Dignitas Humanis

La philosophie dogmatique -la philosophie de la Nature- symbolisée par le spinozisme- prend la forme d’une erreur sur l’homme, fondée dans la dissimulation par le philosophe de sa propre liberté. A cette illusion anthropologique est liée une illusion théologique: celle du Dieu réifié, identifié au pur Être, asservi à la nécessité de sa propre nature.

On le sait, le préjugé théologique renvoie, pour Spinoza, au préjugé humaniste: l’idée chrétienne d’un Dieu créateur de la nature, tirant les choses du néant et leur conférant l’immortalité par un acte du libre vouloir, c’est-à-dire d’arrachement à la nécessité, révèle l’illusion de l’homme sur lui-même comme illusion de sa propre faculté d’arrachement à la nature. Le dogmatisme est donc, par essence, un anti-humanisme. Ce lien de l’erreur sur Dieu et de l’erreur sur l’homme, Fichte l’admet. Cependant toute sa philosophie s’inscrit dans une tradition humaniste et chrétienne. Aussi, est-ce, à l’inverse de ce qu’affirme Spinoza, l’anti-humanisme, la réification de l’homme, qui commande la fausse théologie, caractérisée par la réification de Dieu. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler certains traits de cette tradition humaniste, qu’a remarquablement décrit E. Cassirer, dans son ouvrage sur la Renaissance italienne, Individu et cosmos, et dont il a montré l’influence sur la formation de l’idéalisme allemand.

440px-johann_gottlieb_fichte.1207071110.jpg

On trouvera, dans le célèbre Discours de la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole, une formulation exemplaire du nouveau rapport de l’homme à la nature inauguré au Quattrocento.

Il faut, pour Pic, résolument opposer la nature à l’homme, comme l’achevé, l’accompli, le devenu, s’oppose au devenir et à l’inachevé -le passé (ce qui est passé) à l’avenir. L’excellence de l’homme ne réside pas ainsi dans sa position préétablie dans une harmonie universelle, ne procède pas de la place qui lui aurait été assignée une fois pour toutes dans l’édifice cosmique, mais de son action, qui suppose précisément cette opposition consciente et toujours renouvelée du sujet et de l’objet, du Moi et de l’extériorité, qu’annule l’opération du philosophe dogmatique. L’agir de l’homme ne découle pas de l’être, mais son être de son agir. Œuvre de type indéfini, l’homme se caractérise, pour Pic, par sa déterminabilité à l’infini: son vouloir et son pouvoir n’étant enfermés dans aucun cercle limité, il possède la capacité de déterminer librement sa propre nature, de façonner et de modeler son être, pouvant ainsi autant dégénérer en formes inférieures, qui sont animales, qu’être régénéré, par décision de son esprit, en formes supérieures, qui sont divines. Prolongeant la réflexion de Pic dans une théorie du corps humain comme signe de la liberté, Fichte écrira tous les animaux sont achevés, et terminés, l’homme est seulement indiqué et esquissé (Grundlage des Naturrechts, 1796, PUF, 1984). E. Cassirer a montré que cette indétermination supposait, simultanément, un retrait total de l’homme hors de la nature et la plus large ouverture à celle-ci.

A l’homme naissant Dieu a donné les germes de toute espèce de vie. Qu’il cultive les germes végétaux, alors il deviendra plante, si ce sont des germes sensibles, il deviendra animal, des germes d’ordre intellectuel, il sera ange et fils de Dieu.

Caspar_David_Friedrich_017

Par sa volonté et son savoir l’homme doit donc se consacrer à chaque partie de l’univers, parcourir toute la sphère de la nature, sans pour autant se laisser absorber en elle, attendu qu’aucune fin singulière ne pourra accomplir sa volonté, ni aucun contenu singulier remplir son savoir.
Son indétermination, qui ne saurait être confondue avec le Rien par lequel la théologie négative désigne Dieu, conçue comme déterminabilité, l’oblige à se déterminer sans qu’aucune déterminité puisse véritablement le définir. L’homme se comprend donc par sa faculté de s’arracher à l’être pour se donner un être qu’il n’est pas. A son unité avec la nature, répond sa séparation d’avec elle. A la fois nature et esprit l’homme consiste dans ce pur flottement entre le fini et l’illimité, la déterminité et l’indétermination, l’objectif et le subjectif.

