En vertu du moment de sa négativité, de son abstraite singularisation, la matière se fractionne à l’encontre de son identité avec elle-même; c’est là la répulsion de la matière. Puisque les éléments de cette diversité sont une seule et même chose, tout aussi essentielle est l’unité négative de cet être-pour-soi qui est sur le mode de l’extériorité réciproque: la matière est, par conséquent, continue, c’est là son attraction. La matière est inséparablement les deux à la fois et une unité négative de ces moments, une singularité, mais -en tant qu’encore différente à l’égard de l’extériorité réciproque immédiate de la matière et que, pour cette raison, non encore posée elle-même comme matérielle- une singularité idéelle, un centre -la pesanteur.
Au demeurant, c’est seulement la matière pesante qui constitue la totalité et l’être réel à même lequel peut se rencontrer de l’attraction et de la répulsion: elle a en elle les moments idéels du concept, de la singularité ou subjectivité. C’est pourquoi ils ne sont pas à prendre comme étant subsistants-par-soi ou comme étant des forces pour eux-mêmes; la matière résulte d’eux seulement en tant qu’ils sont des moments du concept, mais elle est ce qui est présupposé pour qu’ils apparaissent en tant que phénomènes.
La pesanteur est à distinguer essentiellement de la simple attraction. Celle-ci n’est en somme que la suppression de l’extériorité réciproque et donne une simple continuité. Par contre la pesanteur est la réduction de la particularité qui, prise dans l’extériorité réciproque, est aussi bien continue à l’unité en tant que relation négative à soi, à la singularité, à la subjectivité une (toutefois encore totalement abstraite). Mais dans la sphère de la première immédiateté de la nature, la continuité qui est hors d’elle-même est encore posée comme ce qui subsiste; c’est seulement dans la sphère physique que commence la réflexion-en-soi matérielle. C’est pourquoi la singularité est assurément présente comme détermination de l’idée, mais ici hors de ce qui est matériel. La matière est ainsi en premier lieu, et de façon essentielle, pesante: ce n’est pas là une propriété extérieure, séparable d’elle. La pesanteur constitue la substantialité de la matière, celle-ci est le fait de tendre vers le centre, qui, toutefois, et c’est là l’autre détermination essentielle, tombe en-dehors d’elle. On peut dire que la matière est attirée vers le centre, c’est-à-dire que sa subsistance continue prise dans l’extériorité réciproque est niée; mais si on se représente le centre comme étant lui-même matériel, le fait d’attirer n’est que comme réciproque; il est en même temps le fait d’être attiré, et le centre est, à son tour quelque chose de différent d’eux. Mais le centre n’est pas à prendre comme matériel; car l’être matériel consiste précisément dans le fait de poser son centre hors de soi. Ce n’est pas ce centre, mais ce fait de tendre vers lui qui est immanent à la matière. La pesanteur est, pour ainsi dire, la confession de la nullité de l’être-hors-de-soi de la matière dans son être-pour-soi, de sa non-subsistance-par-soi, de sa contradiction. On peut aussi dire que la pesanteur est l’être-dans-soi de la matière, en ce sens que précisément dans la mesure où elle n’est pas encore, en elle-même, un centre, une subjectivité, elle est encore non déterminée, non développée, non ouverte, que la forme n’est pas encore matérielle.
Encyclopédie des sciences de la nature, II. La philosophie de la nature, 262, traduction Bourgeois, Vrin, pages 203-206
Comment définir la matière? Le commun estime le savoir. Naïveté, unilatéralisme … Abstraction. Car la matière est donnée certes, sur le mode de l’évidence, elle apparaît sur le mode de l’immédiateté sensible. Si elle est une dans son extension présente, son objectivité, elle est multiple dans la diversité de ses corps: elle est diverse. Il convient alors de ne plus la présenter, ou se la représenter comme un donné, mais comme un processus. Qui a des moments. La matière apparaît comme rationnelle en son être: ce qui se laisse déplier, penser. Hegel propose une reconstruction de l’idée de matière. La matière n’est pas seulement ce qui se constate, ce qui se sent. Il faut la faire parler, selon une logique -douloureuse nécessairement. Quelle est son défaut, sa douleur, qui la rend problématique à elle-même?
Une substance ne peut pas être sujet. Prendrai-je lourdement au sérieux la matière, dirai-je qu’elle forme les mondes, et qu’elle est seule au monde? Matérialisme insensé. Car elle est toujours autre chose qu’elle-même. Qu’est-ce qui est sujet en elle? En elle un désespoir interne: l’impossibilité de devenir un sujet.
Ses constituants sont des moments, qui n’ont de sens que dans leur unité: répulsion et attraction. Cette unité n’est pas le principe de la matière! C’en est un moment encore, le second moment. Le Principe devra donc être cherché à l’extérieur de l’Immédiat; tel sera le centre, la Pesanteur, la Gravité. Bien sûr, la Nature est l’Idée qui chute, qui s’objective. Mais ici la matière elle-même est dite souffrir d’une tension, d’un désir qui la pousse vers le Centre. Telle est la notion physique de Pesanteur, qui est l’objectivation de l’idée dans la matière.
