Les montagnards de La Ruchère et l’ordre des Chartreux

Les travaux de recherche les plus récents débouchent sur un constat unanime: les ordres monastiques auraient été plus sensibles que d’autres institutions ou catégories sociales à la nécessité de préserver leur environnement.
Tout d’abord, les monastères cumulent des siècles d’existence et un patrimoine qu’ils ont dû pérenniser, ce qui ne pouvait guère s’envisager en dilapidant les ressources naturelles. Plus encore, les moines, contrairement aux paysans, voyaient leur avenir assuré par l’institution et demeuraient moins tributaires des prélèvements directs sur ces ressources. Enfin, certaines règles monastiques imposaient la préservation du milieu naturel comme une obligation religieuse: par exemple, la protection de la couronne de forêts autour de leur ermitage s’intégrait dans la vocation des Camaldules, puisque ces arbres leur offrait silence et solitude et symbolisaient leur désert.
A partir de là, la tentation est forte de proposer une analogie entre la gestion monastique du milieu naturel et le concept contemporain de développement durable. Avant tout d’origine politique et diplomatique, le terme est devenu un serpent de mer, cité à tous les niveaux décisionnels, jusque à devenir une référence incontournable pour les stratégies marketing des entreprises. Rappelons que pour que le concept de développement durable soit valable, il faut que le développement associe les trois dimensions économique, sociale et environnementale.

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Vitrail, le départ pour la chasse, XIIéme siècle.

Les forêts, enjeu d’un développement durable à l’époque moderne? Pour discuter ce point, il me paraît intéressant de centrer la réflexion sur le milieu forestier, puisque la forêt a bénéficié dès le Moyen Age de législations protectrices. Certes, cela ne semble pas suffisant pour attribuer à celles-ci une dimension environnementale telle qu’on l’entend aujourd’hui. La nature n’était pas pensée pour elle-même, avec les références affectives et esthétiques qu’y associèrent les sociétés occidentales à partir du XIXe siècle. Les lois forestières du royaume de France avaient pour objectif premier la préservation d’une ressource à des fins économiques et sociales. Il s’agissait d’empêcher que ne soit dilapidé le bois qui constituait, à l’échelle locale, une ressource vitale pour les communautés paysannes. Au niveau national, la consommation s’était considérablement accrue à partir du XVIe siècle: bois de chauffage pour alimenter des villes dont la croissance démographique restait constante; charbon destiné aux industries métallurgiques; bois d’œuvre pour les chantiers navals au service des ambitions d’une marine royale.
A cela se surimposait une dimension idéologique non négligeable, qui explique notamment que l’administration des Eaux et Forêts remaniée par Colbert se soit employée à développer la futaie de chênes partout sur le territoire, y compris sur les sols qui s’y prêtaient le moins … Le chêne, roi de la forêt, surclasse les autres arbres par sa majesté. Dans le langage des forestiers, la constance des métaphores aristocratiques ou guerrières associées au port de l’arbre explique le parallèle qui s’opère entre belle forêt et beau -et bon- prince. Nature anthropomorphisée, nature qui ne sort de l’indifférence que parce que l’on aspire à la dominer.

Toutefois, s’il paraît dangereux et impropre de parler de conscience environnementale au sens contemporain du terme, il convient de souligner l’existence indéniable de réflexions sur la durabilité de la ressource. A tout seigneur, tout honneur: le pouvoir monarchique endossa précocement la responsabilité de la pérennité des ressources boisées du royaume. Certains établissements monastiques ne furent pas en reste.

On s’attardera sur l’exemple de la Grande Chartreuse, à la tête d’un patrimoine forestier considérable (évalué à 6 700 ha). Ces bois couvrent une grande partie du désert, enceinte montagneuse sacrée, délimitée strictement par un chapelet de limites entérinées par plusieurs bulles pontificales, la première remontant à 1133. Au fil des siècles, les Chartreux ont acquis de nouvelles possessions au-delà des bornes du désert, dont des forêts qui s’étendent sur le territoire des communautés montagnardes voisines.
Les archives cartusiennes conservent un document particulièrement original. Il s’agit d’une transaction passée en 1682 entre la Grande Chartreuse et la communauté de La Ruchère, afin de réglementer les droits d’usages des habitants dans des forêts appartenant au monastère. Outre un règlement forestier classique, reposant sur des connaissances sylvicoles relatives au milieu de montagne, sont édictés des principes qui réorganisent le fonctionnement de la société villageoise. L’historien peut-il regarder cette source au miroir du développement durable? La transaction de 1682 réunit bien les dimensions économique et sociale, ainsi qu’un volet environnemental (en intégrant toutefois les réserves exposées précédemment). En l’occurrence, c’est davantage le concept de développement qui pose problème. Dans le contexte cartusien de la fin du XVIIe siècle, je préfère évoquer une gestion durable des forêts.

