La preuve cartésienne de l’existence de Dieu par la présence de l’idée de l’infini en moi est une source de réflexion pour le métaphysicien.
On a fait remarquer que définir Dieu par l’idée d’infini ou de parfait est un attitude tout à fait traditionnelle. L’idée de Dieu dont part et à laquelle ramène l’argumentation des Méditations est l’idée traditionnelle de l’église chrétienne, celle d’un être absolument parfait, infini, éternel, connaissant tout et tout puissant, créateur absolu de l’homme et du monde, source absolue de toute perception, de toute vérité, de toute existence comme de toutes les essences, de tous les possibles, de tous les actes.
Jan Livens, Autoportrait
La vraie différence entre Descartes et les théologiens chrétiens, en particulier saint Anselme, c’est que Descartes conçoit l’infini comme existant. L’argument unique du Proslogion de saint Anselme est un argument négatif; Dieu étant quo nihil majus cogitari possit, on en conclut que Dieu existe. Mais on en conclut que Dieu existe du fait de l’impossibilité de penser Dieu non-existant. La Troisième Méditation prouve l’existence de Dieu.
La démarche de Descartes vise l’exception de l’idée de l’infini. J’ai cette idée présente en mon esprit; or c’est la seule idée que je ne puisse tirer de moi-même; c’est donc que cette idée existe par elle-même; l’infini de Descartes est en acte. Ce qui est essentiel dans la preuve cartésienne semble correspondre à un mouvement de la pensée inverse à celui de saint Anselme. Chez ce dernier, il s’agit d’une fuite vers le haut; l’infinité de Dieu est son incommensurabilité. Plus je pense quelque chose de grand, plus je m’approche de l’idée de Dieu, qui est toujours au-dessus de ma pensée, et que je ne puis jamais dominer. C’est que Dieu est au-delà de tout ce que je puis penser de plus grand. Je dois reconnaître ceci pour accorder l’humilité de la raison avec l’apport de la foi. Mais chez Descartes, l’idée de l’infini n’est pas la négation du fini; je ne pars pas de la contemplation de ma finitude humaine pour penser l’infinité de Dieu. C’est l’inverse.
La priorité de la notion de l’infini sur celle du fini s’atteste encore dans le fait que, pour juger de ma propre finitude, il faut que je me compare à l’infini, qui me permet de saisir ce qui me manque. Le doute et le désir sont chez Descartes des manques et la conscience de ces manques (defectus) ne peut me venir que de ce que j’ai en moi l’idée d’un être plus parfait. C’est donc Dieu qui me permet de me comprendre moi-même comme fini, parce qu’il a mis en moi l’idée de sa perfection infinie.
Descartes redouble sa démarche en précisant qu’il n’appelle point infini l’illimité ou le sans fin. Pour aller vite, il suffit de rappeler le texte très clair à ce sujet de la lettre à Clerselier du 23 avril 1649:
Je ne me sers jamais du mot d’infini pour signifier seulement n’avoir point de fin, ce qui est négatif et à quoi j’ai appliqué le mot d’indéfini, mais pour signifier une chose réelle, qui est incomparablement plus grande que toutes celles qui ont une fin.
Jan Livens
On voit que l’infini divin n’a plus rien à voir avec l’immensité sans limites de l’univers. Et, c’est alors que Descartes apporte une précision capitale, à savoir que quand je conçois l’être, c’est l’être infni que je conçois, alors que pour penser un être fini, il faut que je conçoive l’être et en plus une limitation, que je lui retranche quelque chose. L’équivalence brutale de Dieu = l’Infini, ou substantia infinita -l’être sans limitation ou être tout court est donc posée par Descartes avec une extrême vigueur. On peut admettre que les autres attributs divins, immensité, incompréhensibilité, indépendance et immutabilité, sont en fait subordonnés à celui d’Infini, qui marque véritablement à la fois la présence de Dieu en nous, et la différence de Dieu par rapport à nous. L’infini suffit à définir Dieu, les autres attributs étant repensés par Descartes, mais d’une façon plus traditionnelle, comme le fait qu’il est créateur et omnipotent.
Ce qui apparaît ici très surprenant, c’est que le texte cartésien, au moins en cette première démarche, a un très lourd présupposé qu’elle met entre parenthèses, à savoir la personnalité de Dieu. En effet, le Dieu-Infini de Descartes ne tend pas à verser dans le panthéisme, dans la mesure où il m’a créé par un décret de sa souveraine volonté. Certes, la métaphysique cartésienne ne se meut pas dans l’atmosphère anthromorphique des images bibliques du livre de la Genèse. Dès lors il est intéressant de voir comment Spinoza a pu modifier la conception cartésienne de Dieu en la détachant de l’idée d’un Dieu personnel qu’elle sous-entendait sans la démontrer.
