J’interroge ce qui est là, auprès duquel je suis, et qui sans défaillir m’apprend sa présence et la mienne. Il ne cesse de m’apprendre qu’il est là et que j’y suis, dans la simplicité d’un pli unique qui ne peut qu’exister ou disparaître, mais non pas s’altérer. Je ne saurais l’interroger à partir de rien d’autre que je n’aie également appris.
Pourtant l’interrogation philosophique intervient: faille originelle. Elle questionne l’apprendre, sur lui-même, à partir de lui-même, en vue de l’amener à dévoiler son être. Ce qui est à apprendre c’est le monde, objet de l’expérience. Mais le dire objet c’est introduire entre nous et lui une opération objectivante, qui se subroge à une pré-connaissance originaire, dont elle est à la fois une interprétation seconde et la méconnaissance.
Une physique totalitaire qui entend dire ce qui est sur la foi d’une adéquation de principe entre l’opération de science et l’Être recèle une ontologie implicite qui s’arroge un droit de préemption sur l’être du monde, en identifiant a priori la dimension d’être et la forme de l’objet.
La psychologie elle aussi a voulu se constituer un domaine d’objectivité, elle a cru le découvrir dans les formes du comportement. N’y avait-t-il pas là un conditionnement original, qui ferait l’objet d’une science originale, comme d’autres structures, moins complexes, faisaient l’objet des sciences de la nature? Le clivage du subjectif et de l’objectif par lequel la physique commençante définit son domaine, et la psychologie, corrélativement, le sien, n’empêche pas, exige au contraire qu’ils soient conçus selon la même structure fondamentale: ce sont finalement deux ordres d’objets. Mais le psychisme n’est pas objet. Merleau-Ponty entend montrer que l’être-objet, et aussi bien l’être-sujet, conçu par opposition à lui et relativement à lui, ne font pas alternative, que le monde perçu est en-deçà ou au-delà de l’antinomie, que l’échec de la psychologie objective est à comprendre conjointement avec l’échec de la physique objectiviste -non pas comme une victoire de l’Intérieur et du Mental sur le Matériel, mais comme un appel à la révision de notre ontologie, au réexamen des notions de sujet et d’objet.
L’ontologie visée est celle du Kosmotheoros, et de son corrélatif: le grand Objet. Le contemplateur du monde, du monde interne comme du monde extérieur, se pose comme Esprit Absolu en face de l’Objet pur, dans un acte de représentation. Mais l’homme théorique arrive trop tard pour être contemporain de son origine et de celle de son monde. L’étant -celui qu’il est et celui qu’il n’est pas- s’est déjà manifesté.
Identifier l’être à l’objectivité, c’est postuler que ce qui est n’est pas ce à quoi nous avons ouverture, mais ce sur quoi nous pouvons opérer. Ce postulat qui dénote une volonté de puissance possessive caractérise aussi bien la pensée spéculative formelle que l’esprit de rationalisation gouvernementale qui prétend totaliser le monde en le réduisant à un code ou à un tableau. L’une et l’autre se refusent à admettre en eux quelque chose qui ne dépende pas d’eux, illustrant en quelque sorte la remarque de Freud dans la Verneinung: le mauvais, ce qui est étranger au moi, ce qui se trouve au dehors, c’est d’abord pour lui la même chose.

Cet élément étranger, Hegel l’appelle simplement l’inconnu. Son exclusion de principe est la première réaction du savoir… pour sauver son autorité propre contre une autorité étrangère (car c’est sous cet aspect que se manifeste ce qui est appris pour la première fois).
Ce qui, jusqu’à cette première fois, nous était inconnu et n’était rien pour nous, et qui soudain nous aborde à chaque moment du monde et de nous -fût-ce dans l’imprévisible émergence de la plus humble sensation, possède une autorité de présence qui nous est d’autant plus étrangère qu’elle apporte avec soi l’épreuve de notre propre altérité. Mais cette altérité précisément ne nous est propre que parce que, étrangère, elle est en même temps ce qui nous est le plus intime et le plus originaire: elle est de l’ordre de la rencontre et du contact, dont l’événement est à chaque fois celui de notre origine. Or de cela la science et la pensée théorique ne veulent rien savoir: elles se constituent telles qu’elles puissent et doivent à jamais l’ignorer. Toujours, cependant, la science espère pouvoir réintroduire peu à peu ce qu’elle a d’abord écarté comme subjectif …
Elle l’intègre comme cas particulier des relations et des objets qui définissent pour elle le monde… Alors le monde se fermera sur lui-même et, sauf par ce qui en nous pense et fait la science, par ce spectateur impartial qui nous habite, nous devenons partie ou membres du grand Objet.
L’hyperbole de l’espérance scientifique a pour asymptote la certitude de la pensée spéculative. Le sujet pensant qui échappe, comme tel, à la fermeture du monde, en est l’auteur responsable. Et la tâche propre de la philosophie est alors de déterminer a priori son statut de contemplateur. Le kosmotheoros, dit Kant, crée lui-même a priori les éléments de la connaissance du monde et construit dans l’Idée la vision de cet univers dont il est aussi l’habitant. Des deux côtés la pensée n’entend apprendre que ce dont elle a prédéterminé le sens d’être. Cette ontologie de décret-loi doit être appelée un délire, très exactement un délire secondaire, organisé par l’entendement. Elle constitue la rationalisation après coup, mais se donnant pour primitive, d’un manque à être, du vide qu’inscrit en elle l’absence de l’expérience, perpétuellement originaire, du il y a … qu’elle a une fois pour toutes refoulée ou plutôt retranchée.
Le souci de cet en-deçà fondamental définit au contraire la phénoménologie et justifie sa prétention d’être la seule authentique ontologie. La tâche de la phénoménologie, dit Merleau-Ponty, est de dévoiler le mystère du monde et le mystère de la raison… Elle n’existe qu’à faire la preuve par soi de l’indivisibilité de ces deux mystères. Son acte propre est d’entendre le monde, au sens de l’allemand vernehmen, d’où Vernunft: raison. Ce que nous entendons du monde, c’est en lui que nous l’apprenons. Il s’agit donc d’apprendre, et d’apprendre à voir. Il est vrai que l’œil écoute. Le regard de l’artiste se tient dans l’ouverture où le monde se pro-duit. Le philosophe aussi est ouvert au monde. Mais tandis que l’artiste incarne le mouvement apparitionnel d’une œuvre elle aussi sur-prenante, la philosophie, dit Merleau-Ponty, doit s’approprier et comprendre cette ouverture initiale au monde.