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Pour examiner la question, il convient de présenter le contexte qui aboutit à la signature de la transaction de 1682. La communauté montagnarde de La Ruchère regroupe 120 communiants (soit une trentaine de familles) aux portes du Désert. Sa situation enclavée n’a pas empêché le développement d’une véritable industrie forestière qui occupe une douzaine de spécialistes, en relation avec les bourgs et villes de plaine. Les habitants de La Ruchère ne disposent pas de bois communs. En revanche, en vertu d’une transaction de 1388 dont ils ont conservé la trace écrite, ils bénéficient de droits d’usage dans des forêts dont la Grande Chartreuse prétend détenir la propriété, bien que les statuts juridiques en demeurent flous.
En 1388, les ancêtres des habitants de La Ruchère avaient acquitté une somme de 500 florins d’or, moyennant le droit de bûcheronner pour leur usage (construction, chauffage, artisanat) ou pour leur commerce. Situées sur des pentes abruptes, au pied de crêts calcaires, les forêts de La Ruchère se composent, suivant la terminologie de l’époque, de trois catégories de bois. Les bois noirs que sont les résineux (sapins, mélèzes, pins suffis ou suiffes et épicéas ou serantes) sont surtout utilisés pour la construction. Parmi les bois blancs, les hêtres procurent du bois de chauffage, alors que le bois des érables ou plasnes est transformé en menus objets.
Enfin, les bêtes se régalent des broussailles, le mort-bois. L’économie forestière de La Ruchère s’organise en plusieurs segments: la vente de billes de bois (billons) qui sont transformées en poutres ou planches dans les scieries de la plaine d’Entre Deux Guiers; la vente d’objets usuels (pièces de vaisselle, berceaux, boîtes, seaux, etc.); la location d’espaces de pacage pour les troupeaux des villages voisins; à partir des années 1690, lorsque se multiplient les artifices métallurgiques, la vente de bois à charbonner. En revanche, la Marine a jugé insuffisante la qualité des forêts de La Ruchère, qui de plus est trop difficiles d’accès pour une exploitation rentable.
En 1680, la Grande Chartreuse entame une procédure juridique contre les habitants de La Ruchère, rendus responsables de dégradations intolérables dans ces forêts. Deux ans plus tard, le préambule de la transaction se fonde sur ce diagnostic pessimiste:

Le grand desgat qu’ils font est cause qu’on ne peut avoir dudit bois qu’avecq grande peyne, lesdits habittans ne se contentant pas seullement d’enlever le plus spacieux bois mais encor ils habattent en divers endroicts indifferemment touttes sortes de bois dont ils n’emportent que les troncs et laissent les branches et houppes sur la place en sorte que ce soit par la cheutte des arbres couppés, par le déplacement desdits troncs et par le séjour desdittes branches et houppes qu’ils laissent gisantes sur la place lesdits bois se dépérissent entièrement …

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A l’origine du mal: des prélèvements trop importants par rapport à la ressource disponible, effectués sans aucune précaution, ce qui compromet la recrue des arbres. L’objectif proclamé des Chartreux consiste à restaurer un semblant d’équilibre. En tant qu’usagers, ils supportent mal la concurrence des montagnards de La Ruchère, accusés de se réserver le meilleur des bois. De plus, ils ne sauraient tolérer la disparition d’un patrimoine ligneux. Un des articles de la transaction témoigne d’une volonté certaine de perpétuer les ressources forestières dans le temps:
[C’est] ce qui a esté convenu afin que les bois ne demeurent point dégarnis et que dans 60 années le ieune bois qu’on aura laissé soit en estat d’estre coupé, et qu’ainsy les habitants de La Rochère laissent à leurs enfans le moyen de profiter des mesmes bois où ils coupent à présent.
A cet effet, les Chartreux imposent un règlement des usages forestiers reposant sur l’aménagement des bois de La Ruchère. De nombreux articles s’inspirent de la Grande Ordonnance de Colbert, dont se réclament les pères, bien que le règlement cartusien possède son originalité propre. La pratique du furetage est désormais interdite: plus question d’abattre n’importe quel arbre sur lequel on aurait jeté son dévolu. Les forêts seront divisées en quatre types d’espace:

-Il est convenu de délimiter une parcelle destinée à approvisionner La Ruchère en bois de chauffage, dans laquelle les habitants pourront se servir librement.
-Une autre parcelle est mise en réserve pour croître en futaie: il s’agit d’un dispositif de secours, permettant de conserver de quoi reconstruire les bâtiments en cas de catastrophe naturelle.
-Un secteur plus important sera mis en coupes réglées et exploité suivant un cycle de soixante ans au profit de la communauté, sachant que la vente du produit annuel des coupes fait l’objet d’une réglementation particulière.
-Seuls les bois jugés les plus inaccessibles demeurent libres de toute contrainte.

A cette distribution des usages dans l’espace s’ajoutent des principes de sylviculture témoignant d’une adaptation aux conditions montagnardes. Le jardinage de la forêt convient bien à ce milieu spécifique, dont la gestion demeure plus incertaine qu’en plaine. Les coupes à blanc n’étant pas envisageables en raison de la lenteur de la repousse, on prévoit de ne prélever dans les secteurs mis en coupe que les troncs ayant atteint un certain diamètre. De plus, le règlement forestier préconise un entretien régulier des parcelles, avec l’abattage des arbres dits tarez ou sur le retour. Au nombre des précautions pour assurer le renouvellement de la ressource: l’aménagement de layes pour permettre l’exploitation des secteurs mis en coupe sans endommager les jeunes arbres; l’interdiction d’abandonner sur place les déchets ligneux; la mise en défens des coupes durant dix ans pour éviter que le bétail n’engloutisse les pousses.
Il convient maintenant de sonder les motivations profondes des Chartreux, qui n’agissent pas seulement pour l’amour des belles frondaisons.

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Quels sont les enjeux économiques et sociaux qui sous-tendent l’ardeur protectrice des moines? La date de la transaction passée avec La Ruchère ne relève pas du hasard, ou du zèle trop prononcé d’un forestier du couvent. Elle doit être ramenée au contexte de mise en exploitation de l’ensemble des forêts de la Grande Chartreuse. J’ay achevé … de rendre utiles des bois qui pourrissoient sur le pied dans notre désert; la formule de Dom Innocent Le Masson, pour péremptoire qu’elle paraisse, n’en témoigne pas moins du volontarisme du plus célèbre général des Chartreux (1676-1703), qui se consacra à l’aménagement du désert. Dans les années 1670, les forêts cartusiennes avaient été visitées par les entrepreneurs de la Marine, qui y pratiquèrent quelques coupes. Les Chartreux prirent alors conscience de l’importance du capital que constituaient ces espaces encore sauvages, ou abandonnés aux usages des communautés voisines. En 1680, Dom Le Masson entreprit de soustraire à la hache des habitants d’Entre Deux Guiers les bois de Champs et de Saint-André, où il comptait laisser croître des sapins de belle venue que la Marine achèterait à prix d’or. A ces fins, il avait obtenu un arrêt de la Table de Marbre daté du 17 mai 1680, dont il étendit le champ d’application aux autres communautés usagées dans les forêts de Chartreuse.
De nombreux indices laissent à penser que Dom Le Masson profita de ce contexte favorable pour interpréter les anciennes chartes en faveur de son camp. En effet, le statut juridique des bois de La Ruchère n’était pas clairement arrêté. Ne rencontrant aucune opposition, pas même de la part de l’autre seigneur de La Ruchère, le commandeur des Echelles de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, le général des Chartreux s’attribua des terres qui ne dépendaient pas nécessairement de sa juridiction légitime. Dans le cas de La Ruchère, l’enjeu de ces manœuvres foncières était plus vraisemblablement d’ordre géographique que financier. Dom Le Masson préférait faire entrer des espaces forestiers cohérents dans le nouveau système de gestion cartusien.
Dans les années 1690 fut rédigé un Mémoire forestier, document exceptionnel qui témoigne de la mise en place d’une sylviculture raisonnée. En fonction des usages qu’il était prévu d’en faire à court ou moyen terme, chaque bois de la Grande Chartreuse faisait l’objet d’une description minutieuse et d’une représentation cartographique intégrant les autres aménagements: chemins, scieries, martinets et fourneaux … En effet, la production ligneuse trouvait un débouché naturel dans les artifices métallurgiques des Chartreux, dont on augmenta le nombre: en 1680-82, Innocent Le Masson fit construire deux martinets et un haut-fourneau, approvisionnés avec du bois de hêtre. La mise en exploitation systématique des forêts s’inscrit donc dans un contexte de mutation économique au désert; il ne s’agit plus seulement de prélever le nécessaire pour le chauffage, la construction et l’entretien des bâtiments monastiques et des granges, mais de développer une économie du bois et du fer.

