Ils regarderont le serpent qu’ils ont transpercé

Le Serpent d’airain apparaît brièvement dans le récit de la traversée du désert au temps de l’Exode, encore plus brièvement dans l’histoire du roi Ezéchias (cinq siècles plus tard), puis dans une réflexion de la Sagesse de Salomon (juste avant l’ère chrétienne) et enfin dans l’évangile de Jean.
Il s’agit la d’un type, au sens étymologique d’une marque, enfoncée assez fort pour que son empreinte traverse les époques successives. Un type se répète, il insiste. Sans manifester tout ce qu’il veut dire, il manifeste ce qui veut se dire par lui et nous contraint à le chercher.

Voici l’histoire, selon Nombres, b 21, 4-9. Arrivé au sud de la Terre promise, le peuple, qui trouvait le chemin trop long et finissait par être écœuré d’avoir de la manne à chaque repas, se tourna contre Moïse. Dieu, pour le punir, envoya des serpents brûlants. Beaucoup moururent de leurs morsures. Les survivants ayant crié grâce et confessé leur faute, Dieu dit à Moïse:

Façonne-toi un serpent d’airain et hisse-le sur un mât: ceux qui ont été mordus et le regarderont vivront.

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14éme siècle

L’archéologue retient de cet épisode qu’il y a effectivement des mines de cuivre au sud de la Terre promise, du côté du golfe d’Aqaba et même plus haut, sites déjà exploités au temps de Moïse. Il y a aussi des serpents. L’existence de serpents d’airain ne serait donc pas pour surprendre. Précisément, des objets de bronze en forme de serpent ont été découverts dans la région, et quelques-uns sont datables du temps de l’Exode. Le besoin que les anciens récits soient supportés par des objets réels se trouve ainsi satisfait. Il nous manque seulement le mât, ou la hampe, qui n’est pas superflu s’il s’agit bien, pour être guéri, de regarder le serpent.

Dans son œuvre de redressement du culte, le zélé roi Ézéchias (contemporain d’Isaïe, au VIIe siècle) coupa le poteau sacré et mit en pièces le serpent d’airain que Moïse avait fait, car les fils d’Israël avaient brûlé de l’encens devant lui jusqu’à cette époque (2 R 18,4). Qu’il y ait ou non un lien entre ce poteau et le serpent, il est clair qu’un culte rendu à un serpent de bronze suppose qu’on ne l’ait pas laissé à plat sur le sol.
La surprise, pour l’historien et pour nous-mêmes, est le fait que le roi soit loué d’avoir défait ce que Moise avait fait. Or là-dessus le contexte est sans équivoque. Le rédacteur laisse-t-il entendre que Moïse n’avait pas fait cet objet pour que l’on brûle de l’encens devant lui? Sa réticence avait sans doute un motif plus profond. Fondre et mouler du cuivre pour en tirer la semblance d’un animal, cela évoquait de trop près le bovin, le veau d’or sorti de l’atelier d’Aaron. Dans les deux cas, l’acte tombe sous le coup de l’interdit du décalogue. L’abus (brûler de l’encens) est invoqué comme prétexte pour supprimer l’objet lui-même, étant sauf le respect dû à Moïse. Se fait jour ici une tendance radicale propre à un auteur particulier, celui qui a raconté l’histoire des Rois, en se réglant sur les principes du Deutéronome pour évaluer les différents règnes. Inspiré par les prophètes, cet auteur est un partisan déterminé de la simplification du culte, voire de sa réduction. Il s’intéresse plus au fondement de la loi qu’à ses détails et même, s’il n’avait tenu qu’à lui, nous pouvons croire que la part faite aux prodiges dans l’histoire d’Israël, part qui déjà, à tout prendre, est modérée, l’eût été encore davantage. catn3281

Amiens, 1735, ostensoir

Comme il arrive souvent, la Bible nous apporte une tradition et l’accompagne, dans une autre page, d’un complément qui la remet à sa place. Le serpent d’airain le plus accessible à l’historien n’est pas celui du désert, c’est l’objet qui demeura longtemps vénéré dans Jérusalem: sa présence était expliquée et légitimée aux oreilles des pèlerins attentifs par un récit semblable à celui de Nb 21. C’est ce récit qui attirait dans le Temple à l’emplacement du mât, colonne ou poteau, ceux qu’un serpent avait mordus ou qui, peut-être, souffraient d’autres maux: on leur assurait que le remède qu’ils trouveraient en ce lieu remontait à Moïse lui-même. Le lieu devint suspect lors d’une époque d’épuration quelque peu rationalisante.

La troisième apparition du serpent dans la Bible prend le même ton réformateur que le texte deutéronomiste. La Sagesse de Salomon profite de l’histoire du serpent d’airain pour enseigner que rien n’a pouvoir de guérir, si ce n’est la parole de Dieu. Racontant l’épisode, il paraît se désintéresser du contenu de l’ordre divin (le serpent) pour retenir seulement la parole et le fait qu’on lui obéit.

jean elsen et filsJan Elsen, 1551

L’évangile de Jean reprend le thème à son commencement. Disons qu’il fait plein droit à Moïse. C’est le destin, peut-on dire, des archétypes: longtemps recouverts, ils réapparaissent in extremis.
Venir se faire soigner et guérir près d’une image de mort en s’appuyant sur un morceau de la mémoire de l’Exode, cela avait un sens, et un sens fort, que l’évangile de Jean n’annule pas, au contraire. Il nous fait entendre, de la bouche de Jésus, cette parole:

Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le fils de l’homme, afin que quiconque croit ait en lui la vie éternelle (Jean, 3,14-15).

Il veut dire que Jésus élevé en croix prend la place du serpent qui donne la mort et que, par ce moyen, il donne la vie. C’est là un thème où saint Jean n’est pas isolé. L’apôtre Paul, qui s’exprime peu par des images, nous dit la même chose à sa manière:

Celui qui n’avait pas connu le péché, il l’a, pour nous, identifié au péché, afin que, par lui, nous devenions justice de Dieu (2 Co 5,21). Il dit encore que le Christ est devenu malédiction pour nous, puisqu’il est écrit: maudit soit quiconque est pendu au bois (Ga 3,13).

Celui qui est sans péché attire sur lui notre péché pour que ce péché sorte de nous. Pour qu’il en soit ainsi, il aura fallu que sorte de nous notre mensonge par lequel nous nous cachions à nous-mêmes notre péché, chaque fois que nous le faisions porter par un autre. Jésus, le seul Juste, est le seul qui puisse rendre ce mécanisme parfaitement inefficace, le désamorcer. Nous faisions du juste un pécheur et le Juste nous donne sa justice: il nous laisse la place du juge, il prend celle du criminel. Absorber pour la détruire l’énergie infatigable de nos accusations. Encore y faut-il notre regard, notre regard libre: Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé, écrit encore Jean (19, 37).

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Milan, Basilique Saint Ambroise, travail byzantin, Xéme siècle

Mais par quel miracle notre regard saura-t-il traverser l’apparence d’un condamné pour y voir l’innocence de l’agneau qui ne nous accuse pas? C’est que la gloire de l’innocence sortie de Dieu a choisi ce spectacle d’un innocent supplicié, exhibé, pour montrer sa force, guérir le coupable.

Paul Beauchamp