Le christianisme de la métaphysique cartésienne ressurgit en force lorsqu’il s’agit de la volonté. Les Cogitationes privatae disaient déjà que Dieu fit trois merveilles: les choses à partir de rien, le libre-arbitre, et l’Homme-Dieu.
Sans doute il ne s’agit là que des propos d’une théologie chrétienne assez conventionnelle. Mais la métaphysique cartésienne reprend à son compte le fait que l’homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu, et que:
Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue: en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu.
On voit donc que la personnalité de Dieu implique qu’on peut appliquer à la substance infinie la faculté de volonté, pourvu qu’on la considère comme infinie. Et, en moi qui suis fini, la volonté est la seule faculté que j’expérimente comme infinie. L’affirmation a quelque chose d’extraordinaire, surtout si on la replace dans la page de la Meditatio IV où elle se trouve. Descartes dit que je fais sans cesse l’expérience des limites de mon entendement, de sorte que l’idée d’un entendement infini ne peut appartenir qu’à Dieu. Tandis que ma volonté, considérée formellement et en elle-même est une puissance de vouloir parfaite en elle-même. Ses limites lui viennent plutôt de l’insuffisance de lumière que d’une limitation du pouvoir de décision. Par l’infinité de ma volonté en tant que libre-arbitre, je suis image et ressemblance de Dieu substance infinie.
Sur le plan des expériences certaines invoquées par Descartes, on peut émettre des doutes. Ai-je assurément l’idée de l’infini en moi? Lévinas interprète cette présence de l’idée de l’infini comme affection du fini par l’infini, affection irréversible, qui implique en nous une passivité radicale de l’idée de Dieu. Il identifie cette idée de l’infini à l’Autre absolu. Ce serait en quelque sorte le moyen pour l’Ego humain de ne pas se replier sur sa propre tendance hégémonique et athée. Mais on peut faire remarquer que la présence positive de l’idée de l’infini en moi échappe; certes j’ai le concept du sans fin, celui que Descartes appelle l’indéfini; mais je ne trouve pas en moi, comme en un sac, l’idée de l’infini absolu.
Trouver en son esprit une idée, qu’est-ce au juste? Il y aurait là sans doute une expérience exceptionnelle d’intuition intellectuelle; car, en général, quand je trouve une idée, c’est après réflexion, et par construction. Mais il faut surtout remarquer que, même si j’admets que j’ai en moi l’idée de l’infini comme marque de ma propre insuffisance (et non pas comme idée de l’être non limité), et si, d’autre part, l’athéisme est possible sur le plan théorique, c’est alors que l’idée de l’infini n’est pas l’idée de Dieu, contrairement à ce que Descartes affirme.
Faut-il accepter l’expérience de l’infinité de ma volonté? A première vue, il semble que c’est plutôt l’entendement qui est infini, au sens où, du moins formellement, il est capable de tout comprendre. Ma volonté m’apparaît comme un pouvoir bien plus limité, car elle ne s’étend pas aux dimensions du monde; elle ne concerne que mon champ d’action limité. Dira-t-on qu’en tant que pouvoir de décision elle est infinie? Il semble en réalité que c’est mal comprendre la volonté que d’en faire un pur pouvoir de se décider, et qu’ en tout cas il n’ y a rien d’infini dan la volonté de choix, car choisir, c’est toujours choisir entre différentes choses. La liberté n’a rien à voir au fond avec le choix; on est d’autant plus vraiment libre qu’on ne se donne pas l’illusion d’avoir à choisir entre des possibles.
Le problème fondamental ici posé est la conversion d’un infini visé en un infini actuel, ou Etre. Il semble que cette conversion risque d’entraîner au dogmatisme ontologique. Elle le risquerait sans doute moins si l’on établissait un pont entre la religion, l’art et la philosophie, en amont de leur effectuation et non pas en aval.
Malebranche a rétabli sur ce point la vérité du cartésianisme en s’opposant en quelque sorte à Descartes. Le huitième des Entretiens sur la métaphysique et sur la religion porte sur Dieu et ses attributs. Par la Divinité nous entendons tous l’Infini, l’Être sans restriction; ce mot, dieu, n’est que l’expression abrégée de l’Être infiniment parfait. On sait que Malebranche pratique volontiers le redoublement infiniment infini, qui signifie aussi bien infiniment parfait. C’est souligner la transcendance de Dieu. Mais Malebranche ajoute aussitôt:
Dieu n’est pas renfermé dans son ouvrage: mais son ouvrage est en lui, et subsiste dans sa substance, qui le conserve par son efficace toute-puissante. C’est en lui que nous sommes. C’est en lui que nous avons le mouvement et la vie, comme dit l’Apôtre: In ipso enim vivimus, et sumus.