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Une cabane en vitraux, dans la forêt profonde. Toutes les cabanes sont des sanctuaires.

Quant aux bois de La Ruchère, ils n’étaient destinés ni aux arsenaux, ni aux fourneaux; compte tenu de leur relative proximité du monastère, les Chartreux pensaient en extraire le hêtre nécessaire à leurs cheminées, qui commençait à manquer dans les parties les plus accessibles du désert. Un des objectifs majeurs de la transaction visait à leur assurer la part du lion des forêts de La Ruchère. En contresignant ce document, les montagnards reconnaissent les droits de propriété de la Grande Chartreuse, qui se dit également usagère au même titre que les habitants, en tant que propriétaire de fonds situés à La Ruchère. Son statut privilégié lui permet de s’accorder des facilités d’accès dans tous les secteurs des bois soumis au règlement, sans que la communauté n’y puisse redire.
La spécificité de la transaction de 1682 ne réside pas dans son règlement forestier. Il en existe de semblables, certes moins développés, pour les habitants de Saint Laurent du Pont ou Entre Deux Guiers; dans tous les cas, le partage de la ressource ligneuse s’effectue au profit du seigneur. Pour La Ruchère, le cadre d’interprétation dépasse toutefois le domaine de la gestion forestière: il s’agit de cerner les motivations religieuses qui sous-tendent le mode d’organisation sociale imposé par les Chartreux.

Le texte de 1682 traduit une volonté de dilater l’espace sacré du Désert, en faisant en sorte que la communauté de La Ruchère soit conforme à un idéal de société chrétienne digne de la sainteté du mode de vie cartusien. Les Chartreux condamnent les activités commerciales des bûcherons professionnels, accusés de dilapider des ressources appartenant à tous pour leur seul profit. En vertu de la nouvelle transaction, la communauté entière sera responsable de la répartition de la manne forestière. Elle affectera la plus grosse partie des revenus des coupes annuelles au financement de la portion congrue due au curé et à l’acquittement des charges diverses. Les deniers restants seront répartis entre les familles du lieu, proportionnellement à leurs besoins, dont l’appréciation sera laissée au curé. Enfin, le montant des éventuelles amendes infligées aux contrevenants financera les réparations de l’église. Investir dans des institutions paroissiales dignes et efficaces doit garantir le salut des montagnards de La Ruchère, alors que la distribution d’un complément de ressource attribué à chaque famille en fonction de ses besoins éloigne le spectre de l’enrichissement personnel. Le montant ne saurait être suffisant pour constituer une rente, et se rapproche davantage de l’aumône. Nul ne pouvant prétendre en vivre dans l’oisiveté, la transaction veille à ne pas priver les artisans de leur bois d’œuvre, afin d’encourager le travail manuel. Dans chaque secteur de la forêt, des érables et de jeunes plants de résineux seront marqués à leur intention, afin d’être transformés en objets usuels. Est bannie l’activité commerciale, génératrice de lucre.

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Suivant les conceptions sociales du siècle, la communauté de La Ruchère ne saurait gérer son patrimoine de manière autonome: elle a besoin d’une autorité tutélaire, comme un enfant de son père. Ce sont les Chartreux qui contrôlent chaque étape de l’exploitation forestière, et se réservent la haute main sur la répartition des bénéfices. Cette organisation leur permet de renoncer à la perception de la dîme, abandonnée au curé en 1684, sans rien perdre de leur influence socio-religieuse.

