On pourrait croire qu’Arendt développe une sorte de mythologie des commencements et qu’elle adhère à cette rhétorique du nouveau qui a caractérisé la modernité -ou plus exactement son auto-interprétation- dès son avènement. En effet, si flottantes et si diverses que soient les définitions de la modernité, on s’accorde au moins sur l’idée qu’elle se caractérise massivement par un mouvement d’arrachement au passé et à la tradition. On est en présence d’une volonté à la fois d’auto-fondation rationnelle et d’auto-institution politique: la société politique moderne, détachée de tout fondement divin, est fondée et constituée sur la volonté de ses membres. Arendt serait-elle alors un penseur de la rupture, un penseur du commencement ex nihilo et de la table rase adhérant -essentiellement par le biais de l’idée de révolution- à l’auto-interprétation de la modernité comme rupture et comme arrachement à la tradition?
Mais c’est une autre lecture d’Arendt -inverse- qui a souvent prévalu: celle d’une nostalgique de la cité grecque, puisant ses références dans un passé révolu -celui de la cité grecque et de la république romaine- une nostalgique passéiste et conservatrice déplorant qu’avec la modernité soit advenu le règne de la perte: perte du monde commun, perte en monde. En posant le déficit de sens propre à la modernité, en se référant à des modèles obsolètes, Arendt se serait révélée incapable de penser le contemporain, sinon sous les espèces d’un passéisme nostalgique: elle serait une sorte de décliniste avant la lettre.
Je voudrais m’inscrire en faux contre ces deux lectures et les renvoyer dos à dos. La première induit à une forme de radicalité qui n’est pas le fait de Hannah Arendt; comme si le commencement était synonyme de table rase. Et la seconde va dans le sens d’un conservatisme ou d’une pensée de la perte qui n’est pas davantage le fond de sa pensée, même si la question de la perte en monde dans la modernité est pour elle fondamentale.
Hannah Arendt, après avoir envisagé le terme extrême qu’est l’absence de sens où est tombée la politique en général et l’absence d’issue où viennent se fourvoyer les questions politiques particulières, réoriente son regard vers cette propriété de l’agir qu’est la faculté de commencer quelque chose de neuf, la capacité qu’ont les hommes de prendre l’initiative.
Le pouvoir-commencer réside dans le fait que chaque homme, pour autant qu’il est venu par naissance en un monde qui était là avant lui, et continue après lui, est lui-même un nouveau commencement.
Cette démarche emblématique se retrouve en bien d’autres endroits -en particulier à la fin du Système totalitaire où, après le constat de la désolation induite par les conditions du totalitarisme, Arendt en appelle au miracle du commencement dans les termes suivants:
Mais demeure aussi cette vérité que chaque fin dans l’histoire contient nécessairement; un nouveau commencement; ce commencement est la seule promesse, le seul « message » que la fin puisse jamais donner. Le commencement avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme; politiquement, il est identique à la liberté. Initium ut esset homo creatus est -pour qu’il y ait un commencement l’homme fut créé– dit saint Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance, il est en vérité, chaque homme.
À la lumière de la formule augustinienne (reprise du livre XII de la Cité de Dieu), Arendt avec la notion d’initium fait donc de l’homme un être d’initiative, un être qui inaugure, un commenceur, a beginner.
La politique (à savoir l’agir ensemble) et le commencement sont liés de façon consubstantielle. Le verbe archeîn a, en grec, deux significations: il signifie commencer, initier, entreprendre et aussi commander. Au départ, l’action à proprement parler n’est pas scindée en deux fonctions distinctes: elle est à la fois le moment du commencement et celui de l’entreprise (de la mise en œuvre, de l’achèvement auxquels plusieurs peuvent participer). Dans son principe, l’action n’est ni conceptuellement ni hiérarchiquement scindée: il y a une interdépendance originelle entre le novateur ou l’initiateur et ceux qui collaborent à l’entreprise.