Cette dualité, Nicolas de Cues, dont la spéculation exerça une influence décisive sur toute la Renaissance, l’avait déjà placée au centre de sa réflexion sur l’homme: par son indétermination, l’homme est Dieu -esprit-, mais, comme homme -comme Moi empirique, dirait Fichte-, par son ouverture à la nature, il ne l’est pas absolument: il est Dieu humain, affirmait le Cusain. Par son ouverture à la nature -en tant que ses représentations sont accompagnées d’un sentiment de nécessité- il est aussi la nature, mais comme homme -c’est-à-dire, cette fois, comme liberté, comme Dieu humain- il est une nature humaine. D’une part c’est dans l’humanité que les choses sont développées humainement, c’est-à-dire que la nature accède au domaine du savoir -de la conscience.

See_in_the_moonlight_by_Caspar_David_Friedrich

D’autre part, pour Nicolas de Cues, c’est parce qu’il y a un Dieu humain -une liberté incarnée- que toutes les choses sont enveloppées humainement dans l’humanité. La dualité relative de l’homme est condition de possibilité de la nature entendue à présent comme objet d’un savoir.

Ce dernier point prendra tout son sens, si l’on considère le prolongement donné par Charles de Bovelles aux réflexions du Cusain et de Pic, dans Le Sage (1509), un ouvrage que Cassirer considère comme la création la plus caractéristique de la Philosophie de la Renaissance.

Il nous faut commenter ici la très belle figure qui accompagne le Chapitre V de cet écrit. On se souviendra que pour les penseurs de la Renaissance les idées ne s’offrent à la connaissance humaine qu’imaginées. Sur le sol uniforme de la Matière se tiennent, l’une derrière l’autre, quatre jeunes femmes, symbolisant chacune un acte d’engendrement de la Nature dans la matière. Elles font face à une cinquième femme, représentant la Nature, leur mère, à laquelle elles font une offrande. La première de ces filles de la Nature, en partant de la gauche de la figure, la plus petite et la plus éloignée de sa mère, tenant entre ses mains un tubercule, symbolise l’Essence, i.e. la substantialité; la seconde, dépassant la précédente d’une tête, tient entre ses mains une plante et symbolise la Vie végétative; la troisième, un peu plus grande encore, offrant un oiseau, symbolise la Sensation; la dernière enfin, la plus proche de sa mère, au point de pouvoir l’embrasser et l’étreindre, plus grande que la précédente, mais de même taille que la mère, symbolise la Raison et tient dans ses bras un nouveau né, les bras en croix, que la Nature s’apprête à recevoir. Au-dessus de l’enfant se trouve l’inscription: Homo. On ne saurait épuiser en quelques mots la richesse de cette représentation. On se contentera de relever que: c’est par son élévation à la vie subjective, par son passage de l’existence abstraite -la substantialité- à la conscience de soi en l’homme, que la Nature achève son cycle et est rendue à elle-même: l’homme en lequel un tel devenir-esprit de la nature a lieu, est clairement désigné dans l’allégorie du Sage comme le Dieu humain: l’offrande de l’homme à la Nature par la Raison n’est au fond qu’une présentation du Christ en gloire.