Dans un contexte de réforme catholique, l’évêque de Grenoble Mgr Le Camus avait refondé la paroisse de La Ruchère en 1673, en mettant la Grande Chartreuse à contribution. Le monastère percevait une dîme qui, suivant les mots mêmes de l’évêque, ne valait pas plus de 100 livres par an en 1677; en échange, elle garantissait le paiement d’une portion congrue annuelle de 20 écus d’argent et le pain quotidien du presbytère. La transaction de 1682 permit de mettre fin à cet arrangement dispendieux, puisque les frais de fonctionnement de la paroisse et l’entretien des bâtiments religieux incombaient désormais aux seuls habitants.
Au vu de l’importance de ces enjeux économiques, sociaux et religieux, il est permis de relativiser les priorités environnementales des Chartreux. D’ailleurs, ces forêts étaient-elles réellement menacées? Les moines n’avaient-ils pas surestimé les dégradations supposément commises par leurs voisins, afin de légitimer leur intervention régulatrice?

L’historien qui travaille sur l’environnement doit veiller à ne pas se laisser leurrer par le miroir déformant des sources. La thèse de l’inconscience paysanne n’a été remise en cause que très récemment par les dernières tendances historiographiques. Auparavant, on adoptait sans réserve le point de vue des élites, relayé par les administrations monarchiques puis républicaines: tout dérèglement de la nature relevait nécessairement de causes anthropiques. Au premier rang des accusés, ces paysans qui consommaient les ressources de la terre avec la dernière inconséquence.
Ici, il est quasiment impossible de reconstituer l’état des bois de La Ruchère au moment de l’intervention des Chartreux. Les descriptions qu’en firent les commissaires des réformations de 1699 et 1724 ne déploraient aucun délabrement; toutefois, ces forêts difficiles d’accès n’intéressaient guère les administrations des Eaux et Forêts et de la Marine. Au début du XVIIIe siècle, on murmurait qu’elles n’avaient même pas été arpentées, et que leur aménagement suivant les articles du règlement de 1669 coûterait davantage que ce que la communauté en pourrait retirer.
Un seul indice demeure quant à la consommation des habitants de La Ruchère, et encore doit-il être manié avec prudence, car les données chiffrées dont on dispose ne sont pas suffisantes pour qu’elles constituent une preuve irréfutable. A trois reprises, des procédures judiciaires ont été menées contre les bûcherons de La Ruchère, à l’instigation du Commandeur des Echelles (1651) et de la Grande Chartreuse (1681 et 1670). Des experts ont été mandatés pour inspecter des bois de la Ruchère, compter et mettre sous séquestre les billons coupés.

Nombre de billons saisis                                                       Date des procédures engagées
102 (bois noirs)                                                                       7 novembre 1651
646 (bois noirs et bois blancs)                                            20 décembre 1681
116 (hêtre)                                                                                31 octobre 1708

Dans tous les cas, l’unité de mesure est identique. Les dates des saisies s’échelonnent entre fin octobre et fin décembre, témoignant d’une activité essentiellement hivernale des forestiers de La Ruchère (la neige qui couvre le sol facilite alors le glissage des billons). Mais ce qui rend problématique la comparaison des données, c’est que les méthodes des experts ont pu varier d’une fois sur l’autre: rien ne garantit que leurs investigations aient été menées dans des conditions identiques et sur des surfaces comparables. Si l’on considérait comme nulle cette variabilité potentielle, il serait possible d’affirmer que le nombre de billons coupés dans les bois de La Ruchère a été multiplié par six entre 1651 et 1681, et qu’en 1708 on est revenu au niveau de 1651.
Des chiffres qui justifieraient peut-être la réaction des Chartreux face à un développement très rapide de l’industrie du bois de La Ruchère entre 1651 et 1681; la mise en place du règlement forestier de 1682 aurait ensuite limité le nombre d’arbres abattus. Cependant, les données extraites des procès-verbaux des experts ne sauraient prouver de manière irréfutable l’augmentation des coupes dans les forêts de La Ruchère.

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Vers 1689, Réfutation par Le Masson des attaques de Rancé

S’il n’est guère de sources pour évaluer les prélèvements paysans dans les forêts de La Ruchère, il est tout à fait possible en revanche de qualifier la politique environnementale des Chartreux: une théorie de l’équilibre qui guide toutes les actions de Dom Le Masson, et dans laquelle s’inscrit la gestion durable des forêts de La Ruchère. J’emploie ce terme à dessein, car il ne me semble pas que les moines aient envisagé un développement, c’est-à-dire une rupture des équilibres existants, aboutissant à une situation nouvelle.