C’est Platon, dans le Politique, qui creuse le fossé entre ces deux modes d’action et opère la distinction entre ceux qui commandent parce qu’ils savent et ceux qui exécutent sans savoir. Commencer et commander sont dès lors dissociés et inscrits -par la tradition majeure de la philosophie politique occidentale dans la relation commandement-obéissance. Or, selon Arendt, penser la politique, penser le rapport politique, ce n’est pas d’abord penser le rapport commandement-obéissance, le pouvoir sur, mais le pouvoir avec, en rapport avec le concept fondateur de pluralité humaine. Arendt prend donc à contre-pied l’orientation majeure de la philosophie politique, laquelle s’est constituée en oblitérant le commencement auquel elle a substitué le commandement.
Cette conception arendtienne de l’action est liée à la pluralité (ce sont les hommes qui agissent au pluriel et non pas l’homme au singulier) et ontologiquement étayée sur l’idée que la condition humaine est une condition de natalité: la vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer à neuf, faculté qui est inhérente à l’action, comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover.
Il faut ici se garder d’un certain nombre de confusions. Cette seconde naissance n’est pas d’ordre biologique, s’il est vrai que le biologique n’évacue pas le schéma causal, c’est-à-dire la détermination par l’hérédité. Arendt ne se règle pas davantage sur un schéma vitaliste qui inscrirait la vie du vivant dans une continuité. Pas plus qu’elle ne s’inscrit dans la problématique du libre-arbitre, liée pour elle à l’illusion de la souveraineté: dans la problématique du libre-arbitre, la liberté n’est pas faculté de commencement, mais pouvoir de choix devant des déterminations non déterminantes. Quels sont alors les enjeux essentiels de cette thématique de la natalité? Ils peuvent être analysés à trois niveaux.
1. Au niveau épistémologique d’abord la condition humaine de natalité confronte l’agir humain à l’épreuve de l’immaîtrisable et induit une rupture avec le schéma causal qui abolit l’excès de la nouveauté en l’enfermant dans le schéma déductif. La notion même d’événement est liée à la possibilité de l’inédit, à l’interruption des automatismes dans l’enchaînement des probabilités. Un événement n’est pas réductible à l’ensemble de ses déterminations causales: s’il éclaire son propre passé, il ne peut en être déduit. Il est sous-tendu par la capacité de l’homme à réaliser l’inattendu ou l’infiniment improbable.
2. Au niveau d’une anthropologie philosophique: ce thème de la natalité, de la naissance, est cher à une certaine orientation phénoménologique qui pense la question de la finitude à partir de la naissance et non dans la perspective heideggerienne de l’être-pour-la mort. Merleau-Ponty, dès La Phénoménologie de la perception, insiste sur l’idée que la naissance n’est pas un fait, mais une institution, c’est-à-dire une nouvelle puissance de signifier capable de s’investir dans un monde qui nous a été donné en partage. Car un être qui est né est donné à lui-même, il dispose d’un acquis: mais ce donné est toujours en deçà de l’existence dans laquelle il va s’engager. L’événement de la naissance ne détermine pas l’avenir comme une cause détermine ses effets: il ouvre une situation dont le dénouement est indéterminé. Une nouvelle histoire, brève ou longue, vient d’être fondée, un nouveau registre est ouvert.
3 D’où les implications au niveau de la pensée politique: cette thématique de la natalité et du commencement engage -comme l’indique la formule que j’ai tout à l’heure citée -chaque homme, pour autant qu’il est venu par naissance en un monde qui était là avant lui et continue après lui, est lui-même un nouveau commencement- la question du temps (de la durée publique) et pas seulement la question de l’espace public, à savoir de la permanence du monde commun.
En effet, si l’on considère le primat de la praxis (l’agir) sur la poièsis (fabrication), toute la difficulté est que l’action qui nous insère dans le monde n’a d’autre validation que son propre apparaître. Ne laissant derrière elle -comme le savaient déjà les Grecs- aucun produit fabriqué (comme la poièsis), s’engageant dans un tissu de relations qu’elle ne maîtrise pas, l’action est éminemment fragile, ses résultats sont imprévisibles et ne peuvent être défaits. En cela réside la triple frustration de l’action: résultats imprévisibles, processus irréversibles, auteurs anonymes. Le paradoxe est donc que l’activité à travers laquelle les hommes éprouvent au plus haut degré leur humanité est aussi la plus précaire et la plus menacée.