Caspar_David_Friedrich_-_Fog_in_the_Elbe_Valley_-_WGA8261

Rappelons que Nicolas de Cues confondait, dans La docte ignorance, en une même idée l’idée d’humanité avec celle du Christ. On sait par ailleurs comment Pascal découvrira Jésus-Christ comme un point fixe à la fois dans le monde et hors du monde, union et intersection de la nature et de la surnature. L’espace naturel, véritable espace de Babylone, désespérément décentré, lieu d’exil et vallée de larmes, n’offre, pour cet auteur, aucun point fixe sur lequel prendre appui: on ne peut trouver dans l’espace physique, réduit à l’étendue, i.e. divisible à l’infini, ce qui, indivisible, n’a pas d’étendue. Inétendu, ce point d’appui, ne peut être que métaphysique, surnaturel. Il est en Jésus-Christ, qui occupe le centre de l’espace de la Jérusalem céleste, la seule vraie patrie, où tout est stable et rien et rien ne tombe, où l’on peut s’élever en restant ferme. Centre de l’espace métaphysique de Sion, médian, Jésus-Christ est aussi, et surtout, le médiateur, l’intercesseur. Si son royaume n’est pas de ce monde, c’est cependant par lui que le monde est sauvé. Par lui s’opère le transfert de l’espace naturel vers l’espace spirituel.

Caroline Bardua, C.P. Friedrich, 1810

Jésus-Christ n’a point eu où se reposer sur la terre qu’au sépulcre. C’est par sa mort, identifiée dans la théologie chrétienne à sa résurrection, que Jésus-Christ réalise ce déplacement. C’est par son retrait hors de la nature qu’il pénètre et anime le monde de sa puissance spirituelle, lui indiquant son authentique destination. Le Christ se comprend donc à travers cette réciprocité du retrait et de la participation, par laquelle Pic comprenait l’homme, comme Dieu humain, dans son rapport à la nature. Ajoutons que la reconnaissance d’une telle réciprocité est précisément au cœur de la conception idéaliste de la représentation, qui suppose, dans le rapport du sujet à l’objet, à la fois adhésion et détachement, dépendance et autonomie. Pour Spinoza, au contraire, le Christ n’est jamais, comme tout autre individu singulier, qu’une modification finie de la Substance. Il convient donc de lui appliquer le principe général de la dépendance de ses représentations à la nécessité universelle de la Nature, et lui dénier en conséquence toute relation à une surnature.

Concevant toutes choses par Dieu, participant de sa nature, le Christ ne saurait pourtant être pour Spinoza un Dieu humain. Une telle hypothèse est aussi peu vraisemblable qu’un cercle carré, i.e. contrevient autant à la nature de Dieu qu’à la nature de l’homme. C’est dans ce rejet de l’union/intersection des deux natures -sensible et suprasensible- en Jésus que se concentre l’anti-humanisme dogmatique de Spinoza.

Waft of Mist, c. 1818-20 (oil on canvas)

Il convient de risquer, ici, une interprétation du §.1 des Principes de la Doctrine de la science, en lequel Fichte entreprend d’exposer le principe absolument premier, entièrement inconditionné de toute connaissance humaine. Ce principe réside dans le Moi considéré dans sa faculté d’auto-fondation, i.e. de poser originairement son propre être. Le sens de cette affirmation -qui est la source des plus vives controverses- peut être éclairé par la lecture d’un court texte, contemporain de l’élaboration des Principes, en lequel Fichte, dans un style proche de la prédication, examine la signification de sa philosophie pour la vie humaine. Il s’agit du discours Sur la dignité de l’homme prononcé par Fichte en avril 1794 devant ses amis zurichois en conclusion d’un enseignement oral, où il exposait pour la première fois les principes de ce qui allait être sa philosophie. On ne manquera pas de souligner que, par son titre, cet écrit appartient à la tradition des ouvrages humanistes sur la Dignitas humanis. Citons notre auteur:

La philosophie nous apprend à chercher tout dans le Moi. C’est seulement par le Moi que l’ordre et l’harmonie adviennent dans la matière morte et informe. C’est seulement à partir de l’homme qu’une régularité se développe par cercles concentriques jusqu’aux limites de son observation -et l’ordre et l’harmonie s’étendent à mesure qu’elle progresse. Dans l’infinie diversité, son observation réserve à chaque chose la place qui lui revient: elle apporte de l’unité dans la diversité infinie. C’est par elle que les corps matériels forment un ensemble cohérent, et deviennent un seul corps organisé. C’est par elle que les soleils tournent sur les orbites qui leur sont assignées. C’est par le Moi que s’établit l’échelle immense qui s’élève du lichen au séraphin … Si bien que la culture de l’univers progressera avec les progrès de la culture de l’homme.