Il s’agit de décrire, et non d’expliquer ou d’analyser. Telle est la première consigne que Husserl donne à la phénoménologie naissante. Or la tâche de la philosophie n’étant pas de décrire mais de s’approprier et de comprendre, y aurait-il entre les deux une faille où l’idée même de philosophie phénoménologique s’abîme? Heidegger s’était expliqué là-dessus: l’expression foncièrement tautologique de phénoménologie descriptive a un sens prohibitif: s’abstenir de toute détermination non directement légitimante. Accéder à une détermination directement légitimante c’est comprendre. Qu’est-ce qui est à comprendre? Le titre-programme de la phénoménologie l’indique: nomena veut dire apophainesthai ta phainomenon, voir les phénomènes à partir de la lumière de leur propre jour. Le phainomenon est ce qui se montre soi-même. A la question: qu’y-a-t-il à dévoiler de ce qui se montre soi-même dans sa patence? Merleau répond: cette patence elle-même. Il faut que la philosophie nous dise comment il y a ouverture. Il faut que l’ouverture en question ne débouche pas sur l’apparence mais sur l’Être, y compris l’être de celui à qui cette ouverture donne lieu, comme être au monde.
La quête philosophique dispose de deux axes qui n’ont sens plein qu’en elle: voir et questionner. Ce sont eux qui déterminent respectivement le style des philosophies de Husserl et de Heidegger. Merleau-Ponty les articule l’un à l’autre: l’interrogation est la seule façon de la philosophie de s’accorder à notre vision de fait, de correspondre a ce qui en elle nous donne a penser, aux paradoxes dont elle est faite. L’attitude interrogative est la seule attitude authentiquement phénoménologique, parce qu’elle est la seule qui exclue tout préalable théorique, y compris ce qu’on entend par dialectique. Elle appartient originairement à l’Etre-là que nous sommes. Merleau-Ponty ne voit pas dans l’attitude interrogative une des façons de l’existence mais l’existence elle-même s’effectuant a partir et en vue de soi.
Mais où l’être-là a-t-il son là, commun à l’homme naturel et au philosophe? Dans son être au monde éprouvé et vécu comme foi originaire –cette foi perceptive que Husserl a nommée Urdoxa. Elle est immanente à un voir. Nous voyons les choses même, le monde est cela que nous voyons, des formules de ce genre expriment une foi qui est commune à l’homme naturel et au philosophe, dés qu’il ouvre les yeux. Elles renvoient à une assise profonde d’opinions muettes impliquées dans notre vie. La philosophie n’a pas à interroger cette foi du dehors, dans une autre perspective.
La philosophie, c’est la foi perceptive s’interrogeant sur elle-même. On peut dire d’elle, comme de toute foi, qu’elle est foi parce qu’elle est possibilité de doute … Cette foi a ceci d’étrange que si l’on se demande -nous qui voyons le monde- ce que c’est que voir, ce que c’est que nous, ce que c’est que chose ou monde, on entre dans un labyrinthe de difficultés et de contradictions …

Le doute tient de plus près encore à la foi perceptive elle-même. Cette foi originaire, cette Urdoxa est para doxa, c’est-à-dire, au sens propre, contraire à l’attente. La raison de ce paradoxe est inscrite dans cette attente elle-même paradoxale. C’est une attente telle que seul peut la combler l’inattendu.
Le réel est par essence ce qu’on n’attend pas, ce qui transcende tout recours au même. Son apparaître est à chaque fois en excès d’un manque à connaître. C’est pourquoi toute connaissance entièrement transparente nous déçoit, à commencer par celle d’autrui -et de nous. L’inattendu, dont notre vision du monde est en attente à rencontre de sa propre transparence, ce fond d’elle-même, impossible à résoudre en pur spectacle, c’est pour Merleau-Ponty la profondeur même du monde: et cette profondeur infinie a son corrélat dans l’interrogation infinie qu’est la philosophie.
Question à la deuxième puissance … son caractère propre est de se retourner sur elle-même, de se demander non plus seulement qu’est-ce que le monde? Ou même qu’est-ce que l’Être? Mais ce que c’est que questionner et ce que c’est de répondre. De sorte que rien ne pourra plus être désormais comme s’il n’y avait pas eu question.
La fonction interrogative est une fonction exponentielle, qui a pour variable ce que précisément elle tente de déterminer: le comment de notre ouverture au monde. Toutes nos questions ont lieu -lieu d’être- dans cette ouverture.
Nous interrogeons notre expérience, précisément pour savoir comment elle nous ouvre à ce qui n’est pas nous. Il n’est pas même exclu par là que nous trouvions en elle un mouvement vers ce qui ne saurait en aucun cas nous être présent en original et dont l’absence irrémédiable compterait ainsi au nombre de nos expériences originaires.
Ici se trouve le point d’inflexion de la pensée de Merleau-Ponty, à partir duquel l’idée même de phénoménologie devient autre, et se cherche et se trouve dans le visible et l’invisible. Ce titre qui annonce une voie nouvelle dénonce en même temps le défaut de l’ancienne. Nous osons dire que, sans la prise en compte de l’invisible, la phénoménologie est court-circuitée de sa dimension spécifique.
Il y a dans la phénoménologie husserlienne une voie entrouverte sur l’absence. En tant que subjectivité ayant un rôle de constitution ultime je précède ce monde constitué. Cette subjectivité n est par une arché au sens de commencement, d’un commencement qui serait en arrière de toute expérience, comme élément ou principe dont celle-ci serait ultérieurement le développement.

Elle est au contraire ce en quoi l’expérience est précession de soi. Elle est à l’avant de tout le monde anté-prédicatif, qui n’a de présence que par là. Elle est ce qui est au commandement du commencement, l’originaire de l’originel; d’où une situation qui est sans analogue puisqu’elle est tout, et qu’E. Levinas décrit ainsi:
La constitution de l’objet est déjà abritée par un monde pré-prédicatif que cependant le sujet constitue; et inversement le séjour dans un monde n’est concevable que comme la spontanéité d’un sujet constituant, sans laquelle ce séjour aurait été simple appartenance d’une partie à un tout et le sujet simple produit du terrain.
Ce séjour n’est jamais à jour. L’intentionnalité constitutive de l’expérience, dans laquelle le monde a sens de monde implique des horizons infinis d’éléments non dévoilés. L’horizon, qui est le lieu sans site du non dévoilement, est aussi le lieu en profondeur de l’annonce. Les horizons du monde anté-prédicatif, sous-tendus qu’ils sont par la potentialité essentielle de l’intention attestent que la spontanéité constitutive du monde est hébergée par le monde qu’elle constitue.
Le moi est impliqué dans le monde sensible dont lui seul pourtant effectue les évidences. Il est à la fois dans le monde et au monde, unité duelle de dépendance et de transcendance qui définit un sujet en situation. Ma dépendance n’a sens de situation qu’intégrée à une transcendance qui l’existe, et qui en l’outrepassant la rejette à soi, comme une onde de choc moins rapide qu’elle, et qui n’existe que par elle, comme trace fuyante qu’elle va toujours dépassant. C’est une transcendance dans l’immanence qui ne peut se définir ni par cette immanence ni hors d’elle. Le Moi comme le Maintenant ne se définit par rien d’autre que par soi, c’est-à-dire ne se définit pas … Il ne coïncide pas avec l’héritage de son existence, ne côtoie rien, reste en-dehors du système … Merleau-Ponty absolutise cette indétermination de principe qui excepte le moi de toute assignation à soi. Littéralement: le moi n’est rien. Il est l’absence par quoi il y a présence, et cette absence compte au monde.
