Un Orphée prolétaire

Cette publication [Opuscules et lettres de Gabriel Gauny, Presses universitaires de Vincennes, 1983] met à jour un problème négligé, celui du rôle de la philosophie dans la définition de l’expérience ouvrière et plus particulièrement celui des formes philosophiques et religieuses liées à la tradition illuministe.

Les raisons de cette négligence sont assez claires: ces composantes philosophiques et religieuses de la pensée ouvrière sont naturellement suspectes à une tradition socialiste portée à voir dans la parole et la protestation ouvrières la conséquence nette et logique des conditions de l’exploitation, des traditions de métier, de l’organisation ou de la conscience de classe. On n’aime guère à voir la culture classique ou la spéculation métaphysique se mêler à la supposée simplicité de la culture populaire, surtout quand cette métaphysique répond assez peu à ce qu’on juge être la philosophie lucidement matérialiste de l’expérience ouvrière du monde.

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Bonnassieux, P.S. Ballanche

Le marxisme n’a pas peu contribué, directement ou par contrecoup, à accentuer ce rejet. On sait comment il a voulu privilégier la conscience de classe d’un mouvement ouvrier délivré des idéologies petites bourgeoises. De leur côté les opposants -réformistes ou anarchistes- à l’importation marxiste ont volontiers retourné le compliment en opposant les formes authentiques d’une démocratie industrielle ou d’une civilisation des producteurs, ancrées dans la culture ouvrière à la métaphysique allemande et à la démagogie politicienne du marxisme.
D’autres, liés aux milieux mutualistes et coopératistes, gardiens de la tradition socialiste française, ont revendiqué nos grands utopistes comme inventeurs d’une tradition expérimentale du socialisme (on pense en particulier à Prudhommeaux, héritier de Godin, lui-même héritier d’un certain fouriérisme). Mais leurs travaux ne se sont guère attachés à élucider les raisons de l’adhésion de militants ou de groupes ouvriers aux mouvements utopiques. Une certaine harmonie, comme pré-établie, entre les livres des grands noms -Saint-Simon, Fourier, Proudhon- et les pratiques de lutte, d’organisation et d’expression ouvrière ont généralement recouvert la question de la circulation philosophique et culturelle qui soutient la formation du militantisme ouvrier.

Derrière les grands noms, il faut retrouver les noms de théoriciens plus obscurs mais souvent plus efficaces pour faire circuler des idées et transformer des existences: Ballanche, cité par L’Écho de la Fabrique des tisserands lyonnais, comme par le gardien du temple saint-simonien de Ménilmontant, et dont la philosophie de l’histoire et de la religion a rendus assimilables les principes de la nouvelle religion saint-simonienne; Jacotot, qui eut le fils du tonnelier Cabet pour élève, et dont les idées d’émancipation intellectuelle par l’auto-éducation, prolongeant dans la France de 1830 certaines expériences de la France révolutionnaire, ont préparé le terrain à toute une pensée de l’auto-émancipation; Gleizes dont le combat contre le meurtre des animaux se prolonge loin dans la tradition végétarienne puis écologiste; Louis de Tourreil, fondateur de la religion fusionnienne, mais aussi initiateur avec des coreligionnaires ouvriers comme le tisseur Gardèche ou le tailleur Wahry d’une pionnière Union des associations …

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Corot, Agar dans le désert, détail

… Et bien d’autres, plus obscurs encore, dont les leçons mêlées de philologie ou de médecine, de minéralogie ou d’art poétique conduisent les plus doués et les plus inquiets du prolétariat vers les milieux de l’effervescence intellectuelle et politique, sur les chemins d’une émancipation qui n’est collective et politique que pour autant qu’elle est aussi individuelle et culturelle.

Ferments d’une culture parallèle plutôt que populaire au sens restreint que l’on donne généralement à cet adjectif. Culture passant par des circuits différents de ceux de l’enseignement scolaire et de la grande culture: par les lectures de hasard dans les volumes dépareillés d’une science et d’une littérature que la culture savante a reléguées à l’éventaire des bouquinistes; mais aussi par les mille formes de l’enseignement parallèle et de la transmission orale.

