À Saint-Nicolas-de-Macherin, la route perd son aimantation et glisse ailleurs, dans l’incertitude d’une vallée presque oubliée.
Quand le promeneur accepte de suivre le chemin ainsi détourné, qu’il s’y engage et c’est d’abord la fraîcheur d’un ruisseau qui le saisit tout entier. Il doit alors remonter son cours comme on remonte le temps, entrer dans une durée où passé et présent se confondent. Le paysage qu’il découvre baigne dans un silence et une lumière sans âge. Qui lui donnera la clé de l’enchantement?
Peut-être rêve-t-il les ombres qu’il aperçoit sur le chemin en contrebas … D’année en année, la vallée garde sa voix et son visage. Les champs portent la marque ancestrale de l’homme, le blé et l’orge épousent des lignes calmes. Près de la grange de pisé, le foin coupé sèche ses meules odorantes. Au bas des coteaux vivent les noyers austères, dans les jardins ensauvagés se lit la promesse des pommes et des cassis.
En hiver, les jours de neige rendent la vallée au silence, la soumettent aux tempêtes, à la bise froide des matins et des soirs. Sous la densité blanche se devine une autre architecture de nudité et d’épure. J’hésite sur la route devenue peau froide et glissante, je retourne au village qui aligne ses maisons chaudes sur l’autre versant.
Quand la route se met à monter, le promeneur ressent ce qui va lui être révélé. Le paysage respire autrement. Plus de ciel, plus d’espace. La vue se dégage, le vallon s’entrouvre, dans un vertige il voit au-dessous le val d’Ainan et ses petits villages. Il domine mille arpents, pris d’une jubilation à sentir la terre sous ses pieds, à porter le regard dans l’évasement et la trouée. Il éprouve la ferveur d’une lumière plus fine, plus intense. Elle a une autre texture que dans la vallée. Ici nulle lisière, elle règne volatile. Elle lui donne légèreté et confiance pour découvrir ce qui doit l’être: le panneau, presque effacé, qui indique Saint-Sixte-le-Lac.
Ce qui s’échappe parfois des êtres ou des lieux nous fait étreindre une vérité insoupçonnée. Pourquoi est-ce là, et non ailleurs, que je me sens vraiment de cette terre? Par quel miracle ce si petit lac me ramène-t-il à moi-même, à un savoir de la vie et de la mort? Car il m’est toujours apparu qu’il possédait un double visage, énigmatique et maternel, romantique et mortel, que je devais déchiffrer.
Saint-Sixte note pure, quelle voix pour faire entendre les ondes de ses eaux, nuits et jours sanctifiés d’étoiles, de vent et de lumière, renversement en tierce: terre, arbres, nuages réunis en un chant qui mêle, unique, visible et invisible en un reflet?
Mais le lieu demande beaucoup, le lieu demande silence, courage et temps. Il m’a appris patiemment la solitude et l’amour, la proximité incessante des vivants et des morts; des bêtes et des gens.
Pour entrer dans ses eaux, il faut vaincre la peur. Une pancarte avertit le promeneur: pêche et baignade interdites. La rumeur court, donnant les raisons de l’avertissement. Elle raconte la profondeur du lac et ses dangers: jamais les gens du pays ne s’y baignent. Il atteint, disent-ils, des fonds fabuleux, et, au milieu, il y a ce tourbillon qui aspire les nageurs, les attire vers ce siphon naturel permettant la transmigration des corps par un long corridor ténébreux jusqu’au lac bleu et chaud, lointain et hospitalier de Paladru.
On pense que les noyés descendent le courant à la vitesse des rapides pour se retrouver, des heures et des lieues après, dans ces flots calmes. Le lac a été de tout temps un grand receleur de cadavres. Un cheval, récemment, s’y est noyé, entraînant son cavalier. Les nazis y ont jeté les maquisards. Et bien avant encore, le cruel baron des Abrets en faisait la tombe de ses ennemis. Les poissons ont toujours eu de quoi se nourrir.
Un été, j’ai vu un pêcheur sortir de l’eau un poisson comme je n’en avais jamais vu. Un poisson énorme, aux yeux blancs et mornes, une carpe remontée du fond des âges pour venir mourir au jour. Elle semblait souffrir d’un mal très ancien. Sur sa peau moirée, presque lisse, coulait un lent filet de sang. Sa mâchoire impressionnante avalait l’air qui l’asphyxiait. Elle arrivait des profondeurs, gorgée de boue, de feuilles pourries, de vase et de cadavres, ce très obscur qui avait nourri sa chair jusqu’à lui donner cette obésité monstrueuse qui installa le silence et l’effroi. L’homme finit par la rendre aux eaux dont elle venait, et tous nous avons regardé dériver son grand ventre blanc qui disparut enfin sous les nénuphars et les joncs. Mais je n’ai jamais oublié cette coulée de larmes rouges sur la peau grise et le chagrin de son regard.