70304578_3257774897640329_3523638491588067328_n

1) Le Moi est le point indivis, inétendu, métaphysique, à partir duquel est restauré le centre perdu dans l’espace physique.
2) Considéré comme intelligence observante, i.e. comme faculté théorique, l’homme pose l’ordre nécessaire dans les choses (Ibid.). Le sujet n’est pas miroir, mais œil, intentionalité, établissant la nature comme ensemble de phénomènes liés par une loi: la représentation accompagnée du sentiment de nécessité n’est pas fondée dans la nécessité de la Nature, mais dans l’observation de l’homme qui confère à la nature sa nécessité.
3) C’est du regard de l’homme que les choses tiennent leur déterminité, i.e. leur place dans l’échelle des êtres. La déterminabilité de l’homme l’oblige à parcourir toute la sphère de la nature pour se déterminer sans pouvoir se fixer dans aucune détermination. C’est en ce parcours que le réel, échappant à la pure diversité chaotique, devient une nature comme ensemble de phénomènes déterminés. Comme objet de connaissance, la nature est le produit de la culture humaine de l’homme. Or, ce pouvoir propre au Moi de constituer une nature, Fichte le décrit comme le pouvoir de redonner forme à la pourriture, d’appeler la mort à la gloire d’une vie nouvelle.

Ponctuant son discours d’un Voici l’Homme évocateur, Fichte demande, pour conclure, s’il ne doit pas trembler devant la majesté qui est dans l’image humaine, et devant la divinité qui habite, peut être dans la pénombre secrète, mais non moins certainement, le temple qui porte son empreinte.

L’idée de l’homme, du seul être qui peut dire Je suis, s’identifie manifestement avec celle du Christ. On notera pour finir que l’affirmation idéaliste, selon laquelle le concept de l’être n’est pas premier et originaire, mais dérivé par rapport au concept de la libre activité subjective, constitue pour le dogmatique, à l’instar du Christ pour les païens, une folie et un scandale.

Les Principes de la doctrine de la science, exposant les actes nécessaires de la raison par lesquels le Moi peut avoir rapport à un Non-Moi, sont bien, comme l’a soutenu l’interprète contemporain le plus pénétrant de Fichte, A. Philonenko, un sermon logique. Ils constituent, conformément à l’intention même de toute la philosophie critique, une sommation à la liberté par la reconnaissance de l’auto-activité, qui est au fondement de tout jugement d’expérience. Leur but n’est au fond que de porter à la conscience de leur lecteur cette intuition de la liberté qu’ils présupposent déjà en lui. En obligeant le sujet connaissant à réfléchir sur ses propres opérations, incitant à un retour de la conscience sur elle-même, ils déterminent un retour de la conscience à elle-même, la libérant de l’illusion de sa dépendance aux choses.

Fichte avait, dans sa jeunesse, beaucoup médité sur l’établissement du christianisme par la mort de Jésus. Il savait que la révélation chrétienne n’avait eu d’autre but que de rendre les hommes à eux-mêmes. En se retirant du monde couvert d’opprobre Jésus réclamait de ses disciples qu’ils cessent de porter leurs regards sur lui pour les tourner vers eux: il leur fallait penser par eux-mêmes, s’interroger et chercher, éprouver la fermeté de leur conviction, afin que Jésus ressuscitât aux seuls yeux de ceux qui avaient foi en lui. Sa mort leur interdisait d’admettre l’extériorité d’une simple présence matérielle comme critère de toute réalité.