Dans ces cours du soir que le graveur Fugère, fouriériste actif organise à l’intention de ses ouvriers, et où Nodier, dit-on, malgré sa répugnance pour l’instruction du peuple, aurait amené son ami Ballanche; dans ces leçons particulières que le savant grammairien Andrieu, au Havre, donne à l’ébéniste Hamel, futur fouriériste dissident et infatigable publiciste de 1848, ou au tailleur Hilbey, futur poète et polémiste redoutable; dans les enseignements que dispensent des médecins qui, comme Ange Guépin à Nantes, apportent les idées nouvelles partout où ils vont donner leurs soins; dans ceux des piétons de l’Idée qui sillonnent la France, comme le saint-simonien Terson ou le fouriériste Journet -plus modestement encore dans la science botanique du vieux royaliste qui emmène en promenade le petit Gauny ou de l’ancien régicide qui instruit le petit Ponty.

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Chassériau, Joseph vendu par ses frères

Cet apprentissage culturel communique volontiers avec l’acquisition de savoirs et de pratiques dissidents, notamment dans le domaine des médecines parallèles: homéopathie, propagée par des saint-simoniens savants d’origine comme le médecin Léon Simon, ou par des prolétaires reconvertis comme Laffitte, et volontiers célébrée, face à la barbarie hospitalière, comme la médecine douce aux pauvres; thérapeutique raspailliste, qui ne contribuera pas peu à la popularité de l’illustre chimiste, et transforme en médecins du peuple des ouvriers comme le canut et futur député Sébastien Commissaire; phrénologie et magnétisme, adoptés aussi bien par le fouriériste Confais, pionnier de l’association des ouvriers peintres, que par l’orfèvre icarien Gentil ou par Gauny lui-même, apparemment assez versé en la matière pour que nous trouvions dans sa correspondance une demande d’intervention et une lettre de remerciements, adressée par un curé de province au docteur Gauny. Ainsi ce n’est pas seulement la pensée de Gauny, mais c’est l’ensemble des démarches donnant au collectif ouvrier un visage et une voix qu’il faut replacer dans l’horizon de cette culture et de cette métaphysique.

Métaphysique assurément peu matérialiste. Dans l’optique des révoltés de ce temps le matérialisme est la philosophie de l’ordre existant, la religion des adorateurs satisfaits de Baal. La religiosité dont se teignent les attitudes et les écrits ouvriers n’est pas simple imprégnation de l’air du temps romantique. Elle est aussi revendication d’une existence autre que celle qui est définie par le cercle de la nécessité matérielle, opposition à cette résignation qu’imposent au travailleur deux voies opposées mais convergentes: le pessimisme de la religion du péché originel, mais aussi l’optimisme voltairien d’un progrès des élites dont les manœuvres n’ont pas à se mêler.

La présence d’un certain nombre de thèmes illuministes -voire théosophiques- dans la pensée des révoltés de ce temps témoigne de ce double rapport infiniment plus complexe que le millénarisme invoqué par une certaine paresse de l’explication historique. Les thèmes théosophiques qui ont souvent servi d’auxiliaires à l’obscurantisme assailli par les philosophies de la raison et du progrès ont aussi joué le rôle de version populaire des Lumières, opposée communément à la religion de la condamnation et à la science des doctes.

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Jean Huber, Voltaire malade sonne un domestique

Ainsi l’idée de la palingénésie des âmes qui semblait d’abord opposer à l’idée du progrès l’image d’un perpétuel recommencement enraciné dans le fatalisme oriental change-t-elle de signification à mesure que le progrès des forces productives devient la religion des satisfaits de l’ordre bourgeois et censitaire. A ce progrès qui est aussi celui de l’égoïsme exploiteur, elle va opposer la vision d’une marche en avant qui lie le perfectionnement des individus et la solidarité collective, l’avancée démocratique et l’effort méritocratique.

