2 La danse et la guerre arts sacrés

La référence au sacré ne saurait être éludée. Il y a là un donné phénoménologique inexpugnable et les exemples cités de l’art byzantin et de l’art islamique, sans doute privilégiés, ne constituent pas des exceptions. Nous l’avons constaté à propos du cubisme et Paulhan n’avait pas tort de proclamer: Avec un peu de chance nous saurons enfin grâce aux tableaux modernes ce que c’est que le sacré.

Cette remarque vaut pour tout l’art moderne, hanté par cette absence-présence du sacré. Très significatif à cet égard apparaît le phénomène des Ballets Russes qui ont vu la création de tant d’œuvres majeures de ce temps, l’exaltation de l’unité de tous les arts, la participation des plus grands artistes de l’époque, le tout sous le patronage de Nietzsche et dans un climat à la fois de culte du corps et de la couleur, de primitivisme et de hiératisme, de jeu et de fête rituels. L’idée du spectacle total est empruntée à Wagner, mais avec la volonté de faire une part égale à la danse, à la peinture et à la musique. Le ballet n’hésite pas à englober des éléments jusqu’ici refoulés comme vulgaires divertissements de foire: pantomimes et gymnastiques de cirque.

La danse désormais cherche à libérer le corps au lieu de s’en libérer: contre le dualisme classique de l’âme et du corps qui réduisait ce dernier à un obstacle à surmonter par une danse à la fois aérienne et immatérielle (la fameuse demeure un peu au-dessus des choses évoquée par Valéry) -à quoi est liée l’invention des chaussures à pointe- la danse libre opère le déplacement du mouvement vers le plexus solaire, cessant dès lors d’être représentation pour devenir participation à la vie la plus primitive du corps, celle du sexe, du jeu, du rite, de la fête.

La peinture, dans les décors, est libération des cadres de la représentation par les couleurs qui éclatent, rutilantes, fauves, pour toucher jusqu’aux racines élémentaires de l’affectivité. Ainsi Braque parlait des rouges qui remuent le vieux fond charnel de l’homme.

Dans ce contexte, la musique de Stravinsky témoigne au plus haut point de ce rapport dominateur au sacré. On connaît la fureur antipsychologique qu’évoque Adorno à propos de l’auteur du Sacre. L’axiome toujours cité selon lequel la musique, par son essence, est impuissante à exprimer quoi que ce soit, loin d’être un parti-pris de formalisme musical gratuit comme on l’a cru longtemps, signifie en fait la volonté de retrouver les traces d’un rituel sacré, à la fois codifié et impersonnel, soit celui du mythe, soit celui de la liturgie dans la haute tradition de Byzance (tels sont les deux axes parallèles permanents de toute l’œuvre stravinskienne dans sa profonde et puissante unité).

L’usage du collage musical pratiqué dès 1911 dans Pétrouchka (donc pratiquement contemporain de l’expérience de Braque en peinture) témoigne en particulier du refus de l’univers de la représentation musicale en opérant en elle une brisure par introduction d’une musique vulgaire dans la musique savante (le grand précurseur ici étant Mahler, mais dans un but de dérision et de contestation) pour en faire éclater le style noble, sinon académique et libérer un fond sauvage et archaïque sous la croûte d’une culture durcie en convention. Le spectacle stravinskien se présente alors comme une déconstruction systématique de l’opéra où se concentre toute l’essence du stile rappresentativo. Notamment Renard et l’Histoire du soldat pratiquent une dissociation radicale du visuel et de l’auditif en transportant le mime sur la scène et en renvoyant à la fosse voix et instruments.

Mauss, à partir d’observations multiples puisées dans des sociétés différentes, a dégagé, à côté de la notion d’échange-don qui est au principe de toute relation sociale, à travers l’exigence de réciprocité, la notion de Mana (terme polynésien d’origine mélanésienne) qui est au principe de toute relation de sens au monde.

Lévi-Strauss interprète cette dernière notion en expliquant que, le langage n’ayant pu naître que d’un seul coup, le passage brusque d’un stade où rien n’avait de sens à un autre où tout en possédait se traduit nécessairement par une inadéquation éprouvée entre l’intégralité du signifiant et le signifié toujours partiellement inconnu (en d’autres termes entre la totalité du sens visé en droit par le signifiant et l’aspect toujours partiel du signifié atteint en fait au fil de chaque connaissance effective).
Cette surabondance de signifiant par rapport aux signifiés sur lesquels elle peut se poser définit la notion même de Mana comme ce signifiant flottant qui est la servitude de toute pensée finie, mais aussi, ajoute Lévi-Strauss, le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique que la connaissance scientifique ne saurait étancher, bien qu’elle puisse le discipliner partiellement. Et l’auteur conclut que la notion en question désigne une simple forme, ou plus exactement (un) symbole à l’état pur, donc susceptible de se charger de n’importe quel contenu symbolique, et, en ce sens, comparable au phonème zéro dont la fonction est de s’opposer à l’absence de signification sans comporter par soi-même aucune signification particulière.

Pourquoi ne pas entendre la surabondance de signifiant caractéristique du Mana de manière positive comme exigence d’une plénitude? Dès lors cette affirmation d’une totalité non perçue, et, comme telle, susceptible de revêtir des qualifications antinomiques (notamment tremendum et fascinans) recouvrirait l’idée même de sacré, assimilé à une matrice de signification dont le développement du savoir positif n’épuisera jamais l’aspiration infinie.

Catégorie fondamentale du symbolisme et donc structure originaire de la pensée (originaire parce que non dérivée, ni de la nature, ni du social) le sacré serait bien forme mais au sens d’un englobant qui tend à se schématiser indirectement, en venant se fixer sur certains êtres et objets par investissement de l’espace et du temps de façon à apporter à la dispersion de l’existence l’articulation du sacré et du profane avec la marque de l’habiter.

Ainsi naissent l’espace mythique (avec ses emplacements consacrés où le primitif rencontre le divin et les lieux familiers où il scelle son union charnelle à l’entourage) et les espaces de l’art (notamment le paysage et la nature morte érigée par le peintre en origine de l’humain), mais aussi le temps des rites, des fêtes et des liturgies, temps rythmé et produit par le sacré. Ainsi sont remplies les conditions de possibilité d’un sens stratifié à différents niveaux de profondeur, seul à même d’assurer l’ancrage de l’œuvre d’art à la fois dans la nature et dans la culture.

Costumes de scène

A suivre …