Nous retrouvons ici, enfin pourrait-on dire, un Infini vivant, comme Dieu. L’omniprésence, que Descartes empêchait de penser avec le dualisme des substances pensée et étendue, redevient pensable. L’étendue créée est à l’immensité divine ce que le temps est à l’éternité.
La participation à l’Être divin devient la raison explicative du composé humain. Par rapport au schéma de l’idéalisme désincarné qui croit rationaliser la philosophie en la coupant radicalement de l’art et de la religion, Malebranche est en rupture. L’infini négatif de Platon devient positif chez Descartes avant de redevenir négatif chez Kant; Descartes l’identifie à Dieu et constitue une sorte de concept métaphysique de Dieu flottant, que Kant va achever en en faisant une Idée de la raison. Au contraire, Malebranche, retrouvant la tradition d’Augustin, redonne à cet Infini la vie qui lui manquait. Dès lors le sens de l’image et le rapport de l’image au concept redevient possible. Certes, pas chez Malebranche lui-même, dont la condamnation de l’imagination comme la folle du logis est sans appel.
Mais il convient de revenir un peu sur ce rapport de l’image au concept. Quand Descartes parle de la volonté comme image et ressemblance de Dieu, il oublie la différence capitale que fait la théologie depuis Origène entre l’image, qui est donnée par Dieu à l’homme fait à son image, et la ressemblance qui est le chemin du salut qui suppose l’effort de l’homme pour y parvenir.
Oubliant la différence entre image et ressemblance, Descartes ne parle plus au fond que de similitudo, et ceci désigne un rapport d’analogie conceptuelle entre Dieu et l’homme. Où est donc passée l’image? Car si l’image à une raison d’être, c’est de ne pas être identique au concept.
Réduire l’image au concept, c’est la tendance philosophique la plus courante. Mais alors, on opte pour l’idéalisme abstrait, celui que Léon Brunschvicg voyait naître chez Platon et renaître chez Descartes et Kant. Ceci implique que toute la théologie chrétienne grecque et latine n’a été qu’obscurantisme. En ce cas, image et ressemblance n’ont même plus de sens. Car s’ils en ont un, c’est dans le cadre d’une pensée biblique symbolique que la réflexion des pères grecs et latins a affinée sans la dénaturer. L’image est représentation, non pas image-copie, qui serait simple reproduction d’un modèle, mais image-expression, qui est le fruit d’un élément originaire.
Les apories de la métaphysique cartésienne ne viendraient-elles pas de ce que l’infini divin n’y est conçu que comme un concept, et non pas comme une image vivante et présente, bien autrement que par la pensée. Il ne s’agit pas ici de supprimer le concept pour faire place à l’image; il s’agit de penser le concept et l’image comme expression d’une même réalité, à savoir l’Esprit.
Hegel a vu dans la métaphysique cartésienne, à côté de l’origine luthérienne et de son expression dans la pensée de Jacob Böhme, une origine de la philosophie moderne, en particulier dans l’affirmation de l’identité de l’être et de la pensée; en ce sens, le Cogito lui apparaît comme un véritable commencement, l’affirmation que le penser est le véritable Prius, et qu’il ne présuppose rien. Mais quand Descartes passe à l’idée de Dieu comme être infini, parfait, etc … , Hegel nous montre que Descartes opère le passage de la représentation donnée par la religion chrétienne à la forme philosophique du concept.
Il importe de bien comprendre ce que signifie la différence de forme entre religion et philosophie, pour voir comment l’image et le concept communiquent entre eux. Dans Foi et savoir, second texte publié par Hegel, en 1802, Hegel critique longuement Kant en lui reprochant d’exclure de la connaissance philosophique tout ce qui fait son objet, à savoir l’absolu, Dieu. Et il conclut en une phrase d’une page entière qui présente l’acte du savoir philosophique comme le Vendredi Saint spéculatif.
En effet, le christianisme repose sur l’affirmation de la mort du Christ en croix, et de la victoire du Christ sur la mort. Le travail de la philosophie ne sera pas d’effacer cette représentation; il ne sera pas d’en faire la critique philologique, historique, linguistique. Tout ceci laisse échapper l’essentiel. Le philosophe saisit l’image de la douleur infinie sous la forme du Dieu-Homme crucifié; et il pense que la métaphysique doit supporter et intégrer cette image dans la forme du pur concept. Porter au savoir (philosophie) l’affirmation tragique que Dieu est mort, voilà la réalisation de l’Esprit. L’autonomie de la philosophie lui est acquise quand elle sait qu’elle n’est pas à elle-même sa propre source!
Jean-Louis Vieillard-Baron.
Extrait de L’Infini des métaphysiciens est-il Dieu?
Et quid de l’infini des mathématiciens?