la coloration ne peut se comprendre pleinement que si l’on adjoint -au sein d’une véritable antinomie esthétique- au pâtir un agir. Nous ne restons pas inerte devant une sensation colorée, elle éveille en nous une effusion, elle prépare un transport, elle guide une orientation vers, elle inaugure un tropisme. L’extase du regard est bien ex-stase, sortie de soi, pour faire corps avec la couleur. Par là, la jouissance chromatique ne serait pas si étrangère à la jouissance érotique, à ce que Michel Henry nomme si bien l’étreinte. L’amour d’une couleur peinte culmine dans une symbiose dynamique où l’affect ressenti va de pair avec un entrelacement, une gestuelle caressante, pour tendre à l’Un, à la co-présence totale de l’être et de la couleur.
Si le phénomène coloré dispose d’une telle présence quasi magique, d’une telle force d’aimantation du sujet qui le regarde, n’est-ce pas qu’il se comporte différemment d’une surface sensible quelconque?
Le sensible coloré, tout en recouvrant l’étendue de la res extensa, est peut-être davantage, pour celui qui le regarde, qu’une pellicule, plus ou moins épaisse, qui recouvre le monde. Car la couleur picturale (pigment) pourrait nous faire croire qu’elle se superpose au monde, qu’elle est plaquée sur un support et qu’en se laissant regarder, elle masquerait en même temps autre chose, une substance qui se tient dessous. Le tableau serait donc un dispositif d’illusion, puisque la couche de couleur se ferait prendre pour fond, alors qu’elle est toujours revêtement qui dissimule ce sur quoi elle repose. Mais cette physique de la constitution matérielle de la tache de couleur est loin de rendre compte du vécu phénoménal de la conscience esthétique de la couleur. Quel que soit son mode de production et d’existence matérielle, la couleur pure apparaît, d’une certaine manière, à la conscience visuelle comme événement premier, sous lequel, derrière lequel, il n’y a rien, mais à l’intérieur duquel se révèle comme une profondeur insondable. Qu’est-ce alors que cette profondeur qui se laisse entrevoir, non sous, mais dans la présence sensible de la couleur?

La couleur en tant que phénomène visible semble se refuser à toute réduction unilatérale au monde de la matière inerte. Le miracle de la peinture n’est pas tant de pouvoir donner l’illusion du réel (problème lancinant du paradigme de l’art figuratif) que de donner à un fragment de matière, une vie, une force de présence, que l’on peut associer, à la limite, à la vie spirituelle elle-même, et donc pas seulement à la vie matérielle. Chaque couleur, à un degré qui lui est propre, se révèle à la conscience comme exprimant un dynamisme, centripète ou centrifuge, vers l’arrière ou vers l’avant, mais qui toujours l’apparente, pour la conscience réceptive, à un phénomène vivant. Tel est le témoignage encore de Kandinsky, décrivant les couleurs se répandant sur la palette:
Ces êtres étranges que l’on nomme couleurs venaient l’un après l’autre vivant en soi et pour soi, autonomes et dotés des qualités nécessaires à leur future vie autonome et, à chaque instant, prêts à se plier à de nouvelles combinaisons, à se mêler les uns aux autres et à créer une infinité de mondes nouveaux.
Mais s’agit-il seulement, dans ces approches phénoménologiques, d’une métaphore physico-biologique pour rendre raison d’une sorte d’excédent d’être du phénomène coloré, ou ne devrait-on pas voir dans ce langage organo-dynamique une authentique analogie d’être qui tente de s’approcher d’une réalité ultime, autrement inexprimable? Car en fin de compte la couleur est moins puissance énergétique, comme le suggèrent les premières images, que puissance d’actualisation, d’activation, d’animation, émanant d’une âme intérieure. On ne peut rien dire de mieux, au fond, qu’au cœur de la couleur se tient un esprit (de vie) qui lui confère son mode de présence et son expressivité. Selon la formule de Kandinsky, la matière morte est un esprit vivant.