À considérer cette idée d’un agir-ensemble dans un espace où les hommes s’apparaissent les uns aux autres, elle est liée à la spatialité et au primat du visible: en effet, si le pouvoir appartient à un groupe et continue de lui appartenir tant que ce groupe n’est pas divisé ou ne se dissout pas, il suit de là que lorsque les hommes cessent d’agir ensemble, le pouvoir disparaît. Il lie et dé-lie les hommes dans l’espace. Son caractère volatil, son évanescence demandent alors à être stabilisés: car l’espace de l’apparaître non seulement ne survit pas à l’actualité du mouvement qui l’a fait naître, mais lui-même disparaît quand cesse l’activité elle-même. Comment stabiliser cette sorte d’actualité pure?
Arendt, on le sait, refuse que cette stabilisation prenne la forme d’une dégradation de l’agir en faire: comme si la fabrication solidifiée pouvait seule remédier à l’incurable fragilité de l’agir. La volonté de construire l’action sur le modèle de la fabrication est, de sa part, l’objet d’une critique incessante. Il faudra donc objectiver autrement la permanence de l’entreprise politique. D’où l’idée que le partage de l’action plurielle dans le monde commun ne demande pas seulement à être expérimenté dans l’espace (partout où vous irez, disaient en substance les Grecs, vous serez une cité), mais éprouvé dans la durée: c’est là qu’intervient précisément la dimension temporelle qui amène Arendt à mettre l’accent -à côté de la déclinaison grecque- sur la déclinaison romaine du commencement avec le concept de fondation et la problématique de l’autorité. Car l’autorité n’assure pas tant la réification ou la solidification du monde que la transmission de ses expériences.
Le souci du monde commun, c’est aussi celui de sa pérennité: non pas au sens d’une stabilité, d’une inchangeabilité ou d’une immuabilité de ses contenus mais à travers sa générativité: sa capacité à être transmis par ou à travers des expériences.
L’inter-esse, ce n’est pas seulement l’espace intermédiaire qui -simultanément- rassemble et sépare les hommes, c’est aussi la durée qui les relie et les délie, les unit et les autonomise. Le privilège accordé par Arendt aux Romains, qualifiés de peuple politique par excellence, tient donc à l’institution de cette durée publique que les Grecs avaient, selon elle, ignorée. Même si la polis était aussi cette mémoire organisée qui promettait aux acteurs mortels que leur existence fugace laisserait une trace, même si les Grecs ont ainsi pensé la conjonction du fragile et du perdurable, ce sont les Romains qui, à en croire Arendt, ont élaboré -à la fois conceptuellement et dans leurs expériences politiques- la durabilité du monde commun. Le caractère sacré de la fondation entraîne l’obligation pour les générations futures de s’engager dans l’existence politique, ce qui revient à la fois à conserver la fondation de la cité et à commencer quelque chose dans le monde.
La fondation est en l’occurrence ce toujours déjà là qui lie en arrière ceux à qui est donnée par là même la possibilité d’innover. Il n’est donc pas illégitime de soutenir que la vocation politique des Romains fut de nommer les vivants dans la relation avec les morts, de nourrir la vie des vivants de l’auctoritas de ceux qui ne sont plus. Mais ce passé où l’autorité puise sa source est un passé in- ou a-temporel: c’est l’acte même de fonder qui, par son énergie perdurante, sécrète pour ainsi dire sa propre permanence.
À la déclinaison grecque du commencement, il faut donc ajouter la déclinaison romaine qui installe -à côté de la détermination spatiale, à côté de la thématique de l’espace public- la dimension temporelle de la politique: la question de la durée publique et pas seulement celle de l’espace public. Cette idée est, par exemple, thématisée par Arendt à travers la question de la loi dans Qu’est-ce que la politique? Le pacte et l’alliance qui ont une origine romaine créent entre les ennemis d’hier un nouveau monde ou, plus précisément, garantissent la continuité d’un nouveau monde qui leur est commun, ils engagent un lien durable.
