II Les dieux nous parlent …

… Et c’est le rôle des prêtres de rendre sensible cette évidence inaperçue. Les dispositifs d’animation des statues ne sont donc pas des trucages, au sens moderne, mais des pantographes.

Alexandre, présenté par Lucien  comme un aventurier sans scrupules, ambi­tieux, mais intellectuellement doué, a entrepris de fonder un culte nouveau dans sa ville natale d’Abonoteichos, dans la province de Pont-Bithynie, au bord de la mer Noire. Il s’était procuré un grand serpent (inoffensif) pour lequel il avait fabriqué une tête en toile ayant quelque ressemblance avec la figure humaine, dont la bouche s’ouvrait et se fermait au moyen de crins de cheval et dont sortait une langue fourchue et noire. Après avoir révélé au public la naissance du nouveau dieu sous la forme d’un petit serpent tout juste sortant de l’œuf, quelques jours plus tard, le prophète se met lui-même en scène dans une petite chambre peu éclairée, assis sur un lit, ayant enroulé autour de son torse le grand serpent.

Imagine-toi maintenant une petite chambre assez obscure, insuffisamment éclairée, et un immense ramassis d’hommes excités, frappés par avance et exaltés par l’espérance. Ils entrent et ce qu’ils voient les surprend naturellement comme un miracle: le reptile, si petit auparavant, est devenu en quelques jours un énorme serpent, avec une figure humaine, et, qui plus est, il est apprivoisé …

Quelques jours plus tard, le dieu parle: Alexandre a fait passer des trachées-artères de grues à travers la tête fabriquée; un homme, du dehors, criait dans le tuyau. L’oracle autophone du dieu peut désormais répondre aux questions des fidèles, mais pas à tout le monde: il réserve ses réponses aux généreux donateurs. Appelé Glykon, le doux, le bienveillant, ce dieu serpent est présenté comme un nouvel Asklépios (qui lui-même était accompagné de serpents). S’il est vrai qu’Alexandre a délibérément créé un dieu nouveau, à des fins mercantiles comme l’affirme Lucien, son choix d’en faire un substitut d’Asklépios est évi­demment tout à fait judicieux, ce dieu étant à l’époque une des figures les plus populaires du panthéon gréco-romain.

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Vers 250, Glykon sur une monnaie du césar Philippe II

Mais s’agit-il seulement, comme Lucien veut nous le faire croire, d’une énorme imposture? Le culte d’un dieu nouveau appelé Glykon apparaît effec­tivement sous le règne d’Antonin à Abonoteichos, où il existait déjà un culte d’Asklépios et Hygie. Le dieu figure sur des monnaies de la ville sous la forme d’un serpent barbu. Sur des monnaies de cette même ville datant de Lucius Vérus, il est représenté avec une tête vaguement humaine et de longs cheveux; au IIIe siècle, sur des monnaies de l’époque de Trébonien Galle (251-253 p.C.), il a plutôt une tête d’animal avec une longue crinière.

Par ailleurs, une remarquable statue retrouvée à Tomis (Constantza), sur le Pont Euxin [parfaitement conservée: elle a dû être cachée pour la préserver d’un regrettable iconoclasme chrétien …] figure un grand serpent enroulé sur lui-même, dressant une tête apparemment canine, mais pourvue d’oreilles et de longs cheveux humains: il est probable qu’il s’agit d’une statue cultuelle de Glykon. De très petites statuettes en bronze provenant d’Athènes, qui représentent le même serpent à tête humaine et longs cheveux, attestent une certaine popularité de son culte. Selon Lucien, d’ailleurs, des représentations de la divinité furent mises en circulation, sous forme de dessins, d’icônes, de statuettes de bronze ou d’argent.

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Les documents sont rares, mais ils indiquent que le culte est tout à fait officiel. Était-ce possible, s’il ne s’agissait à l’origine que du montage par un charlatan d’une affaire financière pro­fitable? Oui, sans doute. On a connu des montages de ce type jusqu’à une époque assez récente. Le célèbre et très fréquenté pèlerinage irlandais de Knock a été ins­tauré en 1879 sur la base d’une vision mise en scène par le clergé local, et qui n’a été acceptée qu’avec réticence par les autorités ecclésiastiques.

[Cf. le Mémoire de DEA d’A. Herberich, Histoire du pèlerinage de Knock (1879-1979), présenté en 1991 à l’Université de Strasbourg, et les recherches du Pr. D. Berman (Trinity College, Dublin), qui établissent sans doute aucun que les visions -des silhouettes lumineuses apparues sur le mur de l’église- étaient produites par un appareil du type lanterne magique. La situation personnelle du prêtre de la paroisse, dans un contexte économique désastreux, serait un élément déterminant de la création du pèlerinage; les fidèles ont très vite afflué, et affluent, à Knock dans l’attente de miracles, qui ne manquent pas de se produire. Jean-Paul II puis François ont visité et béni Knock …]

Alexandre d’Abonoteichos a bien pu être l’inventeur de Glykon, ou en tout cas de son image composite; ce qui est tout à fait frappant, c’est que per­sonne, apparemment, ne met en doute la présence vivante du dieu, personne ne doute avoir entendu sa voix. Dès le début du traité, pour expliquer le choix par Alexandre de sa ville natale, Abonoteichos, pour y situer sa mise en scène, Lucien a eu soin de préciser que les habitants sont épais et simples d’esprit, prêts à accourir la bouche ouverte dès qu’un charlatan se présente. Mais c’est apparemment un cliché assez répandu concernant les habitants de cette région. Par ailleurs, Lucien, qui ne cache pas que la renommée de l’oracle de Glykon a dépassé les frontières de la province d’Asie, cite parmi ses visiteurs des hommes appartenant à un milieu social et culturel de haut niveau: Rutilianus, consul, légat en Mésie entre 155 et 158, puis proconsul d’Asie vers 166/170, comme déjà son père; Sévérianus, sénateur d’origine gauloise, légat propréteur en Cappadoce sous Antonin et Marc Aurèle.