En ce sens, la face visible d’une couleur est l’égal d’un visage humain, dont l’expressivité témoigne précisément de la vie spirituelle qui l’habite. Car un visage, comme la surface bleue ou rouge, irradie une présence intérieure, et sa surface, comme tout médium expressif, sert à la fois à projeter dans le visible ce qui est retenu dans l’intériorité et à sauvegarder dans l’intimité ce que la montée à la surface risque insensiblement de déformer. Contempler une couleur c’est finalement s’attarder sur un visage, en recevoir le rayonnement, en déchiffrer les signes, en découvrir les filigranes, pour pénétrer dans les arcanes de l’Être.
Car la couleur, en se montrant en surface, ou en montant à la surface, n’est pas tant, pour reprendre les termes de Spinoza, une modalité de la nature naturée, de la nature objectivée, qu’une expression, une émanation de la nature naturante, c’est-à-dire de l’auto-manifestation du Tout de l’Être. Loin d’être étalée à la surface, elle paraît au regard chromo-physionomiste, provenir de plus loin, de plus profond. Elle est non couleur faite, déposée, cristallisée, pétrifiée, mais coloration colorante, processus d’émergence, d’épiphanie, où la phénoménalité colorée n’est rien d’autre que passage à l’être sensible, en provenance d’on ne sait quel arrière-monde ou abîme.

Telle est la signification de ce qu’on peut appeler la lumière intérieure d’une peinture, qui accompagne sa venue au jour, son irruption dans le visible. À la différence de la lumière, physique, extérieure (en latin, lux), qui vient se réverbérer sur une couleur particulière, pour l’éclairer, la lumière intérieure (en latin, lumen) renvoie à la lumière rayonnée par chaque corps qui lui confère sa vertu active. C’est pourquoi celui qui sait la voir, peut y découvrir comme une aura, une sorte de luminence qui l’entoure d’un halo et fait vibrer son énergie, voire même une ombre, qui est comme la trace éthérique de son surgissement dans le visible, et qui fait naître dans ses plis un contraste intérieur; on pourrait dès lors lui appliquer la formule de W. Benjamin: Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de faire lever les yeux.
Jusqu’à présent il s’agissait de reconstituer essentiellement une perception vécue, celle d’une conscience qui, en voyant, se colorie elle-même, parce qu’elle n’est plus seulement, momentanément, en possession d’un objet coloré mais qu’elle devient couleur, qu’elle partage son être sensible. La couleur semble avoir le pouvoir de convertir l’appropriation de l’objet en un mode d’être du regard. La phénoménologie esthétique ne veut rien d’autre, dans le fond, que capter l’insaisissable de tout événement pictural qui met en co-présence un objet désobjectivé et un sujet modifié dans sa subjectivité jusqu’à en être expulsé. Cette expérience, sans laquelle nous serions de simples appareils d’enregistrement, ne peut prendre place dans aucune science, dans aucune théorie: elle se forme dans ce milieu transitionnel, utopique, c’est-à-dire au sens fort, sans lieu, où la conscience regardante découvre la présence d’une manifestation colorée regardée.
Pour Kandinsky, l’action spontanée de la couleur sur le sujet atteste qu’elle se différencie dans sa chair ou dans sa sonorité selon deux types d’opposition génériques:
Toute couleur possède donc potentiellement quatre sonorités principales puisqu’elle peut être chaude -et en même temps claire ou foncée-, ou froide, et encore, claire ou foncée.