Plus tard, j’ai appris qu’il y avait, dans les profondeurs du lac, d’imprenables poissons, sans âge, prodigieux, puisque, pendant des années et des années, il n’y avait eu personne pour les empêcher de grossir, de vieillir. Et les jours d’été quand je me baigne dans les eaux vertes, si vite aveugles, un frisson me vient, et la nuit je rêve qu’un poisson aux yeux éteints entraîne mon corps sous les grandes algues tout au fond. Alors, malgré la douceur de l’eau, dans les fortes chaleurs de juillet, beaucoup hésitent et restent sur la rive, et seuls quelques-uns, dont je suis, se risquent à nager, le cœur battant. Puis oublient, tout au frémissement des arbres au-dessus, traînées de bleu, vaguelettes et dérive des herbes, des feuilles et des insectes passant au fil des heures flottantes. Ils s’éloignent du rivage, commençant leur brasse lente, laissant derrière eux les autres qui les regardent du petit pré en pente douce, peut-on l’appeler la plage, où le lavoir sans lavandières cache les écrevisses et les enfants.
Au milieu du lac, le regard s’attache à d’autres correspondances avec le royaume souterrain. Il découvre dans le pré, juste en face, le cimetière du village, avec les tombes encloses dans son grand mur qui empêche les morts de glisser dans les eaux tant la pente qui les abrite est raide. Il voit aussi les enfants jouer autour du monument qui occupe le centre de la plage, escaladant la grille pour égrener le nom des disparus de la Grande Guerre, puis discuter en riant, appuyés sur la pierre vouée au souvenir.
Et l’automne est là soudain, le lac respire autrement. La légère buée de son haleine se répand sur les berges, noyant les arbres, les roseaux et les prés d’une brume aussi enveloppante qu’une aile d’ange.
Je lis sur son visage voilé, tremblant, la fièvre du temps. La main du ciel étend sa grande paume sur lui, il n’y a plus de limite entre la terre et l’eau. Le lac devient ce miroir absolu où le monde trouve sa perfection, endroit et envers saisis ensemble. Les racines sortent du talus et du flot, l’arbre a deux troncs et deux feuillages qui se rejoignent pour ne faire qu’un. Il pare l’eau verte de flammes mûries et tendres qui dansent. Le blanc et gris de l’écorce et du nuage se mêlent.
Les jours de pluie tissent un rideau opaque que trouent des éclairs de lumière. Les mots s’en nourrissent, aussi inépuisables que le paysage. Quand un orage éclate dans les dernières chaleurs, les nénuphars ressemblent à des oiseaux tentant un envol impossible. Leurs larges feuilles retombent, rendues chaque fois à l’horizontale après la rafale. Beauté déchirante de ce frémissement entravé. Ils vivent leur vie de végétaux voués au terrestre, comme nous aspirant à l’ailleurs.
Certains jours de novembre, la brume devient brouillard, si épais que le lac perd ses formes, oublie tout reflet dans un manteau laineux. L’approche devient alors plus lente, on s’enfonce, pas à pas, dans l’illimité, chair profonde. On se découvre ensuite dans l’hiver, sévère réel, sur une terre ingrate et humide. Avant l’arrivée de la neige, le froid est sans grâce. Il suffit d’une nuit pour que la métamorphose s’opère, les yeux s’étoilent aux dessins du givre qui trace au pinceau les branches nues, le moindre brin d’herbe devenant signe, menu comme patte d’oiseau. Le lac gelé, livré entier à la blancheur, immobile, oublie le gris.
Un après-midi de janvier, j’ai assisté à l’effraction. Des hommes-grenouilles ont cassé la glace, ils ont disparu dans le profond des eaux, prisonniers sous la carapace. J’ai attendu longtemps devant le trou, sur la rive, je frissonnais dans le silence, le village semblait désert, j’étais seule. Je me demande encore si je n’ai pas rêvé. Quand je suis partie, ils n’étaient toujours pas ressortis. Qui étaient-ils et pourquoi avaient-ils plongé, en plein hiver, sous le lac? Peut-être y sont-ils encore, partageant le sommeil et les dieux des carpes centenaires.
Le printemps ne m’a pas renseignée. Les eaux ont retrouvé leur fluidité verte, le ciel sa transparence. Le regard est libre de se porter aux confins, de suivre le mouvement solitaire des collines qui s’en vont dans la lumière rosé des soirs. Je marche jusqu’au presbytère. Il a une terrasse où le vent fait son office. Il dégage l’horizon et on voit les montagnes qui se perdent vers Chambéry. Je prends la route qui s’élance vers le vivier des Chartreux.