Les chênes murmuraient. Que murmuraient les chênes?

Les fontaines chantaient. Que chantaient les fontaines?
Les buissons chuchotaient comme d’anciens amis.
Nos chevaux galopaient. A la garde de Dieu!
Les nuages du ciel ressemblaient à des marbres.
Les étoiles volaient dans les branches des arbres
Comme un essaim d’oiseaux de feu.

Victor Hugo, Les Contemplations, écrit en 1830. Ce que murmurent les buissons, dans un autre espace-temps que le nôtre, nous pouvons maintenant le comprendre.

La végétation alpine forme des étages; on l’apprend à l’école et on le constate en se promenant. Mais cette notion recouvre une réalité plus complexe, basée sur les associations végétales et la subtilité de leurs échanges. Face au réchauffement climatique, quelle sera la réponse de ces sociétés?

Roman-de-la-Rose-Maitre-Bernger-de-Horheim-986x576 Tout randonneur peut constater les changements de la flore au fil de sa progression en altitude. Des espèces disparaissent tandis qu’il en découvre de nouvelles. Pour décrire les grandes lignes de ce paysage végétal de montagne, la notion d’étage de végétation s’est donc peu à peu imposée comme un outil empirique efficace. Elle s’est développée parallèlement à la mise en place de la phytosociologie, l’étude des associations végétales et de leur dynamique.

Au tournant des XIXe et XXe siècles, des botanistes utilisent la technique des relevés floristiques –tâche qui consiste à faire l’inventaire des plantes présentes dans une surface floristiquement homogène (par exemple une prairie, un éboulis, une lande …– pour rendre compte de la diversité de ces associations: ils ont l’intuition qu’on peut repérer des discontinuités significatives dans la végétation. Dès les années 1930, Braun-Blanquet crée à Montpellier la Station internationale de géobotanique méditerranéenne et alpine (SIGMA) qui produira une somme de travaux essentiels sur la végétation de la Provence et des Alpes.

À la même époque, une approche très différente se développe outre-Atlantique. Elle considère qu’il est impossible de repérer des discontinuités dans la végétation et que seul un continuum écologique peut la décrire. Autrement dit, non seulement il existe des discontinuités floristiques majeures, mais elles se distribuent aussi en fonction de l’altitude et on peut les regrouper en étages. Ne trouve-t-on pas d’ailleurs des espèces dites boréo-arctiques comme le silène acaule dans les alpages et des espèces méditerranéennes comme la lavande au bas des pentes bien exposées (les adrets)?

Mais la botanique a souvent été victime de disciplines qui se sont approprié ses concepts et les ont détournés de leur sens initial pour alimenter un discours critique gratuit. On a ainsi vu apparaître la connectivité, censée menacer le concept d’étage en raison des échanges amont-aval. C’est oublier que, par les échanges entre associations végétales, une connectivité considérable était à l’œuvre bien avant que la réalité du réchauffement climatique ne soit avérée. Enfin, le lien entre phytosociologie et taxonomie -science de la nomenclature et de la classification des plantes, fondée sur la notion d’espèces et sur les relations entre celles-ci– n’apparaît pratiquement jamais dans l’approche des étages pour une raison simple: la méconnaissance des contours et des limites de la notion d’espèce et de ses variations.

Mais revenons à notre randonneur. Les successions spatiales qu’il traverse sont-elles continues ou peut-on y reconnaître des seuils et des discontinuités? La plus spectaculaire est sans doute la disparition de la forêt, bien qu’on rencontre encore quelques mélèzes isolés dans les alpages. De même, un tracé rectiligne ne sépare pas la lande à myrtille et rhododendron de la forêt d’épicéas qui, un peu plus bas, abrite déjà quelques touffes de rhododendrons.

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Plantain

On voit ainsi se dessiner les contours empiriques d’une réalité subtile: les groupements végétaux. Forêts ou alpages sont en effet des termes beaucoup trop vagues pour rendre compte des complexités de la végétation. Ils permettent néanmoins de jeter les bases spatiales et structurelles de la notion d’étage et, d’une certaine manière, d’organiser la verticalité végétale. Malgré tout, cette notion se présente comme un fourre-tout méthodologique, pratique mais constitué de concepts hétérogènes.

La phytosociologie est donc censée apporter des éléments de compréhension de la distribution en altitude de la végétation. La fécondité de cette discipline prend racine dans une conception probabiliste de la composition floristique des associations (autrement dit la probabilité de rencontrer un ensemble d’espèces caractéristiques dans un biotope donné) et par ailleurs dans le constat que les groupements végétaux sont parmi les meilleurs instruments de mesure des paramètres physico-chimiques du milieu. L’association végétale, unité de base de la phytosociologie, est donc bien une réalité expérimentale, fonctionnelle et opérationnelle. À chaque fois qu’on rencontre les mêmes ensembles d’espèces végétales, on peut affirmer que les conditions de milieu sont identiques, notamment en termes de climat et de composition des sols. Compte tenu de l’extrême diversité des conditions de milieu en montagne, on devine que la réponse de la végétation va être infiniment nuancée et que les étages de végétation ne peuvent apparaître comme des strates linéaires, régulièrement empilées. Ce sont au contraire de fines intrications d’écosystèmes en mosaïque, de dimensions et d’échelles différentes.
Mais il n’y a pas seulement des successions spatiales au sein des étages de végétation. Il est légitime de regarder le paysage végétal comme un espace ouvert sur la temporalité et dont il faut déchiffrer les signes. En ce sens, le réchauffement climatique s’introduit désormais dans la chronologie des étages de végétation. Car si la notion d’étage permet une appréhension globale du paysage, elle masque aussi la subtilité des nuances entre les groupements végétaux et à l’intérieur de ceux-ci. On est en effet loin d’avoir repéré et analysé tous les déterminismes du fonctionnement de ces communautés. C’est la relation entre l’inerte (le relief associé au substrat géologique) et le vivant (les plantes) qui est ici en jeu.
Aujourd’hui, dans quelle mesure peut-on prévoir les conséquences du réchauffement climatique sur les étages de la végétation? Risquent-ils vraiment de disparaître? La réponse est non, tant il est vrai que l’état actuel de l’étagement de la végétation résulte d’une succession de périodes plus ou moins chaudes et froides. Il y a en revanche une forte probabilité pour que la composition floristique des groupements connaisse quelques modifications.

