Marie un parfum qui s’écoule une onction amoureuse messianique et royale

Marie de Magdala ne s’est pas trompée lorsqu’elle a vu Jésus après la résurrection, de reconnaître en lui un jardinier, elle ne savait juste pas encore que c’était bien la même personne. Le disparu avait cédé la place au jardinier. Il lui a fallu renoncer à une fidélité qui l’aveuglait, se déprendre des soins qu’elle voulait rendre à un mort.

C’est lui qui l’a trouvée, il s’est tenu der­rière elle, il l’a nommée, et avant de remonter au lieu du Père comme à un autre­ment de sa présence au monde, il l’a envoyée vers ses frères renouer la conversation rompue par sa disparition, mettre avec eux son souffle vivant pour emprunter les pistes ouvertes. Les dis­ciples auront pour tâche d’animer de leur voix propre le souvenir de ses paroles.

Marie est une image de ce que sera l’écriture de l’évangile (toute écriture?), au-delà du vide de la tombe et du passé: un labeur, le labour d’un nouveau terreau où le grain de la parole et de la voix se cultive dans la reprise et les déplacements, pour germer de façon nouvelle.

L’écrivain ne se propose plus lui-même comme auteur du vrai, mais comme vecteur de son avènement dans une filiation assumée et responsable. La vérité est en avant. Qu’un texte soit prophétique, qu’est-ce à dire sinon que ses mots sont antérieurs à sa vérité? Pour cela, il est nécessaire qu’ils ne l’exposent pas mais qu’ils conduisent dans sa direction (interdisant donc la direction opposée), mais sans l’atteindre: car que la marche soit vraie, il n’y en a pas d’autres indices que le relais pris par d’autres textes.

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Paul presse son disciple préféré, le fils que sa lettre vient de légitimer, Timothée, d‘aller à Troas chez un certain Carpos chercher le man­teau et les parchemins qu’il y a laissés. On s’étonne: que viennent faire ici ces indices du quotidien? Et surtout, qu’est-ce que cet infati­gable voyageur qui oublie sa pèlerine? Cet inter­prète chevronné des Écritures qui oublie sa Bible?

Le nom de Carpos, qui littéralement signifie fruit, peut nous aiguiller vers une lecture plus métaphorique du passage: ce que Paul a déposé, c’est un héritage, et il doit fructifier. On devine alors le point de vue adopté par le texte, on comprend qu’il construit des effets de réel: ce sont ses disciples qui parlent. Ils peignent après coup, après sa mort, un portrait de leur apôtre. Paul est parti, mais il a abandonné der­rière lui, comme en une mue, ses peaux, la pelure qui couvrait son corps, ces parchemins-bandelettes, ces membranes couvertes de signes écrits.

À ce niveau de lecture, les noms de Marc et de Luc, les compagnons fidèles qui sont évoqués, pren­nent du relief: n’a-t-on pas déjà là une subtile allusion à des évangiles qui circulent? Ainsi, l’épître accompagne le passage d’une génération à une autre, elle le représente. Le corps a disparu, mais un corpus se transmet. De lui on est sûr, il circule, il est venu jusqu’à nous. Il invite notre lecture, par des allées déjà tracées au fil du temps mais aussi par de petites portes à découvrir.

La deuxième halte, je la ferai dans l’évangile de Marc, à Béthanie, au porche d’entrée du récit de la Passion (14, 1-11). C’est la perte même qui est mise en récit, elle se joue dans le geste d’une femme qui oint Jésus d’un parfum de prix. Le texte est tendu, la Pâque et la fête des pains sans levain auront lieu dans deux jours, les grands-prêtres et les scribes cherchent comment arrêter Jésus pour éviter un tumulte parmi le peuple des pèlerins. La ruse dont ont besoin les puissants prendra le visage de l’un des disciples, Judas, qui le leur livrera contre argent; il ne lui manque que le bon moment.