Jamais avec des termes et des relations positives on ne construira la perception et le monde perçu. C’est une pensée qui fait comme si le monde tout positif était donné et comme s’il s’agissait de faire surgir la perception, comme inexistante d’abord. C’est faire tout simplement l’économie de l’expérience. Une fois encore le mot allemand erfahren nous le signifie: l’expérience est une traversée frayant la voie d’une profondeur. La traversée n’est pas déplacement, mais voyage. Nous n’allons pas d’un point fixe à un autre point fixé d’avance. Notre marche n’est pas l’annulation d’une distance préalablement connue mais une approche dans l’éloignement et un éloignement dans l’approche. À mesure que nous nous engageons dans le monde, il se déploie autour de nous dans une continuité glissante d’horizons, dont le renouvellement accompagne celui de notre ici, par là même transformé. Nous en arrivons toujours à un nouveau paysage. En arriver! n’est pas arriver à. L’expression l’indique: en arriver à … c’est arriver sans être parti.
Nous sommes toujours en situation d’arrivant, et cette situation intègre le départ qui sans cesse, en elle, se transforme. C’est le sens même de la profondeur du monde: elle est intraversable. Notre traversée pourtant n’est pas vaine. Elle dévoile une direction particulière qui est une dimension de la profondeur inépuisable du monde et que Merleau-Ponty nomme rayon de monde.
Perception et apparition du monde sont indiscernables. Chaque phase perceptive est une phase apparitionnelle. Elles sont une seule et même phase. Le il y a est un j’y suis.
L’expression apparaître, dit E. Fink, a une pluralité de significations d’une énigmatique profondeur. Elle signifie d’abord le surgissement de l’étant, sa venue dans l’ouvert, entre ciel et terre. Tout ce qui est fini vient à apparaître en prenant place dans l’espace et le temps intervallaires, en y trouvant sa précaire stabilité … Mais apparaître peut aussi signifier la présentation que donne de soi l’étant fini qui est déjà venu à paraître. Aucune chose ne demeure en elle-même enveloppée dans son essence. Chaque chose est en relation avec d’autres, voisines, et auxquelles elle se heurte comme à des limites. Apparaître signifie maintenant se tenir en relation avec d’autres choses.

Cette présentation de soi a acquis à l’époque moderne un sens particulier. Elle est le mode selon lequel une chose se présente à un sujet représentatif. Tout à l’inverse de ce mouvement Merleau-Ponty comme avant lui Heidegger se reporte au moment premier de l’apparaître. Le souci de cette remontée est omniprésent dans Le visible et l’invisible.
Le visible et l’invisible constitue une nouvelle phénoménologie de la perception dont certaines esquisses étaient latentes dans la première: la conception du sentir, par exemple, comme accès et ouverture à un monde pour lequel un moi pré-personnel a déjà pris parti. Dans une formule lumineusement simple, qui fait époque dans l’histoire de la psychologie, Erwin Strauss a marqué que l’ouverture au monde est le sens des sens, et qu’elle seule permet de comprendre la communication intermodale du sentir. Chaque sens est un monde, i.e. absolument incommunicable pour les autres sens, et pourtant construisant un quelque chose qui, par sa structure, est d’emblée ouvert sur le monde des autres sens, et fait avec eux un seul Être.
Le propre du sensible est d’être représentatif du tout non par rapport signe-signification ou par immanence des parties les unes aux autres et au tout, mais parce que chaque partie est arrachée au tout, vient avec ses racines, empiète sur le tout, transgresse les frontières des autres … Chaque partie, moment, événement du monde -la couleur dominante d’un éclairage, un champ de tournesols, pour Van Gogh, haute note jaune, le bruit d’un torrent, le passage d’un homme au loin- quand on la prend pour elle ouvre soudain des dimensions illimitées, devient partie totale. Elle renvoie à une profondeur qui est celle de toutes …
Il est un empiétement extrême, celui pour ainsi dire infini, du percevant sur le perçu, où l’apparaître du premier n’est plus rien d’autre que les modifications du second. Toute perception est auto-mouvement. Nous ne maintenons la liaison optique avec le vol d’un papillon que par des mouvements du corps.
C’est le mouvement qui fait apparaître l’objet, en tant que celui-ci et ses mouvements apparaissent grâce au maintien de la cohérence. La cohérence n’est conservée que sous la condition de cette suite de mouvements et cela nous donne le droit de nommer tout le processus -voir et se mouvoir- un acte.
Un acte et non pas deux opérations. Le mouvement n’est pas inclus dans la perception comme un facteur conditionnant: la perception est auto-mouvement.
Or l’intrication mutuelle de la perception et du mouvement implique leur dissimulation réciproque. En me mouvant, je fais apparaître une perception et. en percevant quelque chose, un mouvement a lieu qui m’est propre. L’intrication des deux contient en elle cette condition nécessaire que l’activité par laquelle quelque chose m’apparaît n’apparaisse pas elle-même, cependant que d’autre part, en tant que quelque chose m’apparaît, je suis moi-même actif.
A cette relation d’incertitude Merleau-Ponty apporte un fondement ontologique. Ce qui rend visible n’est pas visible, c’est un invisible de droit. Le visible et son invisible ensemble sont la pulpe du sensible.
La pulpe même du sensible, son indéfinissable, n’est pas autre chose que l’union en lui du dedans et du dehors, le contact en épaisseur de soi avec soi. L’absolu du sensible, c’est cette explosion stabilisée, impliquant retour.
Dehors et dedans n’admettent ni troisième ni moyen terme. Eux-mêmes ne sont pas des termes s’expliquant l’un avec l’autre mais chacun implique l’autre en lui. Simplement ils sont réversibles. Réversibilité … Il suffit que d’un côté je voie l’envers du gant qui s’applique sur l’endroit, que je touche l’un par l’autre …
La réversibilité est le principe même de l’expérience. Percevant je suis situation de partie totale, ouverte au monde entier. L’intrication et la dissimulation réciproques du moment perceptif et du moment apparitionnel sont celles de l’ouverture au monde et de l’ouverture du monde, inséparables par essence et par essence n’apparaissant jamais ensemble. L’un est le propre et absolu négatif de l’autre. C’est même là l’originaire du négatif, par quoi la profondeur de la chair du monde émerge à sa manifestation.