[Le bel article Théosophes de l’Encyclopédie montre Diderot sensible à cet aspect non conformiste. Mais Diderot parle de théoriciens du passé (Paracelse, Van Helmont …). Sur les formes révolutionnaires de l’illuminisme, on se reportera à l’ouvrage fondamental d’Auguste Viatte, Les Sources occultes du romantisme, Paris, 1928. Pour mesurer l’impact de ces thèmes sur les esprits les plus pratiques, on se rappellera l’intérêt de Godin pour Swedenborg et les spéculations de Blanqui sur L’Éternité par les astres]

Le penseur qui résume cette transformation de la palingénésie en doctrine de progrès est Ballanche. Sa Palingénésie sociale, publiée en 1828, a profondément marqué Gauny, comme elle a marqué toute la pensée et la culture du temps. C’est de Ballanche que Gauny tire ces notions d’expiation, d’épreuve et d’initiation qui reviennent comme des leitmotive dans sa correspondance. Par ce thème de l’épreuve imposée aux âmes, Ballanche a retourné la pensée contre-révolutionnaire de l’expiation, dont Joseph De Maistre avait été le héraut.

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Chassériau, Mazeppa

L’épreuve est libération du passé, condition de l’initiation. La vision théosophique rejoint alors la foi rationnelle dans la perfectibilité du genre humain et son éducation par révélations successives, telle que Lessing en avait donné la formule. Mais, dans l’élévation des individus et de la collectivité vers la révélation dernière, deux principes s’affrontent. Et le principe de progrès porte un nom nouveau.

Il s’appelle chez Ballanche le principe plébéien: J’ai cru que je devais faire Orphée plébéien par choix; il fallait bien moraliser ma fable par la sanction de la volonté. Le plébéien seul peut avoir les sympathies générales de l’humanité … Le plébéien, c’est l’homme même.

En 1847 un de ses disciples, Pezzani, le rappellera : L’histoire de tous les peuples civilisés présente la lutte constante des plébéiens contre les patriciens [Exposé d’un nouveau système philosophique, Lyon, 1847]. Difficile, en lisant cette formule, de ne pas évoquer le début d’un Manifeste contemporain promis à un plus vaste retentissement.

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Corot

Mais autant peut-être que celle vision dualiste de l’histoire comptent deux conséquences importantes qui se tirent de l’idée palingénésique. C’est tout d’abord le lien entre le progrès de tous et le perfectionnement individuel.
L’Épreuve est un moyen pour chaque âme de se dépouiller peu à peu de la matérialité héritée du poids et des fautes des existences antérieures. L’âme s’efforce d’imposer au corps un cachet, une forme typique correspondant à son ascension dans le cycle des initiations. Sur ce point les formules de Gauny sont très proches de celle d’un commentateur de Ballanche comme Pezzani. Mais l’épreuve est en même temps progrès dans la solidarité, mouvement par lequel les âmes cherchent à se reconnaître et s’avancent ensemble vers les sommets de la révélation. Ce fluide vital par lequel l’âme impose au corps sa forme est aussi celui par lequel s’opère un lien de sympathie, transgressant l’isolement des atomes égoïstes de la société bourgeoise tout comme la différence des rangs. Le Perfectionnement de chacun s’accompagne nécessairement de l’expansion de son être. Cette pensée de la transformation définit la plus radicale des exigences militantes puisqu’elle ne peut pas plus se fondre dans l’anonyme action du collectif que s’arrêter aux limites d’une existence: ceux que nous n’aurons pas transformé dans cette existence, nous les retrouverons dans la mort et la vie pour nous désoler d’ignorance et de domination.

L’autre conséquence, qui domine la démarche du menuisier jusque dans les détails les plus infimes de son organisation domestique est celle-ci: chaque âme est ouvrière de son corps. Ainsi, écrit Pezzani: L’âme, suivant qu’elle est plus ou moins parfaite, impose une manière d’être de même ordre à la matière qu’elle vient animer -elle attache au corps qu’elle anime un cachet d’intellectualité de plus en plus distinctif et absorbant si elle a persévéré dans le bien.

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Chassériau, Les deux Soeurs

Il revenait au menuisier de transformer cette pensée en un extraordinaire défi: il est possible de transformer un corps d’ouvrier, marqué par les fureurs du travail et les abrutissements de la fatigue, en corps de philosophe, exhibant les marques du libre loisir de la pensée. Tel est le principe de l’Économie cénobitique: il faut plier le corps ouvrier aux exigences d’une libération intégrale, lui donner un mode de travail, une nourriture, un vêtement ou un éclairage entièrement appropriés à ces fins d’émancipation de l’âme qui rejoignent celles de la solidarité des êtres en marche vers le bien. L’âme initiée doit se forger un corps d’athlète de l’émancipation et elle doit faire de chacune des démarches matérielles de ce corps -les courses alimentaires ou la recherche du travail par exemple- une occasion de faire circuler l’électricité de l’émancipation collective.