Entre-temps, Jésus est à table, dans la marge: peu avant le dernier repas qu’il partagera avec ses disciples dans une salle toute préparée, en dehors de Jérusalem, chez Simon le lépreux, homme guéri sans doute mais dont la lèpre tache encore le nom. C’est là qu’il va être ense­veli, pas au bon moment, de son vivant, ou pré­cisément au bon moment: à la tombe, le sabbat passé, quand les femmes apporteront les aro­mates, le corps aura disparu.

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Marie-Madeleine, Allemagne, XVIéme siècle

Une femme. Elle n’a pas de nom, elle arrive du dehors, elle va droit au but, elle verse sur la tête de Jésus allongé un parfum précieux. Elle n’a pas dit un mot. Elle a brisé pour lui non seulement son vase d’albâtre mais les conve­nances du repas. Livré ainsi au milieu du monde, son geste, qui transgresse les usages du monde, appelle interprétation. Les convives s’indignent entre eux, fulminent contre elle, pourquoi cette perte? Sur le mode du conditionnel passé et du regret, ils calculent: on aurait pu vendre le parfum, donner la somme aux pauvres.

Comme le parfum écoulé se perd, le sens est perdu si personne ne l’accueille. Jésus reçoit en sa per­sonne cette perte, il reçoit non l’objet mais la relation que la perte signifie. Elle le touche au lieu même où il va se perdre lui-même, au lieu de sa solitude devant la mort, là où il n’y a plus de comparaison avec autrui.

Il est, lui, à l’heure de la mort, le Pauvre. Ce qu’elle avait, elle l’a fait, dit-il en un rac­courci du langage qui contraste avec la surabon­dance du parfum et de sa description, pur, très coûteux. Jésus traduit le don étrange et comme en toute traduction opère un déplacement, il reporte le parfum de sa tête à son corps et reçoit l’onction amoureuse, ou royale, ou messianique -le texte n’explicite pas plus l’intention du geste que la femme elle-même -comme une onction funéraire, en vue de sa sépulture. Il accorde ainsi à l’incongruité du don une nouvelle pertinence de signification. On peut voir alors dans son corps étendu à table une image de son corps bientôt déposé dans la tombe.

Est-il possible de signifier autrement qu’en métaphore, que par l’acte poétique d’un récit, l’ensevelissement d’un vivant? L’Évangile de Marc donne avec ce geste, et la profusion du parfum qui s’écoule, une image de lui-même en train de se diffuser. Jésus annonce que partout où l’Évangile sera proclamé, mémoire sera faite de ce geste.

L’Évangile est la nouvelle du corps à jamais perdu, qui appelle hors de l’espace de la mort le corps vivant de ses témoins.

La perte reçoit donc en ce récit sa valorisa­tion la plus vive. Elle est mise en scène comme un signe qui appelle une attestation, qui génère le travail des interprétations, elle demande à être racontée. Les qualificatifs mêmes du parfum peuvent se reporter sur elle et sur la relation qu’elle crée: parfum pur, c’est-à-dire non frelaté et  fiable, crédible, et parfum somptueux, c’est-à-dire littéralement, en grec, à finalité multiple. La perte est valorisée comme objet de croyance, elle échappe à toute interprétation totalitaire, s’offre au contraire à une reprise de sens qui se diffracte en représentations plurielles.

A

Comment penser la mission divine qu’ont pressentie en ce jeune maître itinérant ses compagnons de route, et la dette de vie qui les attache à lui? En dépit du rejet par les autorités religieuses et poli­tiques de son temps, qui semblait signer son échec, ses plus proches, qui osent dire, comme en un exorcisme de leur angoisse, qu’ils l’ont abandonné, se sont sentis remis debout, en communion avec lui, et sont partis témoigner de cette faveur de Dieu pour lui et pour eux.

Ils ont commencé à cultiver l’héritage. Ils ont relu alors en sa mort le passage à une nouvelle création. Par lui, ils ont connu la fraternité jusqu’au plus douloureux de l’humain, ont reconnu une souveraineté royale, dans la dignité à se laisser livrer et humilier, ils ont confessé en ce cru­cifié le Fils de Dieu et avec lui sont entrés dans une filiation nouvelle.

Corina Combet-Galland

A suivre …