Pour comprendre ce point, il faut revenir au début du XVIIe siècle. La Grande Chartreuse avait difficilement traversé les guerres de religion. En 1592, un incendie en avait détruit les bâtiments; les troupes du duc de Savoie ourdissaient des troubles aux portes du désert, et les Chartreuses d’Europe ne pouvaient réunir rapidement les fonds nécessaires à la reconstruction du chef d’ordre. Celle-ci ne fut achevée que par Dom Bruno d’Affringues, élu général des Chartreux en 1600.
Cette année 1600 ouvrait une période de redressement économique de la Grande Chartreuse, sous l’égide de prieurs charismatiques, comme Dom Jean Pegon (1638-1675) puis Dom Innocent Le Masson. Le système pastoral qu’on avait développé depuis le XIIIe siècle ne suffisait plus à couvrir les dépenses du monastère. Tout au long du XVIIe siècle, la Grande Chartreuse entreprit une série d’investissements fonciers afin d’accroître son territoire et ses revenus, sous forme de rentes seigneuriales ou de productions agricoles. Elle se trouva prise dans une spirale de nouveaux besoins. Aux sommes consacrées à l’achat de domaines agricoles et de seigneuries entières s’ajoutait le coût du fonctionnement interne: une soixantaine de pères, au moins le double de convers et domestiques, et les pélerins et voyageurs qu’il fallait accueillir en nombre croissant, sans compter la tenue annuelle du chapitre général de l’ordre, les charges diverses et les aumônes dues aux communautés voisines. A cela s’ajouta l’incendie catastrophique de 1676: tous les bâtiments conventuels étaient partis en fumée, les Chartreux durent se loger à la Correrie en attendant la reconstruction.

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Milieu du XIXème siècle: on buvait l’eau où avait macéré la bénéfique Boule d’Acier

Rien de surprenant à ce que l’ensemble du règne de Dom Le Masson soit marqué par la recherche d’un difficile équilibre économique. Il espère diversifier les sources de revenus en mettant en exploitation les forêts du désert jusque là inutilisées, et en développant le secteur métallurgique. Toutefois, cette notion même de développement est à relativiser. L’objectif n’est pas de se lancer à corps perdu dans de nouvelles activités lucratives. Il s’agit avant tout de rechercher une situation d’équilibre, nécessaire à la perpétuation du mode de vie cartusien. Dans cette perspective, la forêt est considérée comme une ressource abondante, mais périssable.
C’est en cela qu’elle doit faire l’objet d’une gestion durable: elle est associée à l’existence même du monastère. L’exemple de la communauté de La Ruchère, considérée comme un satellite du désert, met en évidence ce modèle de durabilité. A la différence des montagnards préoccupés de leur propre destin dans des conditions difficiles, la Grande Chartreuse peut se permettre de raisonner à l’échelle des siècles et de pérenniser un patrimoine.
Mais à mon sens, il serait exagéré de parler de développement durable, dans la mesure où la foresterie cartusienne se fonde sur le primat du renouvellement naturel de la ressource ligneuse. L’aménagement des forêts demeure léger: il s’agit davantage d’un entretien du milieu boisés, sans que ne soient planifiées des transformations importantes (sélection d’essences privilégiées, repiquage des jeunes plants …). Contrairement à d’autres solitaires comme les Camaldules ou les Vallombrosains, les Chartreux ne pratiquèrent jamais de plantations artificielles qui leur auraient permis d’étendre leurs surfaces boisées et d’en développer l’exploitation.

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A l’usage de ceux qui s’élèveraient contre l’irruption des termes développement durable ou gestion durable dans le champ de l’historien, il reste une expression d’Ancien Régime, d’ailleurs toujours en vigueur dans la terminologie juridique. La transaction de 1682 imposait à La Ruchère une gestion en bon père de famille de son patrimoine ligneux, telle qu’elle était également pratiquée par la Grande Chartreuse.