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Plus difficile à prévoir sont les stratégies que les plantes de montagne (et d’ailleurs) vont mettre en œuvre. Car la notion d’espèce est aussi une réalité probabiliste fondée sur la génétique des populations. Les caractères morphologiques utilisés pour décrire et distinguer les espèces font partie d’un ensemble plus vaste, comme la nutrition minérale, la phénologie, description de l’apparence morphologique des végétaux en fonction de leur état physiologique (en germination, en bourgeons, en feuilles, en fleurs, en fruits …), toujours en corrélation avec les paramètres climatiques- ou le nombre de chromosomes. Ce qui implique l’usage de méthodes statistiques permettant de rendre compte de la variabilité entre espèces et à l’intérieur de chacune d’entre elles.
Les espèces végétales vont donc être conduites à s’adapter à l’augmentation de la température. Mais comment ? Il existe une foule de possibilités. Imaginons un peuplement de thym serpolet dans une pelouse bien exposée à la base d’un adret. Rien ne change, apparemment, dans la morphologie des individus de cette population. On va seulement observer qu’elle s’étend vers l’amont. Reste à mesurer l’ampleur de cette expansion, sa durée, les formes de compétition pour l’espace que ce développement va induire, etc …

On peut aussi s’attendre à ce que ce peuplement ne se déplace pas mais s’adapte, de manière invisible, aux nouvelles conditions climatiques. Il n’est pas exclu de voir apparaître au sein de cette population quelques individus dont le nombre de chromosomes aura doublé et qui prendront peu à peu la place des individus du peuplement initial. Les processus de l’évolution continuent de s’exercer sur tous les êtres vivants. Potentiellement, de nouvelles espèces apparaissent ainsi tous les jours. Il faudra certes des millénaires pour les voir se distinguer morphologiquement des populations où elles auront pris naissance. Mais ce constat n’est pas sans conséquence sur la manière dont on conçoit les relations entre espèces sous l’angle de leur classification, mais aussi du point de vue de la composition floristique des groupements végétaux. Les variations du nombre de chromosomes à l’intérieur d’une espèce ne sont pas un phénomène exceptionnel. On a ainsi pu montrer, dans le Vercors, que pour une graminée, la fétuque glauque, le nombre de chromosomes passait de quatorze dans l’étage collinéen à cinquante-six dans l’étage alpin, tout en suivant une répartition liée à des groupements végétaux différents.
Ce type de constat montre tout l’intérêt qu’il peut y avoir à considérer les espèces à la fois comme des réservoirs de variabilité mais aussi comme des indicateurs des conditions de milieu.

WII2512761La différenciation infra-spécifique, qui désigne les mécanismes d’apparition de nouvelles espèces, sous-espèces, écotypes (liés par exemple à l’acidité des sols) et caryotypes (distingués par les variations du nombre de chromosomes) est un phénomène majeur et décisif de la régulation de la biodiversité. On va donc assister à une redistribution de la composition floristique des étages de végétation. Il sera très instructif de mesurer le temps de réponse des plantes à ces variations de leur environnement, mais aussi d’évaluer les indices de formation de nouvelles espèces dans les montagnes.

Tout un champ de recherches devrait donc se mettre en place pour les nouvelles générations de chercheurs. Longtemps perçue comme un savoir figé, la taxonomie des plantes est une science en mouvement, qui doit faire le point en permanence sur les savoirs les plus récents tout en reconstruisant les relations nouvelles qui en découlent.

On aura compris tout le bénéfice d’un dialogue permanent entre phytosociologues et taxonomistes. À la fin du XXe siècle, les équipes de Marcel Guinoche à Orsay et de Claude Favarger à Neuchâtel ont ainsi mené des travaux remarquables sur des genres complexes comme le myosotis ou la campanule et sur la répartition des races chromosomiques, qui ont renouvelé le regard porté sur la notion d’espèce et ouvert la voie à d’autres manières de faire de la botanique.

En 1620, dans son Novum Organum, le penseur Francis Bacon propose les fondements d’un empirisme scientifique: On ne commande à la nature qu’en lui obéissant. Reprenons donc le sens ancien d’obéir, soit: écouter. Et l’on appréciera toute la force de la proposition de Bacon qui invite à prendre de la distance vis-à-vis des sujets d’étude en évitant d’y projeter des idées impertinentes. On sait aujourd’hui que les plantes communiquent à distance pour s’informer de l’approche de prédateurs afin de fabriquer des substances toxiques. 

Ne peut-on imaginer que nos cheminements dans les étages de la végétation suscitent bien des murmures chez les plantes, dont rien ne nous parvient -encore- en raison de nos capacités d’écoute limitées?

Jean Ritter