A ce point, l’influence de Ballanche est relayée par celle de Gleizes, auteur en 1821 d’une Thalysie qu’il développe en 1840-1842 aux dimensions d’un ouvrage en trois gros volumes, longue démonstration d’une seule thèse: le meurtre des animaux, c’est-à-dire l’alimentation carnivorique est un crime contre la nature qui se paie de l’affaiblissement des facultés vitales et intellectuelles. L’homme en mangeant l’animal qu’il a tué renferme la mort dans son sein. L’usage de leur chair est la cause prochaine de sa laideur, de ses maladies et de la courte durée de son existence. Au contraire, l’alimentation végétale a donné leur force aux grands athlètes de l’antiquité comme Milon de Crotone, et leur intelligence à une pléiade de grands penseurs, de Pythagore à Byron en passant par Platon, Abélard, Bacon, Gassendi, Locke, Newton et beaucoup d’autres.

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Corot

Dans l’Économie cénobitique, Gauny consacre plusieurs pages au meurtre des animaux. Mais surtout il tire de Gleizes cette vision qui unit la morale à une métaphysique et à une esthétique: idée de la diaiteia, du régime de la vie libre, qui, associée à la pensée de l’ascèse, de l’exercice de la pensée émancipée, excède de loin la prudence hygiénique pour s’identifier au pouvoir repris sur les forces matérielles, victimes et complices du monde de l’oppression.

Suivons donc le menuisier dans ses parcours à travers les siècles, ses promenades aux bords de l’Illissus ou ses conversations à l’ombre du Portique. Suivons-le dans les vastes avenues de cette ville-univers de l’avenir nommée Libérie, au bord de ces fontaines, sur les marches de ces temples où des libertés se croisent, s’échangent, s’électrisent.

Les plaisirs divins, écrit-il en tête d’un de ses chapitres. Jamais peut-être la passion de la liberté n’est venue de si loin nous frapper d’accents plus singuliers. Jamais homme du peuple n’a revendiqué avec plus de sereine inconvenance les plaisirs pour lesquels il est entendu que ses semblables ne sont point nés. Plus tard telle ou telle fraction ouvrière ou socialiste pourra reprendre au compte de sa collectivité tel ou tel des partis pris que le menuisier énonce pour son compte et pour celui de tous. L’écologie, le végétarisme, l’émancipation intellectuelle seront revendiqués notamment au sein du courant anarchiste. Mais qui pourra reprendre ce jugement impitoyable sur tous les faits et les méfaits du travail ouvrier?

Le maçon Péricat a lancé ses imprécations contre ces ouvriers -ces ouvrières surtout …- qui tournèrent les obus de la grande guerre. Secrétaire de la Fédération du Bâtiment, il n’aura jamais pu faire voter par ses confrères une résolution leur prescrivant de refuser le travail de construction des prisons.
Que répondre en effet aux si raisonnables objections de ses frères: Il n’y a rien pour nous dans la société actuelle. Si nous ne travaillions que pour les édifices qui sont notre propriété, nous ne travaillerions jamais. Nous devons travailler où se trouve le travail. (Quatrième congrès de la Fédération du Bâtiment, 1912).

Contre cette raison qui est la raison du monde, rien d’autre que les phrases contournées d’un rêveur éveillé:

Mots oblitérés, pareils à ces monnaies consulaires qui n’ont que des ambiguïtés de face et des exergues problématiques, phrases fatiguées de l’effort pour gagner leur syntaxe sur la prose du monde morcelé, avec le seul effet peut-être de se produire dans le silence du désert: Mes produits intellectuels sont perdus, tous les théorèmes consciencieux que j’eusse voulu communiquer aux hommes s’envolent desséchés pareils aux feuilles mortes de Brumaire.

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Chassériau

Mais qui sait: Dans le fond ténébreux de l’oubli, une lueur vacille comme éperdue, s’éteint et se rallume encore. C’est une existence à recommencer.

Jacques Rancière