Le lexique et l’entreprise d’explication sont logiques: la matière ne saurait se dire, être dite, matériellement; là est sa contradiction interne, sa douleur. La problématique de la matière n’est pas matérielle, et est faite de niveaux. La matière culmine au niveau du vivant, qui est un sujet matériel, la matière-sujet. Dans le texte on est encore au niveau de la pensée abstraite de la matière, dans lequel la matière surmontera sa lourdeur dans la lumière.
Donc: on délimite le concept de matière. Il s’avère contradictoire. On l’accompagne dans sa processualité jusqu’à son intelligibilité. Il ne s’agit pas bien sûr d’une étude de la Nature, mais d’une philosophie de la nature. La nature ne parle pas toute seule, la philosophie est nécessaire. La nature a un sens, une logique, elle souffre ne pas parvenir à se l’approprier, alors qu’elle y tend. Ainsi un boulet de canon lancé vers le ciel avec assez de puissance retomberait, mais sans cesse, comme si la terre s’incurvait.
La matière doute, ne cesse de douter de son principe. Où est le centre? La matière se fractionne, contre son identité à elle-même. Elle est déterminée par son négatif. C’est le négatif qui fait être, la négation n’est pas anéantissante! Du néant se produit l’Etre. La matière est un immédiat qui relève d’une singularisation abstraite: le moment par où démarre l’analyse est celui de la répulsion.
Abstrait signifie séparé. La singularisation signifie l’individuation. Un moment séparé de ses autres moments est abstrait. La philosophie est concrète, la pensée, l’art, la religion, sont abstraites. Concret n’est pas sensible, concrète est la chose qui contient tous ses moments.
Il y a donc répulsion de la matière à l’égard d’elle-même. Le privilège de la répulsion, qui est le point de départ, est qu’elle construit l’extension, la spatialité, res extensa. [Principia de Descartes, seconde partie]. La matière se diversifie en éléments individués et particularisés, elle sort hors de soi. Il n’y a donc pas de vide dans la res extensa: le vide quantique n’est pas le rien, il est traversé de fluctuations. Mais … elle tend seulement vers l’unité … : l’unité n’est que négative, ces éléments sont encore une seule et même chose. Res extensa: partes extra partes. La matière est discrète, faite de points, de pixels, de pointillés. L’unité et la continuité seront à placer du côté de l’attraction.
La matière est le Simple, elle est la totalité de ce qui est présenté. En elle, pas de vide, elle est pleine d’elle-même et elle est multiple. Tel est donc le problème. Le point d’étranglement est qu’elle n’est pas un sujet, alors en marche!
Le hégélianisme comme rhapsodie ou récit de voyage … Voir ici Adorno, Trois études sur Hegel. En marche vers la Maison, vers le Concret, grâce à la notion métaphysique d’attraction.
Une chose n’est ce qu’elle est qu’à la condition de se manifester. Etre ce qu’elle est signifie pour une chose posséder son essence. L’essence est donc extériorisation, manifestation. Et une manifestation ne saurait être que sensible.
Ainsi, contre Kant, tout le hégélianisme est-il le déroulement de la preuve ontologique: le concept est l’Etre, la Chose se pense, tel est le fond de la Chose, le fond des choses.
Le monde-là est le savoir absolu. Encore faut-il le savoir. La matière rejoint son lieu, Aristote l’a dit, mais dans le cosmos éclaté, il n’y a plus de vrai lieu matériel. Artaud, Van Gogh, Seurat, Signac, Schönberg et Mallarmé l’ont signifié à tous ceux qui travaillent beaucoup pour ne pas le savoir. Hegel le savait.
Les composants de la matière sont l’espace et le temps. Là, dans l’immédiat. Ce ne sont pas des formes a priori! Hegel reprend Newton par delà la Critique, néo-archaïsme à fonction ultra-moderne, car l’inséparabilité de l’espace-temps-matière est aussi bien quantique. La Realität est effective, sensible, sous notre nez -ce qui ne veut pas dire que nous la voyions toujours, une phénoménologie est donc nécessaire.
L’effectivité de la réalité est un travail, une efficience: un résultat. C’est la réalité réfléchie, comprise par le concept. Geste platonicien, travail de la Participation. Le sensible est lesté par l’idée. La matière est l’effectuation objectivée de l’idéalité, elle est l’idéalité dans le sensible. Les conditions kantiennes, espace et temps, se font Nature: elle se repèrent dans le couple répulsion-attraction, l’espace étant la continuité et le temps ce qui sépare.
La matière est donc expansion, seulement. Elle est une énergétique. Elle est distance sans condition temporelle. Elle se repousse et résiste à son extériorisation, elle est unité se repoussant elle-même. Se nécessitant elle-même! Elle est attraction et répulsion.