La circularité, intrinsèque à la perception, de l’auto-mouvement et de m’apparaître signifie que le percevant et le monde surgissent ensemble, dans la même éclaircie qui crée le présent avant tout moment donné. Si seul l’auto-mouvement fait apparaître chose ou structure du monde, c’est que ces phénomènes partiels ne sont pas à considérer comme positifs: Ils ne sont pas des lignes positives sur un fond neutre réunissant des points positifs. Il n’y a de fond que cette profondeur de monde que je hante sous l’horizon de mon je peux. La perception la plus simple l’atteste. Si je fixe un point et que je remue la tête, il se produit en deçà du point fixé des mouvements apparents, et d’autres, au delà du point, de sens inverse. Je ne prends pas au sérieux ces mouvements que je fais apparaître. Ce n’est pas l’attitude souverainement désinvolte d’un maître du monde. C’est l’autre face de la prise au sérieux de la stabilité du point, que je maintiens en compensant les oscillations de ma tête par des mouvements des yeux. Il n’y a là qu’un seul acte de dépassement à partir et en vue de l’être au monde. Aussi Merleau-Ponty le définit-il comme transcendance.
La fixité du point fixé et la mobilité de ce qui est en-deçà et au delà ne sont pas des phénomènes partiels, locaux, et pas même un faisceau de phénomènes: c’est une seule transcendance, une série graduée d’écarts. La structure du champ visuel avec ses proches, ses, lointains, son horizon est le modèle de toute transcendance.
A l’ontologie de Husserl, faisant de la transcendance de la chose la dimension même de sa réalité, la nouvelle Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty découvre un autre fondement: ce ne sont pas des choses que d’abord nous percevons, mais des éléments (eau, air), des rayons du monde, des choses qui sont des dimensions, qui sont des mondes -je glisse sur ces éléments et me voilà dans le monde. Je glisse du subjectif à l’Être.
Ces rayons sont les dimensions d’une profondeur sui-transitive, des rayonnements. II n’y a que des rayonnement d’essence … La chose sensible elle-même est portée par une transcendance. Cette transcendance dans laquelle tout a lieu d’être n’est bien entendu pas une idée. Elle est l’irreprésentable originaire. C’est par sa résistance infinie, par son irréductibilité de principe â toute représentation que l’étant est.

Enracinées dans la profondeur, dimension du caché par excellence, les choses subsistent hors spectacle. La profondeur est le moyen qu’ont les choses de rester choses, tout en n’étant pas ce que je regarde actuellement. C’est la dimension par excellence du simultané. La profondeur est la réserve, seulement apprésentée, de toutes les représentations.
Regards et rayon s’intériorisent l’un à l’autre, comme, dans notre ouverture aux choses, la saisie et le saisissement. Nous sommes saisis par elles dans l’instant que nous les saisissons. Quand Merleau-Ponty dit que nous percevons d’abord des éléments, air ou eau, il se situe à ce niveau premier, où nous sommes requis, saisis par la modalité incomparable, à la fois gratuite et irréfutable, d’un élément soudain présent, à-même lequel se compénétrent ces dimensions illimitées: liquidité, limpidité, fraîcheur, dans une seule façon d’être là …
Cette épreuve de l’Être sauvage est le sentir. Le sensible est le médium où il peut y avoir de l’Être sans qu’il ait à être posé. La persuasion silencieuse du sensible est le seul moyen pour l’Être de se manifester sans devenir positivité, sans cesser d’être ambigu et transcendant.
L’ambiguïté est aussi essentielle à l’être que la transcendance. Or elle est le signe d’un écart: jamais regard et rayon de monde ne coïncident. Au moment où ma perception va devenir perception pure, chose, Être, elle s’éteint. Au moment où elle s’allume je ne suis déjà plus la chose.. Comme il n’y a jamais à la fois chose et conscience de la chose, il n’y a jamais à la fois passé et conscience du passé, et pour la même raison: dans une intuition par coïncidence et fusion, tout ce qu’on donne à l’Être est ôté à l’expérience, tout ce qu’on donne à l’expérience est ôté à l’Être …
Le monde qui me comprends dés que je le comprends n’est jamais plénitude … D’où le doute sensible: vois-je là où je suis, suis-je là où je vois? Cette ambiguïté immanente à la certitude sensible possède une puissance organisatrice qui est au fondement du monde de la perception.
Avec cet écart entre l’être et l’expérience, qui pourtant ne sont pas opposables, ressurgit dans toute son amplitude la définition, donnée par Merleau-Ponty, de la transcendance comme série graduée d’écarts. Transcendance et écart ont en effet même gradient. Comme ont même gradient la profondeur de l’Être et le Rien de l’ouverture.
Tout ce qu’on donne à l’Être, on l’ôte à l’expérience, tout ce qu’on donne à l’expérience on l’ôte à l’Être: c’est là le sens même de l’Être, en tant précisément qu’il a sens et qu’il se signifie dans l’expérience. Sa présence à soi implique une absence irrémédiable, irrémédiable parce qu’elle est l’envers, impliqué en lui, de sa présence.

La situation qui le fait le mieux voir est précisément celle où il semble d’abord y avoir présence totale. Cette présence est celle la chair, indéfectible en soi, et cependant, en soi, impliquant absence.
La révélation de la chair culmine dans la caresse, où l’être de la chair et l’expérience charnelle coïncident dans l’être-senti du corps de l’autre -justement révélé comme chair; alors que l’exploration tactile d’une chose ne maintient le contact avec elle, qu’en renouvelant l’horizon sous lequel le touchant est auprès de la chose, dans une alternance d’approches à partir du vide et de retours au vide par éloignement, la caresse est une approche sans fin. Dans la caresse il n’y a pas un au-delà du corps de l’autre à partir duquel elle le recueille, comme fait la prise. Les modifications du senti s’enchaînent l’une dans l’autre par glissement, à même l’être-senti. Le corps de l’autre, en tant que senti, ne cesse pas d’être là. D’où vient alors que la caresse ne cesse d’en tenter l’approche? De ce que sa structure in-intentionnelle de pur contact abrite une intentionnalité secrète qui inversement tend à l’in-intentionnel. Que vise donc la caresse, selon cette intentionnalité de pure instance à laquelle elle est suspendue, dans son toucher même? L’intouchable: cela de la chair que je ne toucherai jamais.
L’intouchable, et aussi bien l’invisible, sont une dimension intrinsèque de la chair du monde que je touche et que je vois. C’est l’invisible du monde, dit Merleau-Ponty, qui le rend visible. Il ne s’ajoute pas au visible pour faire avec lui un total. Les deux sont parties totales et pourtant ne sont pas superposables. Cette situation est universelle. Elle constitue le paradoxe de ma présence au monde et dans le monde, celle qui faisait Sartre s’éprouver comme en trop. Merleau-Ponty fait de ce paradoxe le sens de mon être: moi, invisible à moi-même en tant que je vois, je suis visible en tant que vu, et de telle sorte -c’est là le décisif- que ma voyance suppose ma visibilité.
Je ne peux voir que parce que je suis moi aussi de ce monde visible. Visible, je fais partie de ce qui est originairement capable d’être mis en vue, de ce qui participe de l’Urpräsentierbarkeit. Le manuscrit porte en marge: l’Urpräsentierbarkeit c’est la chair. Que suis-je en tant que capable de ce retournement qui me fait voyant? Que faut-il que je sois pour voir? Rien.