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Knock

Certes dans l’optique de Lucien comme dans celle de Ruffin et d’autres polémistes chrétiens, le phénomène des images animées, qui bougent, qui parlent, qui se couvrent de larmes ou de sueur, ne peut avoir qu’une interprétation: il s’agit de manipulations opérées par des prêtres intéressés, les ministri  fallaciae de Rufin, dont l’objectif est d’attirer dans le temple de leur dieu une clientèle riche et généreuse. Et bien entendu la même interprétation pourrait être appliquée aux nombreux phénomènes, en milieu chrétien, d’images saintes au travers des­quelles est censée s’opérer la manifestation du sacré.

Manipulation du clergé, favorisée par la crédulité de fidèles superstitieux? L’explication est sans aucun doute trop simple.

En milieu égyptien comme en milieu grec, la présence des dieux dans le monde n’était pas mise en doute. D’innombrables textes égyptiens, en particu­lier les grands hymnes cultuels du Nouvel Empire et des époques postérieures, affirment que les dieux se manifestent afin d’agir pour les hommes. Le mythe de la Vache du ciel enseigne qu’ils ont à l’origine quitté, pour un séjour supra terrestre, le monde des hommes où ils habitaient, mais dès lors ils appartiennent aux deux mondes, celui de la transcendance et celui de l’imma­nence. Ils peuvent donc revêtir une forme visible, que ce soit celle d’un animal qui est leur ba vivant ou celle d’une statue dans laquelle ils s’in­carnent. En contexte grec, on rencontre également l’idée selon laquelle, dans des temps très anciens, dieux et hommes ont pu vivre ensemble. Des traces de ce mythe se trouvent chez Hésiode; l’idée selon laquelle les dieux sont sus­ceptibles de se manifester au milieu des hommes, constante chez lui, l’est encore davantage dans les poèmes homériques.

Et ce n’est pas seulement un thème littéraire. À l’époque hellénistique, les documents officiels relatifs à des épiphanies divines sont très nombreux: Athéna apparaît à Lindos, Artémis à Magnésie du Méandre en présence de tout le peuple, Zeus Sabazios à Pergame … Le phénomène se poursuit à l’époque romaine: un décret de 160 p.C, à Éphèse, évoque une apparition d’Artémis et rappelle ses visibles épiphanies (enargeis epiphaneias) qui se manifesteraient partout en Grèce.

Dans un mode de pensée selon lequel les dieux, proches des hommes, sont toujours susceptibles de se rendre visibles, les images animées, même si elles sont exceptionnelles, ne peuvent pas être considérées comme impensables.

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Une manifestation d’Isis

Il est probable que parmi les fidèles certains ont compris qu’il existait des dispo­sitifs permettant de produire cette animation. Mais dans ce cas s’agissait-il à leurs yeux d’autre chose que d’un simple moyen utilisé par les spécialistes du sacré pour mettre en lumière, de la façon la plus claire, la proximité des dieux et leur capacité de répondre à l’attente des hommes? L’utilisation de ce type de moyen ne pouvait paraître choquante et condamnable qu’aux yeux de scep­tiques comme Lucien.

Je voudrais revenir à la floraison des images vivantes en milieu chrétien, en Occident. On constate à partir des XIIe siècle la volonté de l’Église de rendre visible et tangible la présence de Dieu parmi les hommes, d’affirmer la possibilité que les signes figurés soient le lieu d’une manifestation sensible de son existence. Les images deviennent alors bien plus que de simples supports visuels de la dévotion; on reconnaît en elles une présence active. C’est dans cette optique que se situe le récit médiéval selon lequel une statue de la Vierge, au doigt de laquelle un jeune homme avait passé son anneau, refuse de le lui rendre.

Ces images animées participent d’un même mouvement qui tendait à rapprocher le ciel de la terre en multipliant les médiations, au risque, de perdre le sens de la distance infinie qui sépare Dieu de ses créatures. Ce qui fait la différence avec les sociétés anciennes et leur usage des images animées, c’est que, au sein de ces sociétés, la distance entre hommes et dieux est beaucoup moins forte.

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Laraire, Pompéi

[Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, 1983. Très intéressante et à mon sens pertinente est son analyse selon laquelle la diffusion du chris­tianisme, au IVe siècle, introduit une crise dans les relations entre le ciel et la terre]

Les frontières entre les deux mondes peuvent être franchies: les dieux interviennent matériellement dans les affaires humaines. Dès lors les prêtres se trouvaient justifiés de rendre, par divers moyens, leur présence sensible aux fidèles, sans pour autant que l’animation des images -qui à notre connaissance demeure relativement exceptionnelle- ait pu être ressentie comme une anomalie dans un monde où le surnaturel était constamment accessible à l’homme.

Françoise Dunand