Même le blanc, qui s’apparente à l’indifférenciation extrême, au retrait maximal de toute détermination, est bien encore une couleur auto-différenciée, un pur phénomène qui apparaît dans la blancheur. Qu’est-ce à dire alors sinon qu’avec la couleur la conscience se trouve devant un processus inédit d’autodifférenciation, qui contraste avec les différences comparatives de la perception ordinaire. La tache colorée ne relève plus de la seule constitution empirique des choses comme choses, mais nous découvre un mode de manifestation plus archaïque, où la différence surgit de l’intérieur et non plus de l’extérieur. La présence d’une couleur monochrome, telle que l’art non figuratif nous permet d’en faire l’expérience, nous rejette alors vers le bord du monde et nous rend contemporain d’un événement fondateur, déroutant, de différenciation interne de l’indifférence et non de représentation d’une différence différenciée dans et par l’hétérogénéité. Telle est, selon Deleuze …
… La différence en elle-même, non celle entre deux choses, mais celle du différent originaire qui se distingue -et pourtant ce dont il se distingue ne se distingue pas de lui. L’éclair, par exemple, se distingue du ciel noir, mais doit le traîner avec lui, comme s’il se distinguait de ce qui ne se distingue pas. On dirait que le fond remonte à la surface, sans cesser d’être fond.
La différence est cet état de la détermination comme distinction unilatérale. Dans cette expérience, nous revenons alors vers une sorte de proto¬événement, qui n’est peut-être rien d’autre que la reviviscence de l’événement de la déchirure originelle, au moment où, pour la première fois, du rien sort quelque chose.
Le sujet percevant de l’expérience esthétique devient contemporain d’une répétition de la première ouverture même de l’espace, d’une régression vers l’événement mytho-cosmogonique originel, par lequel le non-être est passé à l’être.

Il n’est pas étonnant dès lors que la couleur pure devienne un symbole de la gestation originaire, de la sortie de soi du monde en son commencement absolu. Car la création originelle du monde, le passage de l’indétermination absolue à la première détermination, sont eux-mêmes souvent inséparables, dans l’ordre de la compréhension symbolique, de l’avènement dans le visible d’une première couleur. Et celle-ci, avant d’être relation de contraste avec une autre couleur, avant de se poser en s’opposant à une autre, ne peut être qu’une couleur, c’est-à-dire une couleur unique (le rouge n’est-il d’ailleurs pas la couleur de l’argile mythique dont parle la Création biblique?) …
La perception de faits colorés nous fait donc insensiblement pénétrer dans une sphère spirituelle qui dépasse en ampleur, en amplitude, le seul donné sensoriel. Ma conscience n’est pas seulement relation avec ce qui apparaît ici et maintenant. La charge de sens de la couleur opère un précipité psychique, mental, qui m’élève au-dessus de l’empirique, qui me charge de pensées, certes évanescentes, nomades, mais qui ne sont pas induites de la seule matérialité physique. La couleur a donc bien un effet métaphysique, en ce qu’elle libère en moi une dimension supra-spatiale et m’ouvre sur un horizon phénoménal suprasensible. Comment statuer sur cet horizon? Vers quoi se porte mon regard lorsqu’il outrepasse le pur contenu physique?
On se contente souvent d’associer la fonction perceptive à un activateur d’images qui permettrait au sujet de se détacher du donné pour pénétrer dans ce qui n’est pas visible, pour sécréter de l’imaginaire. C’est ainsi qu’on peut rattacher d’abord à la couleur une fonction projective, qui permet d’éveiller dans le sujet percevant des sentiments en rapport avec la nature propre de chaque couleur. Celle-ci est alors le porte-parole d’états affectifs, un conducteur d’émotions: chaque couleur peut ainsi être associée à un ensemble d’inclinaisons passionnelles, qui me rendent triste ou gai, violent ou pacifique. Dans une autre perspective, les couleurs sont appréhendées comme des excitants d’images irréelles, au sens où la couleur aurait une force onirique. L’image colorée est ainsi le premier maillon d’une chaîne d’images associées, le long desquelles la conscience imaginative se promène pour rompre avec la pauvreté du réel. La couleur est alors point de départ d’une évasion vers un autre monde. Mais dans les deux cas, la couleur n’est qu’un stimulus d’une imagination qui œuvre avec le donné. N’est-il question que de cela lorsqu’il s’agit du pouvoir des couleurs? Ne peut-on pas suivre une voie interprétative plus radicale?