Cette insécable dualité de la chair du monde et de ce rien qui est son négatif est la dimension d’être de l’étant. Dans une note de travail de septembre 1959 Merleau-Ponty scrute ce rien:
Le sujet percevant, Être tacite, silencieux, qui revient de la chose même aveuglément identifiée, qui n’est qu’écart par rapport à elle -le soi de la perception comme personne, au sens d’Ulysse, comme l’anonyme enfoui dans le monde et qui n’y a pas encore tracé son sillage … Anonymat et généralité. Cela veut dire un lac de non-être, un certain néant enlisé dans une ouverture locale et temporelle -vision et sentir de fait, et non pas pensée de voir et de sentir.

Or cette note est immédiatement suivie d’une autre dans laquelle le même effort d’approche et d’expression est tendu vers la chair. Merleau-Ponty en tente l’accès à travers une analyse de la perception du cube, objet qui pourrait apparaître pourtant comme le plus désincarné. Si cet exemple si souvent le retient, c’est qu’en lui se montre à l’état nu, et pour ainsi dire à l’état d’épure, la transcendance de la chose qui est, selon Husserl, son moment de réalité. Merleau-Ponty sur ce point s’accorde avec Husserl mais il diffère d’avec lui sur la transcendance. Des vues que j’ai de la chose à la chose elle-même la transcendance, au sens de Husserl, est en quelque sorte verticale. Le cube lui-même, consistant en la simultanéité de ses six faces, toujours données en lui et jamais vues ensemble, est irréductible à toutes les perspectives. Il est par-delà tous ses profils, transcendant ses modes de paraître, sans quoi je ne saurais lui reconnaître un être indépendant: il ne se distinguerait pas d’une certaine multiplicité de vécus de conscience où il figurerait à titre d’indice. Il n’est donc que pour un regard sans point de vue, non situé, pour une opération ou inspection de l’esprit, siégeant au centre du cube, pour un champ de l’être -et tout ce qu’on peut dire des perspectives ne le concerne pas.
Qu’y a-t-il à reprendre à cette forme de transcendance, qui prend acte de l’écart infini entre l’unilatéralité des perspectives et l’intégrité du cube même? Ceci, dit Merleau-Ponty, que le cube même par opposition aux perspectives c’est une détermination négative.
L’Être est ce qui exclut tout non-être, toute apparence. L’en-soi est ce qui n’est pas le percipi. L’esprit comme porteur de cet être, c’est ce qui n’est nulle part, ce qui enveloppe tout où.
Il n’est pas du tout certain que cette dernière formule, prise à la lettre, énonce une détermination négative. Elle fait étrangement écho au lac de non-être de la note précédente, que même elle libère de tout enlisement local, au point que ce lieu de nulle part appelle l’affirmation de Heidegger: le néant est plus originaire que le non et la négation. Ce que dénonce ici Merleau-Ponty dans une expression encore équivoque, c’est la primauté ontologique de la pensée réflexive absolutisant dans le vide sa propre réflexion. Or nous n’apprenons pas le réel par réflexion, mais à l’état sauvage.
L’analyse de la chose perçue, cube ou morceau de cire, par la pensée réflexive par la pensée réflexive consiste dans une épuration, dans une raréfaction totale du sensible, qui laisse derrière soi le vide absolu comme champ pour l’Être. Elle conclut que nous comprenons par une inspection de l’esprit ce que nous croyions voir de nos yeux. Mais ce faisant elle passe à côté de l’être déjà là, pré-critique. Qu’est-ce en effet que l’être du cube? Décrit par ce qu’il est, et non plus par ce qu’il n’est pas, il est révélation de la chair. On a alors:
Ouverture au cube même par une vue qui est distanciation, transcendance -dire que j’en ai une vue c’est dire que, le percevant, je vais de moi à lui, je sors de moi en lui. Moi, ma vue, nous sommes avec lui pris dans le même monde charnel. Ma vue et mon corps émergent ensemble du même être qui est, entre autres choses, cube.
Par contraste avec Husserl, on pourrait parler d’une transcendance horizontale de chair à chair. Mais cette sortie de moi en l’autre, mon émergence en lui, est de même ordre que nos deux émergences respectives. Elle est émergence à elle-même de la chair universelle: si bien que ces rapports horizontaux ou transversaux impliquent une unique transcendance verticale en profondeur.
L’unité massive de l’être sauvage ne serait à son tour qu’un produit de la pensée réflexive, si la perception ne lui était originairement contemporaine et n’absorbait en elle, telle qu’elle se laisse décrire, les difficultés et paradoxes de l’expérience que la réflexion rencontre.
L’expérience naturelle est une expérience externe. Elle n’est pas externe parce que spatiale. Elle est spatiale parce qu’externe. La conscience du mode de donation des objectités elles-mêmes précède tous les autres modes de conscience qui se rapportent à elle. La donation des choses dans l’expérience externe est une donation par profils. Husserl dit: Abschattungen, ombres portées, projetées à partir de la chose. La chose se donne -c’est là son style- en donnant des vues d’elle-même, dont chacune appelle un point de vue. C’est de la chose qu’émane cette multitude points de vue, non du percevant, qui, lui, n’en a qu’un.
L’espace est la forme de simultanéité d’une infinité de points de vue susceptibles de se subroger l’un à l’autre. La chose se donne, en sa réserve, comme une réserve inépuisable -ce que n’est ni l’image, ni une surface figurée. Sa réserve ne consiste pas dans une somme ou dans un système de perspectives ou de tableaux, mais dans une profondeur qui émerge en chaque vue. A partir de ce que je vois ou touche, c’est à travers cette réserve, à travers cette profondeur, que j’ai accès aux parties cachées comme à d’autres entrées aussi réelles que les parties vues et leurs perspectives. Le cube lui-même est une profondeur volumique qu’il faut toutes les ressources de l’art, sculpture ou peinture, pour rendre directement sensible en simultanéité. Mais, hors de ces ressources exceptionnelles, j’ai l’expérience d’une telle profondeur dans et par mon corps.
Merleau-Ponty extrapole au monde entier la leçon charnelle de mon corps, celle qu’apporte avec soi son être-vu, -touché, -senti. Que m’apprend-il de lui-même? Je l’éprouve à la fois fermé sur soi et exposé au-dehors, mieux encore s’exposant à lui-même, s’éloignant au-dehors pour s’approcher du dedans, enveloppé et traversé par l’espace dans lequel il voit, touche et entend. Par lui et en lui j’ai vue sur un monde dans lequel je suis en vue de toutes parts. Je suis en vue dans ma chair. Et c’est parce qu’elle est chair que la chose aussi est en vue, qu’elle est visible. Ce qui dans la chose m’apparaît comme une donation par profils se présente en moi, dans ma corporéité, comme une donation à toutes faces; et c’est en cela précisément que cette donation est affine à celle de la chose. Considérée à partir d’elle-même, elle aussi se donne à toutes faces. A chacune de ces faces un voyant envisage la chose même et s’envisage à elle. C’est en ce sens qu’il sort de soi en elle, en demeurant à l’intérieur du même tissu charnel, même en tant que voyant …

Ici Merleau-Ponty touche au plus extrême: ou bien le moi, le regard est corporel jusqu’à la chair, ou bien c’est un incorporel au sens des Stoïciens. Bien que je sois sentant et que le chair du monde ne le soit pas, notre communauté de sensibles est plus radicale que cette différence. Il y a priorité de l’être vu sur le voir. Ma vue, mon corps, tout autant que le cube, font partie du sensible.