Il n’est pas question d’indiquer ici dans son détail la coïncidence reconnue par Fichte entre le christianisme et la philosophie critique. On se contentera de noter qu’en 1799, accusé d’athéisme par les défenseurs du trône et de l’autel, il jugea bon de répondre, afin d’établir la conformité de sa philosophie à la foi, que son système montre, contre ceux qui veulent expliquer toute notre connaissance à partir de la constitution des choses existant indépendamment de nous, qu’il n’y a de choses pour nous que dans la mesure où nous en avons conscience, et qu’en conséquence notre explication de la conscience ne saurait jamais parvenir aux choses existant indépendamment de nous.

On se souviendra, en outre, que le principe moteur du christianisme, l’injonction fondamentale de la prédication johannique, le repentez-vous, n’est autre que l’antique exigence de l’acte du retour, de la Techouvah juive. Or, cette exigence répond à la prétention orgueilleuse de l’homme d’être comme Dieu, lui enjoignant de devenir l’image de Dieu: non pas l’Être, mais l’image de l’Être, c’est-à-dire conscience -la conversion est retour à soi comme liberté; est un appel au renouvellement de la substance du monde: par cette requête l’homme est placé devant la division de l’Être comme devant sa propre division, qu’il a vocation de surmonter en imposant à la nature l’exigence d’unité et de régularité qu’il s’impose à lui-même -c’est par l’acte inconditionné de l’homme qu’adviennent l’ordre et l’harmonie du monde. En conclusion, nous pourrions dire que c’est, pour l’idéalisme comme pour le christianisme, dans la finitude constituante de l’homme conscient de sa liberté que se situe l’unique fondement solide du monde.

F170-02-friedrich-paysage-bord-de-mer

La révolution copernicienne accomplie par Kant en philosophie, c’est-à-dire dans l’explication de l’expérience, consiste donc dans la découverte de ce qu’il y a de législateur dans la faculté de connaître. A la sagesse du Stoïcien épousant en son savoir et sa volonté l’arrangement éternel du monde s’oppose à présent le commandement adressé aux phénomènes par l’homme législateur de la Nature. Cette conception, rejetant l’idée d’un accord final entre le sujet et l’objet, implique la nécessaire soumission de l’objet au sujet. On conviendra que le problème d’une telle soumission serait facilement résolu si la thèse idéaliste était poussée au point d’une totale réduction de la réalité à l’esprit. Or rien n’est plus étranger à l’idéalisme critique que cette spiritualisation du réel, par laquelle il serait affirmé qu’il n’y a pas d’autres êtres que des êtres pensants, et que les autres objets que nous croyons percevoir dans l’intuition ne seraient que des représentations dans les êtres pensants auxquelles ne correspondrait en fait aucun objet extérieur (Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, §. 13, Rem. II).

marie_ellenrieder_self_portrait_c-1810Un tel idéalisme, qualifié par Kant de dogmatique, désigne explicitement la philosophie de Berkeley, pour qui, selon la fameuse formule esse est percipi vel percipere, l’être se réduit aux représentations et aux esprits qui se les représentent.
Il est toutefois possible de considérer, comme l’a montré Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, p. 152 sqq. que l’idéalisme de Berkeley, opérant une détermination monadologique de l’empirisme, s’inscrit dans le sillage de l’idéalisme leibnizien. Il est d’ailleurs hautement significatif que Fichte, en ses Principes de la Doctrine de la science, opérant une déconstruction de l’illusion transcendantale -c’est-à-dire touchant aux conditions de possibilité de l’expérience opposera et liera dans un même cercle d’airain le réalisme dogmatique de Spinoza et l’idéalisme dogmatique de Leibniz, plutôt que celui de Berkeley.