En effet, on peut penser qu’en regardant une couleur, je ne libère pas seulement un flux d’affects et d’images; la couleur se présente aussi à ma conscience comme une porte, une ouverture, à travers laquelle je regarde vers un autre monde, qui se tiendrait tapi en amont, dans l’invisible. Est-ce un pur produit d’une fiction ou ne peut-on pas considérer que cet arrière-pays, qui fait signe à travers la couleur, est peut-être un inter-monde, dans lequel se tient une surréalité? Dans ce cas, en regardant une couleur, je peux parvenir aussi à m’échapper des limites du monde objectif pour cerner, dans la manifestation, une avancée d’un monde supra-sensible, tel qu’il pourrait être si je n’étais pas enfermé dans les limites d’un monde d’objets. Bref, la couleur manifestée aux sens devient ce par quoi je suis renvoyé à une couleur invisible mais dont l’existence comporte davantage de plénitude que celle du visible.

Telle est, en tout cas, la conception familière aux traditions néoplatoniciennes, occidentale, moyen-orientale ou cabalistique, pour qui la couleur n’appartient pas seulement aux êtres physiques, mais caractérise toute existence à quelque niveau ontologique que ce soit. C’est pourquoi les couleurs des corps matériels annoncent des couleurs plus subtiles, plus lumineuses, que l’on peut localiser dans un monde imaginal, c’est-à-dire dans un monde spirituel, intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, où existent des corps immatériels, visibles pour les yeux de l’âme et non du corps.
C’est pourquoi, dans ces ontophanies [notamment chiites] les images des paysages et des anges de l’intermonde, qui constituent des médiations suprasensibles de l’Absolu, sont bien dotées de couleurs spirituelles. Bref, les couleurs imaginales nous font prendre conscience que notre réalité physique n’est qu’une partie du tout du réel, qu’elle n’est qu’une réverbération d’un autre monde, plus vrai, mais inaccessible à nos sens corporels, où le réel, libéré de sa matérialité, est plus proche de son origine, et donc de l’inconditionné primordial.
En ce sens, l’expérience de la couleur se présente comme une avant-scène métaphysique qui nous donne la prescience d’une plénitude lumineuse suprême.
Mais si l’on veut donner sa place à une telle herméneutique spirituelle, il faut encore une fois inverser les principes de compréhension. Car la perception de la couleur n’est pas seulement un point de vue sur un phénomène, le regard ne découvre pas seulement une qualité mondaine; en tant que la couleur est appréhendée comme une typification d’une réalité sur-naturelle, une avancée d’un autre monde, invisible, le sujet peut aussi vivre la coloration comme une manière d’être regardé par cet autre monde.
La couleur de la peinture aurait alors une fonction semblable à celle de l’icône théophanique, caractéristique du christianisme byzantin, où nous sommes regardés autant que nous regardons. Dès lors la couleur accomplit la présentification de l’Absolu, elle est une fenêtre qui s’ouvre sur moi et à travers laquelle l’outre-monde fait irruption. La couleur devient ainsi un événement spirituel par lequel nous sentons la présence d’un monde inconditionné qui nous englobe sans que nous puissions jamais, tel le Dieu du monothéisme, le voir en face.
Parvenu à ce terme de métaphysique spirituelle, il devient patent que rien n’est plus difficile que de décrire le phénomène pré-réflexif de la perception de la couleur, car, comme tout sensible, il échappe au concept et à l’abstraction et nous installe dans une sorte de non-séparabilité du sujet et de l’objet. La couleur mérite d’être délivrée, à un moment donné, de tout savoir objectif, pour se livrer dans le mystère d’une donation première, celle d’un quasi-monde, encore à l’état instable et incertain …
Jean Jacques Wunenburger