La réflexion qui les qualifie comme sujets de vision est cette même réflexion épaisse qui fait que je me touche touchant, i.e. que le même en moi est vu et voyant; je ne me vois pas même voyant, mais par empiétement j’achève mon corps visible, je prolonge mon être-vu au delà de mon être-visible, pour moi. Et c’est pour ma chair, mon corps de vision, qu’il peut y avoir le cube même qui ferme le circuit et achève mon être-vu. C’est donc finalement l’unité massive de l’Être comme englobant de moi et du cube, c’est l’Être sauvage non épuré, vertical, qui fait qu’il y a un cube.
Merleau-Ponty identifie l’être et l’étant au point de dire: il y a l’être. Quel contresens ce serait pourtant, quel retour en sens inverse de sa pensée, que de les définir ensemble comme un quoi constatable par empirie, comme une positivité acquise! Le sensible n’est pas l’étalage de l’être; il est sa manifestation: manifestation dans laquelle celui-ci ne cesse pas d’être ambigu et transcendant.
Cette ambiguïté et cette transcendance signifie la duplicité intime de l’être. Aucune chose donc ne demeure enveloppée dans son essence; chaque chose est en relation avec d’autres, voisines. Ce ne sont pas là deux états différents. L’essence de chaque chose est le rayonnement d’une profondeur de laquelle toutes tiennent l’être, de laquelle toutes, y compris mon corps, sont participées. Les analyses et les méditations de Merleau-Ponty, conduites au niveau du sentir, le ramènent toujours à cette évidence anté-prédicative: la relation de chose à chose est une relation de chair à chair. Elle a son paradigme dans le contact de mon corps avec lui-même: il se touche, il se voit. Et c’est par là qu’il est capable de toucher ou voir quelque chose, c’est-à-dire d’être ouvert à des choses en lesquelles (Malebranche) il lit ses modifications.
Mais ouverture c’est écart. Être ouvert à soi ce n’est pas s’atteindre, c’est au contraire s’échapper, s’ignorer; le soi en question est d’écart, qui donc ne cesse pas d’être caché ou latent . Cette ouverture éclatante-éclatée, fondant à la fois la proximité et l’écart, donne lieu à des oscillations qui retentissent dans le langage de Merleau-Ponty s’expliquant avec lui-même. D’une part corps sentant et corps senti sont le même. Immersion de l’être touché dans l’être touchant. D’autre part jamais dans l’expérience ils ne coïncident: ce que je vois de moi ce n’est jamais le voyant du moment.
Pour sortir de la contradiction il faut faire entrer l’expérience en elle-même, la résoudre à ce qu’elle est. Elle est ce que l’être est.
L’écart du touchant et du touché est l’écart du même. Ce même ne consiste pas dans une identité de pure coïncidence. L’écart, de son côté, n’est pas non-coïncidence dans l’altérité. Mais l’écart du touchant et du touché, qui sont le même, exprime l’autre dimension de ce même, que Merleau-Ponty formule sous deux formes qui s’explicitent mutuellement. Le touchant n’est jamais exactement le touché. Cela ne veut pas dire qu’ils coexistent dans l’esprit ou au niveau de là conscience: il faut quelque chose d’autre que le corps pour que la jonction se fasse; elle se fait dans l’intouchable. Cela d’autrui que je ne toucherai jamais … Et cela de moi que je ne toucherai pas davantage.
L’intouchable n’est pas un touchable inaccessible en fait, ni l’invisible n’est un visible hors de portée. L’expérience que j’ai du moi percevant ne va pas au delà d’une certaine imminence. Elle se termine dans l’invisible. Simplement cet invisible est son invisible.
Entre les deux il n’y a pas identité ni non-identité ou non-coïncidence, il y a dedans et dehors tournant l’un autour de l’autre. Nous disons que notre corps est un être à deux feuillets: d’un côté chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche. Cependant les métaphores, comme celle, saussurienne, de l’endroit et de l’envers, risquent d’égarer en objectivant l’inobjectivable; Merleau-Ponty s’exprime au plus près de sa pensée, au plus près de son expérience, quand il définit l’intouchable ou l’invisible comme le négatif absolument propre du touchable ou du visible.
Le négatif ici n’est pas un positif qui est ailleurs. C’est un vrai négatif; autrement dit un originaire de l’ailleurs, un selbst qui est un Autre, un Creux.
La chair réalise la réciprocité parfaite de la symbolisation et de la concrétion. La définition que Merleau-Ponty donne du symbole est la seule qui dévoile le secret de son essence, en indiquant le sens et le fondement de cette unité de puissance qu’il est. Tout étant, dit-il, peut être accentué comme un emblème de L’Être.
La constitution d’un symbole est fixation d’un caractère par investissement dans un étant de l’ouverture à l’être -qui, désormais, se fait jour à travers cet étant. Or la chair est l’étant universel dans lequel se fait jour universellement l’ouverture de l’Être à l’Être: elle est le lieu de la différence ontologique. Selon l’ontologie heideggerienne cette différence est l’écart absolu entre l’étant aveugle à son propre sens d’être et le décel de ce par quoi l’étant est, Merleau-Ponty introduit dans l’étant lui-même l’écart et la réversibilité du visible et de l’invisible. L’invisible est un équivalent du néant, qui pour Heidegger est le vrai nom de l’être, en ce qu’il est un non adressé à l’étant. Merleau-Ponty détermine la dimension d’être du monde et la mienne comme l’invisible d’un visible, qui n’est pas un autre que lui, mais l’autre de lui.
La philosophie de Merleau-Ponty dépend moins de ses analyses convergentes, que leur quotient de profondeur ne dépend d’une vue globale, ouverte à même son expérience, concrète et questionnante, de philosophe existant. Son affinité avec le monde (avec les choses, avec autrui, avec son propre passé et avec le passé du monde) est moins faite de liens que de fibres. Sa communication est de l’ordre du contact, sa vision est une palpation. Il éprouve sa participation au monde jusqu’à la consubstantialité, jusqu’à l’adualisme. Mais en même temps il est par excellence le philosophe de l’interrogation, laquelle veut l’écart. Quand il dit que nous sommes debout devant le monde dans un rapport d’embrassement, l’embrassement renvoie à la première situation mais la verticalité renvoie à la seconde. Il a du monde la certitude, anté-prédicative, d’en être. Mais voici la question aussi forte que cette certitude: comment puis-je à la fois en être et y être? Y être de telle façon que le monde aussi y soit? Car s’il y a le monde ce n’est pas dans le monde.