La quintessence de l’idéalisme leibnizien peut être ainsi brièvement énoncée: la réalité consiste dans une multiplicité d’atomes spirituels, d’intelligences indivisibles, de monades, substantiellement distinctes et séparées les unes des autres, produisant chacune la multiplicité de leurs représentations sans relation à aucune extériorité. On mesurera donc en quelle mesure Fichte peut se séparer de Kant tout en radicalisant l’entreprise critique de l’auteur de la Critique de la raison pure: si pour Berkeley rien n’existe à proprement parler que des Personnes, c’est-à-dire des choses conscientes -i.e. des monades- de sorte que toutes les autres choses ne sont pas tant des existences que des manières d’être des personnes -i.e. des transformations qualitatives immanentes au sujet monadique- c’est bien l’idée monadologique originairement promue par Leibniz qui doit être discutée par l’idéalisme critique.
Or si la réalité est esprit, et si tout esprit est comme un monde à part, suffisant à lui-même, autoproduisant ses représentations indépendamment de l’extériorité d’un monde ou d’un autre Moi, comment penser la possibilité d’une unité du réel, d’une objectivité une, c’est-à-dire d’une nature et d’une physique? N’est-on pas fatalement conduit à admettre ce pur perspectivisme de la connaissance que soutiendra Nietzsche en réduisant le monde à la diversité infinie, non systématisable, des interprétations individuelles auxquelles il prête? (Nietzsche, Le Gai Savoir, §. 374).

70304578_3257774897640329_3523638491588067328_n

L’idée d’un réel pensé comme pur différencié, réticent à toute unité nécessaire, est proprement contraire à l’idée d’une nature entendue comme ensemble de phénomènes liés par des lois. L’auto-production par la monade psychique de la totalité de ses représentations ne renvoie pas à l’activité autonome d’un Moi distinct de ses représentations. Le problème est ici celui de l’unité de la conscience empirique. La question est: comment l’esprit peut-il rester un à travers la multiplicité de ses états? Pour Leibniz l’unité de mes diverses représentations -par quoi elles peuvent être dites miennes- ne repose pas sur l’identité et l’unité de mon Moi, comme objet possible d’une conscience pure -d’un cogito. Elle tient plutôt à la structure même du sujet individuel en lequel, et à son insu, hors de toute saisie réflexive, les différentes représentations forment d’elles- mêmes une série et se succèdent, comme se succèdent les différentes étapes d’une force physique dans l’unité nécessaire d’une même trajectoire: de même que la série des états par lesquels passe une force physique est déjà contenue dans sa formule mathématique, qui constitue, donc, le fondement ultime de l’unité des états qu’elle produira en se déployant, de même la série des représentations d’un sujet est contenue dans son concept -par exemple, la totalité des représentations de Socrate dans le concept de Socrate-, en lequel il faut voir l’unique fondement de l’unité de la conscience empirique. L’ensemble de ses déterminations -de ses représentations- n’est pas fondé dans l’indétermination de son être, mais dans sa déterminité propre, sa formule achevée. Pensée sur le modèle dynamique du déploiement nécessaire d’une force physique, l’activité subjective est donc considérée comme affirmation de la nécessité d’une nature individuelle. Le sujet humain est pensé comme nature. Le Moi comme Non-Moi.
Ainsi que le souligne Fichte, dans les Principes de la Doctrine de la science, le système de Leibniz, pensé dans ses conséquences ultimes, n’est [donc] pas différent du spinozisme. L’erreur commune de Spinoza et de Leibniz peut être désignée: ils dépassent le premier principe du savoir humain, la position originaire par le Moi de son propre être, le Je suis, ou bien encore la conscience pure donnée dans la conscience empirique. Ce dépassement ils l’opèrent en séparant la conscience pure et la conscience empirique: Spinoza, en faisant de la conscience humaine empirique une simple modification de la Nature, qui seule possède la faculté d’auto-position; Leibniz en interprétant l’auto-production des représentations dans la conscience empirique comme la réalisation d’une programmation des esprits individuels indépendamment de toute faculté subjective d’auto-fondation.

417px-Marie_Ellenrieder_Selbstbildnis_1819

J.C. Goddard

Fichte, gravure anonyme

C.D. Friedrich

Marie Ellenrieder, une jeune fille, autoportraits, 1810 et 1819