La plastination est une procédure qui consiste à vider le corps de tous ses fluides -l’eau, le sang et même le gras- et à les remplacer par ce que les scientifiques appellent des plastiques réactifs comme du caoutchouc de silicium ou de l’époxyde. Ceux-ci se solidifient après avoir été injectés sous vide. C’est ce qui donne aux corps ou aux organes la solidité nécessaire pour être préservés presque indéfiniment. Mais surtout, cela permet aux organes de conserver leur apparence réelle. Résultat, tout ce qui est présenté dans l’exposition Body Worlds est authentique: ce ne sont pas des moulages en plastique, ce sont de véritables corps humains, de véritables cerveaux, de véritables poumons.
J’ai voulu démocratiser l’anatomie, répète sur toutes les tribunes l’inventeur de cette exposition, le Docteur Gunther von Hagens, 62 ans. Présentée pour la première fois à Tokyo en 1995, l’exposition était à Toronto en 2005 et à Boston en 2006. Son succès est tel qu’il y a désormais trois Body Worlds simultanément en Amérique du Nord. À Phoenix, région métropolitaine de 2 millions d’habitants entourée par le désert de l’Arizona, elle aura attiré plus de 400 000 visiteurs.
Gunther von Hagens a mis au point la technique de plastination en 1977. Elle est gérée, depuis 1993, par l’Institut de plastination, une entreprise qu’il a fondée à Heidelberg, en Allemagne. Et c’est un business en soi: quelque 400 laboratoires et universités lui achètent désormais des cadavres ou des organes plastinés. Pour satisfaire à cette demande, l’Institut s’approvisionne à l’étranger: von Hagens a été accusé d’avoir utilisé, pour ses expositions et pour approvisionner ses clients, des corps de patients d’hôpitaux du Kirghizistan qui n’avaient pas donné leur consentement, ainsi que des prisonniers exécutés en Chine. Deux journalistes allemands ont produit en 2004 un livre, puis un film, qui ont contribué à alimenter la controverse.
À l’été 2004, von Hagens invoquait le harcèlement pour justifier que l’exposition quitte l’Europe et se concentre désormais en Amérique du Nord, mais plus récemment, une nouvelle usine de plastination a été ouverte en Allemagne, près de la frontière polonaise. Son succès -les revenus sont estimés à 200 millions de $- a engendré des imitateurs: The Universe Within (San Francisco), Bodies Revealed (Corée du Sud). Body Exploration Premier Exhibition, qui organise plusieurs de ces expositions concurrentes, est un ancien administrateur de l’usine qu’a ouvert le Dr von Hagens à Dalian, en Chine, en 1999. En août 2006, le New York Times qualifiait les entreprises de Dalian d’usines modernes de momification. Des centaines de travailleurs chinois nettoient, coupent, dissèquent, préservent et reconstituent des corps humains, les préparant pour le marché international des expositions muséales. L’usine de von Hagens, à elle seule, emploie plus de 250 personnes.
La plastination est un symptôme représentatif de la culture post-moderne, exactement de la même façon que les objets anatomiques de Frederick Ruysch étaient un symptôme de l’art des Vanitas et de la culture de la Renaissance. Les cadavres sont devenus des amalgames de chair et de technologie, les corps sont malléables à volonté même une fois morts. Comme les tulipes, ils ne sont plus ni vrais ni faux, puisque ces catégories ont cessé d’être différenciables. Les tulipes modifiées, qui durent plus longtemps et ont l’air parfaites, soulèvent les mêmes interrogations que les moutons créés par la génétique ou le maïs transgénique. De même, notre regard et notre vision du corps sont de plus en plus remis en question et influencés par la plasticité de la technologie.
Les sculptures de von Hagens pourraient constituer une approche intéressante de l’influence omniprésente de la technologie sur la corporéité et du déclin de l’intégrité de la chair. Pourtant, la défense et l’explication par Von Hagens des cadavres plastinés ne témoignent aucunement d’une telle volonté critique. Plutôt que d’élaborer un commentaire de la disparition des frontières, il réaffirme les catégories binaires, en qualifiant ses cadavres de vrais, intacts et authentiques. Bien qu’il se situe indéniablement dans la continuité d’une tradition qui mélange savoir scientifique et stylisation artistique, il oppose rapidement aux critiques le solide bastion de la science. Paradoxalement, néanmoins, son rejet des catégories distinctes de la corporalité, et donc des normes éthiques dans lesquelles elles sont ancrées, ne l’empêche pas d’invoquer ces mêmes normes pour défendre la légitimité de ses pratiques. Les cadavres plastinés de l’artiste-anatomiste s’avèrent comme l’exemple type d’une culture faite de post-humains qui considèrent leurs corps comme des accessoires de mode plutôt que comme le fondement de leur être.
Selon von Hagens, cette culture de post-humains se place dans la continuité de la tradition humaniste qui réduisait le corps au statut de simple réceptacle de la cognition et de la tradition religieuse laquelle conçoit ce corps comme vaisseau temporaire de l’âme.
Bien entendu les traditions humanistes et religieuses –O Descartes, O Résurrection- ne se figurent absolument pas le corps comme un vaisseau temporaire de l’âme.
Les expositions d’êtres humains plastinés ont été interdites en France. Une messe de requiem alla selvaggio a été célébrée à Hambourg devant un cirque-morgue de von Hagens, ce qui est une excellente idée, mais hélas, hélas!, à l’instigation d’un groupuscule intégriste.