Sans doute est-ce là la situation liminaire et ek-statique sur l’écart de laquelle se produit l’ouverture, entre deux pôles adverses, de la première question philosophique. Parménide -dont Heidegger reprend la formule pour dire le miracle des miracles: à savoir que l’étant est- proclame que tout l’étant, même absent, est au regard de l’esprit simultanément présent: car tu ne couperas pas l’étant de son attache à l’étant ni pour le distribuer en tout mode, de toutes parts, selon l’ordre, ni pour le rassembler (fragment 4). Mais le fragment 16 déclare que la pensée est un plus. De même à l’un-tout du fragment d’Héraclite répond le fragment 108: la chose sage est séparée de tout. La question sous-jacente porte sur le comment de la révélation de l’être de l’étant, sur l’éclaircie où perce son éclat. Or la possibilité même de cette question enveloppe celle du questionnant: qui?
Merleau-Ponty répond: personne.
Je, vraiment, c’est personne, c’est l’anonyme; le Je dénomme, le dénommé Je est un objet. Le Je premier dont celui-ci est l’objectivation, c’est l’inconnu à qui tout est donné à voir ou à penser, à qui tout fait appel, devant qui … il y a quelque chose. C’est donc la négativité insaisissable, bien entendu, en personne, puisqu’elle n’est rien.
Le progrès de l’interrogation vers le sens n’est pas mouvement, du fondé vers le Grund. Le prétendu Grund est Abgrund. Mais l’abîme qu’on découvre ainsi n’est pas tel faute de fond, il est surgissement d’une négativité qui vient au monde
La négativité vient au monde. Cette expression est ambiguë, d’une ambiguïté essentielle. Elle signifie à la fois que la négativité advient au monde et qu’elle advient en lui. L’entrelacs est plus étroit encore: la négativité s’advient dans le monde et c’est en elle que le monde s’advient, qu’il devient capable de soi, qu’il est à la disposition de lui-même selon la dimension qu’elle constitue en lui. La pulpe sensible, mais non sentant, qu’est le monde a son propre négatif en elle qui constitue en elle la dimension de l’être-senti et de l’être-perçu.
L’esprit comme porteur de cet être c’est ce qui est nulle part, ce qui englobe tout où. Précédemment portée au compte de l’analyse réflexive, cette formule, s’éclairant soudain d’un autre sens, se trouve exprimer un moment décisif de la pensée de Merleau-Ponty. Ce lieu de nulle part n’est plus une place laissée vide par l’évacuation du sensible. Il est le creux inverse du visible, sans lequel il n’y aurait pas de visibilité -pas plus qu’il n’y a de musique sans le creux néant musicien. La phénoménologie dernière de Merleau-Ponty n’est authentiquement descriptive de la chair qu’en ce qu’elle y décèle ce qui précisément est la condition, intrinsèque à elle, de son décel à savoir le négatif. Négatif a deux sens principaux dont l’un se réfère à la négation et l’autre au néant. Il n’y a même pas à choisir. Seul le second est originaire. Le néant n’est rien de plus (ni rien de moins) que l’invisible. Le visible n’étant pas un positif objectif, l’invisible ne peut être une négation au sens logique.
II s’agit d’une négation-référence ou écart. Cette négation-référence est commune à tous les invisibles parce que le visible a été défini comme dimensionnalité de l’Être i.e. comme universel, et que donc tout ce qui n’en fait pas partie est nécessairement enveloppé en lui et n’est que modalité de la même transcendance.

Etre visible c’est apparaître. Mais cet apparaître n’est pas un apparaître à deux termes, de l’un à l’autre, ce qui ferait de l’apparition elle-même un troisième terme, et ramènerait à l’extériorité ternaire retenue par Hegel au début de la Phénoménologie de l’Esprit. L’apparaître est une simultanéité d’absence et de présence: c’est leur réversibilité qui est l’essence. L’écart est celui qu’apporte et emporte avec soi la transcendance immanente de l’apparaître. La chair ouvre en elle le champ où elle a lieu. Le où enveloppe tout parce qu’il est lui-même enveloppé et n’est que modalité de cette transcendance possible. La chair effectue sa propre transpossibilité ou, mieux, sa propre transpassibilité, c’est-à-dire la dimension même de son être sensible. Elle advient en sortant à soi, comme la profondeur d’une sculpture Khmer à même le rayonnement du visage: face éclairant à soi. De soi la surface n’est rien mais sans elle il n’y a pas de profondeur, faute de y où la chair puisse comme on disait encore dans la langue du XVIIéme siècle s’apparaître.
Tous les rapports du visible et de l’invisible convergent dans la primauté du percipi de sorte que le rapport qu’on pourrait penser premier de mon corps au monde est inversé: c’est par la chair du monde qu’on peut en fin de compte comprendre le corps propre. La chair du monde c’est de l’être-vu i.e. c’est un être qui est éminemment percipi et c’est par elle qu’on peut comprendre le percipere. La primauté du percipi est donc une loi de l’être et Merleau-Ponty définit le corps propre: ce perçu qu’est mon corps. C’est en tant que perçu par soi qu’il est percevant. C’est dire qu’avant d’être corps il est chair tenant à la chair du monde de laquelle il est participable.
L’élément de la chair exclut le solipsisme, qui est d’avance forclos. Il libère la question d’autrui de l’impasse où l’engage la réflexion qui pour légitimer la position d’autrui, la décompose en deux moments condamnés à ne jamais se rejoindre: autoposition d’un moi incomparable, souverain solitaire d’un monde égologique et reconnaissance d’autres moi et de leur monde, que je devrais reconnaître en sortant de moi, donc en perdant connaissance … Et reconnaissance. Husserl avait fait de la constitution d’autrui la clé de voûte de la constitution du monde et mis en pleine lumière son allure paradoxale:
C’est dans la sphère de ce qui appartient en propre de façon primordiale, à mon ego transcendantal que doit résider le fondement de la motivation pour la constitution de ces transcendances authentiques qui dépassent ce qui appartient en propre à l’ego, qui surgissent en tant qu’autres.
Pour Merleau-Ponty la question n’est pas au sens propre transcendantale. Il n’y a pas de constitution d’autrui. En-deçà de toute légitimation motivée, autrui est compris dans la profondeur du monde auquel j’ai ouverture. Si ce que je vois ou touche n’est pas seulement un monde privé mais un monde dont la visibilité anonyme m’habite, donc visible et palpable pour d’autres habités par la même visibilité, c’est que le propre du visible est d’être superficie d’une profondeur irrécusable: c’est ce qui fait qu’il peut être ouvert à d’autres visions que la nôtre.

Il n’y a pas de problème de l’alter ego, parce que ce n’est pas moi qui vois, pas lui qui voit, qu’une visibilité anonyme nous habite tous deux, une vision en général, en vertu de cette propriété primordiale qui appartient à la chair étant ici et maintenant, de rayonner partout et à jamais, étant individu, d’être aussi dimension et universel.
