On dit le massif de la Chartreuse, mais comme tout ce qui est massif, cette montagne dissimule des plis, troublants ou attirants, des replis d’inquiétude et des déplis lumineux, palpitation qui est aussi vibration de la lumière et présence de l’eau courante. De tous les blocs calcaires qui entourent les grandes chaînes des Alpes françaises, la Chartreuse est le plus compliqué, le plus secret, le plus spirituel, plein d’une humidité étrange et de failles ombreuses, hérissé d’aiguilles (Quaix), de dents (Crolle) et de lances (Malissard) qui dominent des ondulations herbeuses et d’immenses forêts.
En Chartreuse, les plis d’une âme imprécise épousent les plissements de la roche. Pourtant, l’imagerie habituellement paisible de la moyenne montagne est bien présente: sapins, falaises gris-argent, torrents, combes et pâturages, mais on soupçonne tout de suite, en Chartreuse, un sens plus profond, comme si une main immense avait froissé et refroissé la terre à cet endroit, réalisant une complication géologique propice à l’enfouissement des pensées et des choses, propice à un éloignement du monde dans une proximité évidente du ciel.
Vers la fin du onzième siècle, Hugues sentit que Bruno était en quête d’un lieu de retraite radicale, et c’est sans hésiter, mais lentement, au pas des chevaux et des mules, qu’il le conduisit au centre de ce massif. Depuis, à travers les siècles, palpite au cœur secret de ce cœur de roche, le battement monacal, tantôt sourd et tantôt cristallin. Et ce sont ces ondes de la solitude cartusienne, solitude qui ouvre sur un cosmos devenu immédiat, qui se propagent désormais dans tout le massif, d’un site à l’autre, à travers les failles, les strates, les fêlures et les sources.
Pour ce qu’on appelait la gloire de Dieu, il fallait ces plis du silence volontaire, ces plis des murs de pierre multipliés, ces plis de lourde étoffe blanche. Qu’est-ce que l’éternel présent d’un chartreux sinon une infinité de plis, de plis pris, de plis d’une absolue simplicité? Le couvent n’est qu’un repli de plus, dans la montagne avec laquelle il fait corps.
À la différence de beaucoup d’autres massifs, on ne traverse pas la Chartreuse, on n’en fait pas le tour, on n’épuise pas sa variété. Quelque chose d’un labyrinthe à plusieurs plans. On doit se contenter de viser tel site singulier, tel panorama, tel sommet, tel col, et de rejoindre cet endroit en s’insinuant entre pierres et forêts ou en longeant des guiers. C’est bien la pliure, la pliure de pliures, qui constitue le principe organisateur de toute cette montagne pourtant faiblement étendue, car en Chartreuse, tous les lieux sont proches, et en même temps séparés.
Un jour, plis mentaux selon plis minéraux, l’Arpenteur de Chartreuse découvrira que le véritable secret n’est que l’absence lumineuse de tout secret.
Pierre Péju, de l’excellent Guide Gallimard Chartreuse