La gestion des forêts de La Ruchère à la mode cartusienne perdura une trentaine d’années. Dès 1692, on avait dû renoncer au principe des coupes réglées, car les bois recroissaient trop difficilement. Les pères durent autoriser les habitants à prélever le bois sous la surveillance d’un frère: les nouvelles règles sociales ne furent jamais appliquées, à l’exception de ce qui regardait les institutions paroissiales. En revanche, le secteur de bois de chauffage et la réserve de secours fonctionnaient comme prévu.
Au XVIIIe siècle, les habitants de La Ruchère se montrèrent moins dociles que leurs pères, encouragés par le nouveau commandeur des Echelles qui dénonçait les usurpations de Dom Le Masson. Les poursuites engagées par la Grande Chartreuse contre les fraudeurs de la Ruchère en 1706-1708 se soldèrent par une renégociation de la transaction de 1682: la version de 1709 était encore plus favorable aux Chartreux, puisqu’ils obtenaient le droit de faire charbonner des parties de bois pour leur nouveau fourneau d’Entremont. En revanche, dans les années 1720, tout le système commença d’être remis en cause.

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Le Portier des Chartreux

Une planche de l’édition originale de 1741

Bien que la Grande Chartreuse se plaça sous la protection du maître des Eaux et Forêts en affirmant la conformité de ses transactions avec l’Ordonnance de 1669, le commandeur des Echelles ne décolérait pas. En 1724 fut lancée la troisième réformation des bois du Dauphiné: c’en était fini des privilèges forestiers des Chartreux. En dépit de leur résistance, ils durent accepter l’intervention des commissaires et arpenteurs des Eaux et Forêts dans les forêts du Désert. Quant aux bois que la Grande Chartreuse possédait dans les communautés voisines, dont ceux de la Grande Chartreuse, ils passèrent dans l’obédience du Maître des Eaux et Forêts de Grenoble.
La transaction de 1682 entre les Chartreux et La Ruchère demeure une expérience originale de gestion privée des forêts. Alors que le Dauphiné demeurait réfractaire à la réformation des Eaux et Forêts (il fallut attendre 1724 pour que les administrations royales mettent en place un système efficace), les communautés voisines de la Grande Chartreuse furent sensibilisée plus précocement que le reste de la province à la question de la protection des forêts.

Emilie-Anne Pépy

Spécialiste de la question, Simone Borchi parle d’une éthique de vie commune entre les moines et les arbres propres aux Camaldules. La gestion des forêts par les ordres religieux: Camaldoli, Vallombreuse et La Verne, in Abbayes et monastères aux racines de l’Europe. Identité et créativité: un dynamisme pour le IIIe millénaire. Paris, éditions du Cerf, 2004, pp. 129-156.

Le rapport de l’institution monastique à l’espace montagnard

Thérèse Sclafert mettait au compte du surpâturage des troupeaux la disparition de nombreuses terres gastes en Haute-Provence, en raison de l’érosion des sols. Dans ses récents travaux, George Pichard a considérablement nuancé ce point de vue, en mettant à jour l’existence de causes naturelles à ce problème, à savoir une recrudescence de l’activité hydrographique lors du Petit Age glaciaire, responsable de l’arrachement des terres: Sclafert, Cultures en Haute-Provence. Déboisements et pâturages au Moyen-Age. Paris, 1959, et: Pichard, Espaces et nature en Provence. L’environnement rural (1540-1789), Thèse d’histoire, Université de Provence, Aix-Marseille I 1999.

Instruction commandée par le commandeur des Echelles contre des particuliers de La Ruchère ayant coupé du bois, Signé Sappey. 7 novembre 1651.

Veüe, visitte, rapport et description de l’estat auquel sont à presant les montagnes appellées communes de ladite Ruchère et des desgradations qui peuvent avoir esté faictes dans les bois desdittes montagnes: rapport glissé dans une Procédure verballe pour la Grande Chartreuse contre les habittants de La Ruchère au subject des dégradations commises dans les bois appellées communs. 21 décembre 1681.

Procédure de 1708 contre les habitants de La Ruchère touchant la coupe des bois. Le billon désigne la bille de bois standard, suffisamment courte (9 pieds de long) pour pouvoir être projetée dans les pentes sans se briser, et d’un diamètre de 1, 1,5 ou 2 pieds de large.

Sylvain Excoffon, Recherches sur le temporel des chartreuses dauphinoises, XIIe XVe siècles. Thèse d’Histoire médiévale. Grenoble, 1997.