La réciprocité des voies ouvertes en elle tient la place qu’occupe dans la philosophie de Leibniz le rapport d’expression réciproque des perspectives sur le monde. Toutes les thèses leibniziennes sur la correspondance des monades: que chacune des vues du monde est un monde à part, que pourtant ce qui est particulier à l’un soit public à tous, que les monades soient entre elles et avec le monde dans un rapport d’expression, qu’elles se distinguent entre elles et de lui comme des perspectives, sont, dit-il, à conserver entièrement. Sauf à n’en plus situer la raison et l’origine en Dieu et à en faire la dimension de l’in der Welt Sein.
Ainsi il se confirme que le rapport au monde de Merleau-Ponty est avant tout de participation. En entendant le mot dans le sens de Szondi: celui de projection originaire. La dimension originaire du moi,dit Szondi est la participation. Elle est la fonction qui réalise toutes les intégrations entre soi et monde. Par cette opération qui transfère à l’autre toute la puissance dont le monde est seulement le répartiteur, l’autre devient les deux c’est-à-dire tout et par là tout puissant L’autre est lui et moi et le tout. En substituant au Dieu de Leibniz la chair du monde, prégnante de tous possibles, éclatant d’elle en elle, Merleau-Ponty lui reconnaît un statut matriciel et confère à l’être sauvage la passivité rayonnante du percipi.
L’exigeante méditation de Merleau-Ponty sur l’être du monde s’accompagne d’une méditation sur l’être du langage. Dans la Phénoménologie de la perception s’affirme cette conviction inébranlable que le langage n’est pas seulement un énoncé de significations, mais que parler c’est dire quelque chose … Quelque chose à quoi nous pouvons avoir directement accès dans l’expérience de cette conscience que nous sommes; c’est à elle que se mesurent toutes les significations du langage. Sans doute est-il vrai que le langage nomme à elles-mêmes les essences séparées et les objectivités idéales. Il les fait exister: c’est par la combinaison de mots que je fais l’attitude transcendantale, que je constitue la conscience constituante. Mais cette séparation des essences n’est qu’apparente puisque, par le langage, elle rejoint la vie anté-prédicative de la conscience.
Dans le silence de la conscience originaire on voit apparaître non seulement ce que veulent dire les mots mais encore ce que veulent dire les choses, le noyau de signification primaire autour duquel s’organisent les actes de dénomination et d’expression.
En définitive c’est l’expérience muette qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens. Mais qu’en est-il du langage dans une phénoménologie qui a cessé d’adopter la perspective de la conscience, et surtout quand l’expérience qu’elle décrit n’est pas seulement muette mais énigmatique?
Si l’Être est énigmatique quel dire le communiquera?
Il n’est plus question alors d’énoncer une thèse. La parole doit être parole pensante, parole et non pas langage. Le langage est langue appliquée tandis que la parole est la fondatrice de la langue. Elle a même originalité que l’être déclaré du monde. Toutefois plutôt qu’à l’éclat de cette déclaration, Merleau-Ponty s’attache à la dimension communicative de la parole. Elle vise autrui comme comportement … répond à autrui avant qu’il ait été compris comme psychisme, dans un affrontement qui repousse ou accepte ses paroles comme paroles, comme événements. Ce niveau du langage, où la parole est profération efficace, s’est conservé dans la langue chinoise. Le mot chinois, le monosyllabe, ne correspond pas à un concept, il n’est pas non plus un signe tenant sa fonction et sa valeur de sa position dans un système diacritique, mais comme le dit Marcel Granet il retient en lui toute l’énergie impérative de l’acte dont est l’emblème. Un emblème comporte un écart, cet écart, entre autres, qui fait que, les lacunes de l’autre n’étant jamais les miennes, sa parole proférée m’apparaît pleine de sens. Pas davantage ma propre parole n’est réglée par une signification dont je serais le maître absolu. Elle constitue en avant de moi un milieu de signification.

En avant de moi cela veut dire hors de ma possession. Le sujet parlant ne tient pas devant lui les paroles dites et comprises comme des objets de pensée ou des idéats. Il est en précession de lui-même dans la parole, comme il l’est dans le lieu auquel il tend, c’est-à-dire: il est un certain manque de tel ou tel signifiant, qui ne construit pas le Bild de ce dont il manque. Ce manque de la parole fait qu’elle n’est pas un dit mais un dire, tendu vers un à dire incontournable, irréductible à toute signification thématique, profond comme la chair.
La parole parlante implique dans son être même une inadéquation essentielle, qui fait sa vérité. Elle ne peut tenir l’être que si elle partage son énigme. Comme la persuasion silencieuse du monde est le seul moyen pour l’Être de se manifester sans devenir positivité il faudrait un silence qui enveloppe la parole. C’est là nous faire entendre que la parole est entre deux silences et que de l’un à l’autre elle ne l’abolit pas. Il est son horizon et sa profondeur. Ils sont réversibles comme le visible et l’invisible. Leur réversibilité est l’essence du dire.
Ce langage opérant qui vaut comme arme, comme action, comme offense et comme réduction, parce qu’il fait affleurer tous les rapports profonds du vécu où il s’est formé … est un thème absolument universel, il est le thème de la philosophie. Mais il est aussi son langage, transformé en lui-même par elle, dans la mesure où, par l’insistance de son interrogation sur soi, elle fait de cette profération une articulation. Ce langage-là qui ne peut se savoir que du dedans, par la pratique, est ouvert sur les choses, appelé par les voix du silence et continue un essai d’articulation qui est l’Être de tout être.

La philosophie existe sa parole, mais elle existe de la parole. C’est le sens ambigu du logos, dont la parole d’un philosophe est une manifestation spécifiée. Donner la parole au monde muet, cette tâche du poète, que dit Francis Ponge, est celle aussi du philosophe. Pour tous les deux les choses et les mots disent et se disent selon l’expression de Platon dans le Cratyle. Mais les mots ne signifient les choses à elles-mêmes que dans l’écart. En un sens la signification est toujours l’écart: ce que dit autrui me paraît plein de sens parce que ses lacunes ne sont jamais où sont les miennes. Cela vaut au regard du monde. Il y a toujours et partout une réserve d’écart, moment de cet écart universel qui fait la transcendance ambiguë de l’Être.
Le logos du monde n’est le logos de personne et le logos philosophique n’est pas une interprétation du monde par un homme ni par l’homme, mais une révélation de l’être en lui, à-même une passivité ouverte.
Il faut décrire le visible comme quelque chose qui se réalise à travers l’anthropologique … Le logos aussi comme se réalisant dans l’homme, mais nullement comme sa propriété.
Ces deux obligations convergent: le logos philosophique est le devenir visible de l’invisible. Cette apophansis qu’est le legein est une forme du phainesthai, de l’apparaître universel qui est la transcendance immanente de l’être. Elle est comme dit Platon dans le Sophiste un dêloun: une éclaircie déclarative.
L’intervention de la parole dans l’Être sauvage accomplit la visibilité de l’invisible.
Cy Twombly, photographies