Le problème des Modernes est alors le suivant: la rupture avec la tradition est effectivement consommée et le miracle de la permanence, autrefois assuré par la triade romaine tradition-religion-autorité, n’est plus opératoire. Mais la question de la durabilité du monde commun au sein duquel nous vivons reste toujours une question cruciale. Que la modernité ait opéré une rupture radicale avec la tradition au sens usuel du terme, que les expériences contemporaines (et notamment l’expérience totalitaire) aient mis en évidence la ruine de nos catégories de pensée et de nos critères de jugement, est un fait irréfutable, mais c’est précisément ce point de rupture qui fait que nous n’avons d’autre chance que de prendre un nouveau départ. L’incapacité à s’en remettre à la tradition ou même à prendre appui sur elle n’interdit pas à un être qui a le pouvoir de rompre avec le schéma causal de commencer quelque chose de nouveau. Mais on ne peut envisager cette perspective que dans l’horizon d’un monde commun qui nous préexiste et qui nous survivra.
Pour comprendre comment Arendt maintient -après les ruptures de la modernité- la thématique de la permanence du monde commun (le monde qui nous préexiste et qui nous survivra), il faut d’abord souligner que le passé ne coïncide pas avec la tradition, il n’est pas seulement le passé de la tradition.
Si la tradition entraîne les générations successives dans le caractère prédéterminé du passé, sa déshérence n’entraîne pas la perte de la capacité à rouvrir un passé d’une fraîcheur inattendue et pour lequel personne n’a encore eu d’oreilles. Il s’agit donc de rouvrir un passé qui ne coïncide pas avec la tradition (au sens conservatoire du terme), ou encore d’être à l’écoute des significations ouvertes qui appellent, aujourd’hui encore, à l’invention de l’inédit.
Arendt prend ainsi le contre-pied de l’analyse de Marx (dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte), pour qui les Révolutionnaires ont fait un usage parodique du passé gréco-romain: ils ont joué leur histoire travestis en Romains.
Telle était selon lui la condition d’une création historique qui se dissimulait à elle-même en tant que création, l’identification avec les héros de l’Antiquité étant le passage obligé par lequel devait s’instaurer la société bourgeoise moderne.
Au moment même où les hommes paraissent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, ils évoquent anxieusement les esprits du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants.
C’est la thématique de l’imitation du modèle qui régit le rapport que les hommes de la Révolution entretiennent avec les héros de l’Antiquité. Tout autre est l’interprétation de Hannah Arendt: elle ne fait pas de l’exemplarité du passé antique le symptôme d’une ruse de la mémoire. Car, précisément, l’exemple n’est pas le modèle. Si le passé antique est révélant, c’est qu’il ravive une expérience familière aux Anciens mais recouverte et oblitérée. Le geste des révolutionnaires n’est donc pas un geste répétitif qui prendrait appui sur les lambeaux ou les vestiges de la tradition. Les hommes de la révolution s’autorisent d’un héritage à réinvestir: le trésor perdu de la liberté qu’aucun testament n’aura légué à l’avenir.
La disparition de la tradition dans le monde moderne n’implique pas l’oubli du passé, contrairement à ce que voudraient nous faire croire ceux qui croient en la tradition d’un côté, et ceux qui croient au progrès de l’autre. Que les premiers le déplorent et que les seconds s’en félicitent ne change rien à l’affaire: ils campent sur des positions inversement symétriques. Ils ne voient pas que la chaîne qui lie entre elles les générations successives est à la fois un fil conducteur (des balises, des repères, des poteaux indicateurs) et ce qui rive les hommes à un aspect prédéterminé du passé. L’exemplarité des Anciens n’était pas le rappel d’un immémorial. Elle traduisait au contraire cette extraordinaire capacité à considérer ce qui datait d’hier avec les yeux des siècles à venir.
Myriam Revault d’Allones, Esprit
Jaspers Johns