L’unité n’est pas matérielle. Elle est dans la matière ce qui n’est pas matériel. L’essence de la matière, sa manifestation, sa singularisation, n’est pas matérielle. Le concept de matière ne parvient pas à se trouver lui-même. Il le vise à travers l’idée de centre, mais rencontre l’obstacle de sa diversité, obstacle levé, relevé, dans la lumière. Là est la perfection du sensible. Ainsi la perfection de l’art est-elle la poésie, là où le langage dépasse l’opposition entre sujet et objet, se prend pour objet, se traverse. La poésie est le moins sensible de tous les arts, le plus lumineux. La lumière est matière, la moins matérielle des matières. Le photon n’a pas de masse. La vélocité extrême du rayon de lumière veut dire qu’il y au sommet de la matière un matériau qui ne rencontre pas d’obstacle.
Donc la matière comprise comme partes extra partes va aspirer à son centre, sans le maintenir et s’y maintenir. Hegel insiste sur la pesanteur, souligne les moments logiques indissociables de la matérialité. La matière est extériorité à soi: on trouve son principe au dedans de soi, et le principe de cohésion de la matière est extérieur aux corps, c’est la pesanteur. Voilà qui est irrelevable, malgré l’Attraction. Irrécupérable. Car l’Attraction est certes un principe de rassemblement, mais irréductiblement matériel; une somme, pas un tout. On reste dans le mécanique.
Or la raison est ce qui lie les éléments d’une totalité, c’est la façon dont une totalité s’organise, c’est la faculté du Tout. Elle se distingue de toute forme de mécanisme, ce que la troisième critique a établi définitivement. La physique mécanique ne peut être qu’un moment de la rationalité.
La matière donc attend. Elle reste dans un état de contradiction, quelque chose en elle reste suspendu. Telle est la matière dans son extériorisation à soi, éclatée dans l’espace. Si elle n’était pas éclatée, elle serait Point Singulier, ce qui serait tout aussi insatisfaisant. L’Attraction, est-ce la pesanteur? L’Attraction est la continuité de la matière, mais reste dans le cadre d’une unité négative. La répulsion est multiplicité l’attraction n’est pas l’Un.
Le texte est hanté par l’hénologie, mais hanté seulement. Hantologie ontologique. Certes la pesanteur est l’essence de la matière, mais l’immédiateté matérielle ne rejoint pas son essence. Elle la réfléchit obscurément. La pesanteur n’est pas une propriété de la matière mais sa substance. La matière tend vers une unité vraie, sue, subjective, mais le Centre n’est pas différent de la matière. En elle il est inexistant: la matière ne peut exhiber son centre.
Streben: désir, aspiration inaccomplie. La matière a la nostalgie, la saudade, de son unité. L’unité de la pesanteur est seulement un devoir-être, une ardente aspiration insatisfaite, un effort malheureux auquel éternellement est condamnée la matière. La matière ne s’atteint pas elle-même, ne se rejoint ni ne se touche. Elle ne peut être sujet: alors elle disparaîtrait.
Tristesse de la matière: elle veut se plaindre, on sent bien qu’elle est au bord des mots, elle ne les aura jamais. La folie est l’esprit collé à la nature, et qui n’est pas distingué d’elle. La psychose est la naturalisation de l’esprit, l’impossibilité d’une subjectivation. La matière cogne contre les murs. La nature sans cesse est ramenée à son immédiateté, à sa juxtaposition mécanique. Matériel est ce qui a son centre hors de soi.
Le centre n’a rien de matériel! Il n’est pas immanent à la matière, mais le fait de tendre vers lui est immanent à la matière. La matière n’est pas sujet, mais désir sans sujet. La nature a son propre hors d’elle-même. Le matérialisme ne saurait être une ontologie, le fondement de l’Être. La matière est un résultat sans conclusion, un cadavre, elle est une virtualité empêchée, qui apparaît dans la douleur. Insatisfaite, elle change d’état: du solide au gazeux.
Ainsi dans l’art symbolique la matière emmurait un sens. On ne saurait dire où est le signifiant et où le signifié … La pyramide fait signe vers l’intériorité d’un sens qui ne parvient pas à se délivrer, Pharaon ne ressuscitera pas dans son Egypte. Cette contradiction est l’essence même de la matière, centre qui s’échappe à lui-même. Mélancolie au sens de la psychose: on tape contre les murs, de ne pouvoir être un sujet. Si la vie est le mouvement intérieur, la matière a un principe extérieur à elle: inertie! Mécanisme! Elle aspire à son dépassement. Vers l’organisme. Finie est la matière, dans la mesure où la vie -le mouvement- lui est extérieure.
Qu’est-ce que l’infini? Le rapport non empêché. La liberté. Il ne saurait y en avoir une représentation cosmologique. Le concept est infini quand il ne rencontre pas d’obstacle dans son intelligibilité. Une idée, un être, n’est jamais seulement définissable par lui-même. Une totalité est infinie quand un élément n’est plus une limite pour un autre élément. Infini: le sens délivré.
Conclusion: ne pas laisser la matière aux savants. La physique doit-elle cesser d’être qualitative? La question n’est pas là. L’exact (ponctuel, déterminé) n’est pas vrai (universel). Que serait une science selon l’essence, et non selon le phénoménal?
A partir d’une lecture d’André Hirt
Et avec un prodigieux Fixeur de Lumière